Par Abdelghani Aichoun
Un dispositif de sécurité sans précédent a été déployé, hier, dans les rues d’Alger, à l’occasion du 118e vendredi du hirak, le 21 mai 2021. Tous les boulevards, rues, placettes ont été bouclés.
A un certain moment, aucun moyen de passer d’un quartier à un autre, ou même d’une ruelle à une autre. Les passants sont stoppés, leurs documents vérifiés et interrogés sur leurs destinations. La rue Hassiba Ben Bouali a été carrément fermée au niveau de la place du 1er Mai. Aucun moyen de passer d’un côté à un autre. Ceci jusque vers 14h30. Certaines personnes ont tenté d’accéder à la Grande-Poste par l’hôpital Mustapha, mais pas moyen aussi. Seul l’accès principal au niveau de la place du 1er Mai a été laissé ouvert. Que ce soit à ce niveau-là ou à la Grande-Poste, rue Asselah, rue Larbi Ben M’hidi, aucun regroupement, même de trois, quatre personnes, n’est toléré. Les citoyens sont «priés» de circuler. «Alger, la bleue», ironisent des passants au vu du nombre de policiers et de véhicules mobilisés sur place, et ceci dès les premières heures de la journée.
Les mosquées, qui accueillent beaucoup de manifestants, ont été aussi encerclées. A Bab El Oued, par contre, où la marche a l’habitude de démarrer, c’est carrément la répression. Le premier groupe qui a tenté de marcher a été réprimé. Plusieurs arrestations ont été enregistrées. «Dès qu’on a essayé d’occuper la rue, ils nous ont réprimés. Plusieurs manifestants ont été embarqués», nous dira un citoyen qui voulait prendre part à la manifestation, comme il le fait, selon ses dires, depuis le début du hirak. «On a tout fait pour éviter les affrontements avec les services de sécurité. C’est pour cela qu’on n’insiste pas. On est responsables. On veut préserver l’aspect pacifique du hirak», a-t-il ajouté. Les manifestants sont restés sur les trottoirs ou dans des ruelles adjacentes au boulevard Mira pendant un moment, avant de se disperser. Entre-temps, des policiers passaient pour leur demander de quitter les lieux. Même chose ailleurs.
Les manifestants dispersés
A la Grande Poste, les quelques personnes qui ont pu franchir les différents cordons de sécurité, s’étant déplacées sur les lieux avant midi et qui ont tenté de se regrouper, ont également été dispersées ou, dans certains cas, arrêtées. En haut de la rue Didouche Mourad, le siège du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) a été bouclé. Arrêté vendredi dernier pendant plusieurs heures, son président, Mohcine Belabbas, a été empêché lui aussi de marcher. «Le siège du RCD a été encerclé après la sortie de Mohcine Belabbas. Plus loin, rejoints par de nombreuses personnes, dont des militants et cadres du parti, la police nous empêche de circuler en face du tunnel des Facultés où le docteur Chibane est interpellé. En face du siège, le militant Saïdani Amar a été interpellé à sa sortie du siège, alors qu’il s’apprêtait à se rendre à l’hôpital», dira l’ancien député et membre du conseil national du RCD, Atmane Mazouz. Plusieurs autres interpellations ont également été enregistrées.
En tout cas, personne ne pouvait tenter quoi que ce soit avec le dispositif déployé hier. «Le dispositif sécuritaire déployé ce vendredi me rappelle le 5 Octobre 1988» [mobilisations sociales réprimées], a écrit sur les réseaux sociaux Fethi Ghares, coordinateur du Mouvement démocratique et social (MDS), lui aussi arrêté durant la marche du 117e vendredi, avant d’être relâché plusieurs heures après. Il faut noter, par ailleurs, que la Société nationale des transports ferroviaires (SNTF) avait annoncé jeudi 20 mai que «les trains de la banlieue d’Alger et les trains intervilles et les grandes lignes seront supprimés vendredi, afin de permettre aux équipes de la maintenance de réparer la panne survenue dans le poste d’aiguillage de la gare d’Agha».
Le tramway a été également mis à l’arrêt durant la journée d’hier. A signaler en dernier lieu que le Comité national pour la libération des détenus (CNLD) a commencé à donner l’identité des personnes arrêtées, dans la capitale ou dans d’autres wilayas, comme ce fut le cas à Annaba, Tlemcen, Béjaïa, Bouira ou Jijel, pour ne citer que ces dernières villes, en fin d’après-midi. Leur nombre n’a pas encore été établi. (Article publié par El Watan, le 22 mai 2021)
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Les marches du Hirak empêchées: et maintenant?
