Par Panagiotis Grigoriou
Vassilis Rapanos, l’ancien président de la Banque nationale de Grèce, a donné sa démission le lundi 25 juin. Officiellement, cette première défection d’un officier du nouvel équipage du navire… Hellenic est motivée ou «motivée» par des raisons de santé. Antonis Samaras, le capitaine, victime d’un décollement de la rétine (il a subi samedi avec succès une opération au laser), a immédiatement accepté cette démission. Vassilis Rapanos a été hospitalisé à l’hôpital privé et huppé Ygeia, après un malaise. Les mauvaises langues prétendent que «le banquier II» serait en désaccord avec Samaras sur le choix des collaborateurs, voire même sur celui de la politique à adopter («le banquier I» restera à jamais… l’inégalable Papadémos). Mais un tel équipage n’est pas capable ni formé à d’autres manœuvres que celles prévues par les vrais tenants de la Reichsmarine: l’Hellenic se sabordera par mer agitée comme tous les autres navires de la flotte du sud. Première «Rapanade»?
Les rumeurs font état du mécontentement alors grandissant de Rapanos, car le banquier n’aurait pas réussi à placer au gouvernement, tous ses amis et collaborateurs depuis le cercle Simitis [le cercle lié au premier ministre grece Costas Simitis, en fonction de janvier 1996 à mars 2004]. Est-ce vraiment une affaire importante? La première classe, plus de la moitié de la seconde, ainsi qu’un tiers de la troisième ont fait élire Samaras et les autres mémorandonautes, le confirmant contre toute attente au gouvernail. Les premières victimes du naufrage depuis leur troisième classe demeurent encore dans l’illusion de insubmersibilité du navire… dont les compartiments étanches de la cohésion sociale ont déjà sauté.
Nos médias se focalisent sur «l’affaire Rapanos» ou sur celle de Dimitris Avramopoulos [Nouvelle Démocratie, ministre des Affaires étrangères], leur accordant une importance injustifiée et cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Avramopoulos, le no 2 du gouvernement suivant les termes de la «Constitution», devrait se rendre à Bruxelles pour représenter l’Hellenic au sommet de l’euro-flotte hantée. Mais finalement c’est le chef de l’Etat, Carolos Papoulias [PASOK], qui sera en tête d’une équipe «gouvernementale». Pourtant, il a été annoncé officiellement que Dimitris Avramopoulos conduirait l’équipage «grec». Cafouillage pour ne pas dire «rapanade» encore. Mais sans importance, car l’important réside ailleurs, comme d’habitude: une sorte de nouveau superviseur nommé depuis le pont de la Reichsmarine coordonnera les manœuvres du petit navire de l’Egée jusqu’à sa perte finale [1].
On vient aussi d’apprendre que le… porte-avions chypriote s’est adressé lundi aux mêmes superviseurs: «Chypre a demandé lundi 25 juin l’aide financière de la zone euro pour renflouer son secteur bancaire, selon un communiqué officiel. “Le gouvernement de la République de Chypre a informé aujourd’hui les autorités européennes compétentes de sa décision de présenter à la zone euro une [demande d’]aide financière”, selon le communiqué, selon lequel cette aide vise à “contenir les risques pour l’économie chypriote […] provenant de son secteur financier, très exposé à l’économie grecque”, sans préciser le montant demandé.» (Le Monde en ligne, 25 juin 2012) Selon une partie de la presse à Nicosie, le mémorandum chypriote serait déjà préparé par l’Allemagne [2].
Antonis Samaras est sorti de l’hôpital, mais il doit rester à domicile. Les Troïkans retarderont leur visite à la colonie de quelques jours. «Nous avons gagné un court répit, c’est grâce au mauvais œil fait au gouvernement, qu’ils crèvent tous et avec, ceux qui ont voté pour eux», croit savoir une partie du peuple s’exprimant ainsi dans la rue.