La grande marche d’Alger qui, chaque vendredi, draine au bas mot des dizaines de milliers de personnes, est empêchée pour la deuxième fois de suite.
Le concept de «gestion démocratique des foules» a fonctionné et les manifestants n’ont rien pu faire face au dispositif sécuritaire déployé. Faut-il conclure dès lors à la fin du Hirak, ou tout au moins des manifestations de rue, principal mode d’action du mouvement populaire entamé il y a deux ans?
C’est sans doute aller vite en besogne que de l’affirmer, tant le mouvement a montré des capacités à se régénérer comme lorsqu’il a repris comme au premier jour, le 22 février dernier, après presque une année de trêve pour cause de crise sanitaire.
Tout comme il est hasardeux de soutenir le contraire devant l’intransigeance des autorités, les dispositifs policiers qu’elles déploient et la manière forte à laquelle elles n’hésitent plus à recourir.
Nul ne sait donc de quoi sera fait demain. Le Hirak pourrait bien n’être plus qu’une page qui se ferme dans le long combat du peuple algérien pour la démocratie, comme il peut continuer à peser sur la vie nationale, par les manifestations de rue ou d’autres formes d’action.
Du reste, le mouvement, né dans la contestation du cinquième mandat du président déchu Abdelaziz Bouteflika, a montré au fil des semaines et des mois que son essence principale est le désir partagé de changement.
Et ce désir continuera à être partagé et exprimé d’une manière ou d’une autre tant que le changement réclamé n’aura pas survenu.
En d’autres mots, si le pouvoir parvient réellement à mettre fin aux manifestations hebdomadaires, il n’aura fait, au bout du compte, que casser le thermomètre à défaut de faire baisser la fièvre. Il y a bien un malaise dans la société et le mécontentement est une réalité que ne nient pas mêmes certaines voix officielles.
Le pays s’apprête à se doter d’un nouveau Parlement et la fin ou non des manifestations ne changera rien à la participation des citoyens au scrutin.
Le référendum sur la révision constitutionnelle du 1er novembre dernier avait eu lieu dans un contexte de mise en veille des marches, mais près de quatre Algériens sur cinq l’avaient boudé. Le boycott est une des alternatives à portée de main de la contestation, sans traitement sécuritaire possible.
Un vecteur d’espoir qui a canalisé la colère sociale
Le risque immédiat est donc à ce niveau: doter le pays d’un Parlement mal élu, duquel sera issu un gouvernement sans plus de légitimité, avec comme principale mission de gérer un contexte économique et social pour le moins difficile. Autrement dit, de convaincre la population de faire preuve de patience et d’ajourner ses revendications de travail, de logement, d’un meilleur pouvoir d’achat…
Le malaise n’est, en effet, pas que politique. Il est aussi, et surtout, social. Ces deux ou trois dernières années, le pays a cumulé les facteurs du recul de sa santé économique: baisse des prix du pétrole et de la production d’hydrocarbures, crise sanitaire qui a freiné davantage une activité qui ne carburait pas franchement, fermeture d’entreprises pour des raisons judiciaires ou économiques, instabilité politique, désinvestissement, fonte des réserves de change.
Et il n’a échappé à personne que, paradoxalement, c’est durant cette période que la colère sociale s’est le moins exprimée.
Les mouvements sociaux, grèves et coupures de routes, étaient plus fréquents dans les années du pétrole cher. Le paradoxe ne peut s’expliquer que par l’effet du Hirak et de l’espoir qu’il a suscité.
Dans les interventions des acteurs du mouvement ou les slogans des manifestants on a entendu tel un leitmotiv la nécessité de mettre de côté les soucis sectoriels à chaque fois qu’une catégorie sociale ou professionnelle est tentée de faire entendre son désarroi.
L’idée était de concentrer l’effort sur le changement politique duquel découlera la solution au reste des problèmes. On se souvient que même les harragas [migrants qui prennent la mer] avaient subitement cessé de prendre la mer dans les premières semaines du Hirak.
Quand bien même il a contesté le pouvoir avec véhémence et parfois jusqu’au chauvinisme, le Hirak a servi de vecteur d’espoir qui a canalisé toutes les colères, toutes les frustrations et évité au pays les affres de l’explosion sociale.
Qu’en sera-t-il une fois qu’il aura cessé d’être sur le terrain dans un pays où les espaces d’expression libre sont fortement réduits, pour ne pas dire inexistants?
Prévoir la suite des événements à ce stade est un exercice difficile, mais il n’en reste pas moins que la fin du Hirak risque de ne pas sonner le retour de la stabilité. (Article publié sur TSA, le 22 mai 2021)
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