Sauf que ces derniers jours les discussions deviennent moins animées que d’habitude. Lassitudes. Le temps de l’immédiateté historique s’allonge de nouveau, prétendument calqué sur un calendrier politique et parlementaire devenu improbable. «J’en ai assez, j’ai envie de partir une semaine ou deux, changer d’univers, ne plus devoir m’occuper du gouvernement, de la Troïka, des élections, de mon frère au chômage depuis deux ans, du chaton arrivé en avril et qui n’est plus un chaton, de ma mère malade, des médicaments chers et introuvables, j’ai un ami à Volos, c’est déjà la mer, je lui téléphonerai. J’apporterai mes livres et mes CD, je n’ai plus envie d’être mêlé aux affaires communes, elles n’existent plus de toute façon depuis longtemps, je pense partir très prochainement, en juillet, car mon salaire est encore versé et il faut en profiter», telle est la récente volonté et désir de mon ami S.P. instituteur, avant l’inconnue suivante et finalement permanente. Ne pas voter SYRIZA ne lui a pas épargné ce sentiment d’insécurité, sans pour autant regretter son choix. Entre-temps, Alexis Tsipras [dirigeant de SYRIZA] est devenu père pour la deuxième fois ce mardi matin, ce qui n’influence pas non plus le vote de mon ami de vingt ans, c’est normal.
Le temps du vote est passé. Une opportunité historique dans tout son momentum potentiellement propice a été perdue. A gauche on analyse encore le vote, sa sociologie, ses conséquences et les tendances supposées du futur. On remarque aussi fort justement que l’éclatement, puis l’échec dans la coordination de ce qui aurait pu devenir un grand mouvement anti-mémorandum ont hypothéqué les chances d’une première victoire, électorale au moins. Pour de nombreux électeurs issus des formations de gauche, le parti communiste serait irresponsable et fautif, car il s’illusionnerait sur la future révolution mais… relevant du siècle prochain. Donc à la saint-glinglin. En tout cas, la moitié des électeurs du vieux KKE (PC) l’ont quitté au profit de SYRIZA. Certains n’avaient jamais voté en faveur d’une autre formation politique et ceci depuis toujours. Ainsi la vie et le temps se résument et se déclinent au seul présent : agir maintenant au risque de se tromper mais agir. Etrange ironie pourtant du fait politique: la crise systémique a également ébranlé le plus vieux parti politique du pays [le KKE,par rapport à la ND et au PASOK] se réclamant de l’anti-systémisme le plus virulent.
Dans un entretien accordé au journal Epohi (proche de SYRIZA, 24 juin 2012), l’analyste et journaliste à la BBC, Paul Masson, propose sa grille de lecture: «Ce que je viens de décrire dans mon livre [Why It’s Kicking Off Everywhere: The New Global Revolutions], c’est l’avènement d’un individualisme politique nouveau, potentiellement renforcé par la surcapacité communicative des réseaux temporaires. La manifestation classique prend alors la forme de l’attroupement. On se met ensemble, on prétend se mettre d’accord entre nous, puis on rentre à domicile, selon un agenda personnel pour tout un chacun, individuellement distinct, ce qui est très différent de toute autre forme de lutte politique organisée, selon les pratiques historiquement issues du 20ème siècle. C’est évident, la nouvelle forme de lutte et de contestation comporte une faiblesse de taille : elle ne peut pas prendre le pouvoir (…). J’ai l’impression que nous entrons dans une «période technologique» ascendante, capable de redonner du souffle au capitalisme, supposant que son principal problème serait économique. Sauf que l’essor technologique se heurte déjà à une certaine «intellectualité» alors supposée «externe» au système: le vieillissement des populations (…), l’épuisement des ressources énergétiques et le changement climatique. Je suis un admirateur de Kondratiev, ce brillant économiste soviétique [Nikolaï Dmitrievitch Kondratiev, 1892-1938, directeur de l’Institut des Conjonctures Economiques au Commissariat du Peuple aux Finances], assassiné en 1938 car ses théories gênantes démontrant que le capitalisme reprendrait son expansion après chaque grande crise cyclique laissent à penser que ce dernier réinstaure et réinvente à chaque fois les stéréotypes et les liens entre l’Etat, les entreprises privées, le système monétaire et enfin la justice sociale (…). Si je ne me trompe pas, entre 2010 et 2020 on déterminera dans quelle mesure le processus global restera sous le contrôle des élites, ou passera aux mains des mouvements populaires (…). Ces derniers, tout comme les élites, se trouvent pourtant dans la plus totale confusion idéologique.»
J’y ajouterais qu’un phénomène d’une nouvelle stratification sociale en termes «de méta-classes» est en train de naître en Grèce et bien au-delà. De ce point de vue, le «Mémorandum durable» est déjà un succès. Le temps est à la mutation et non pas à la révolution. Le mouvement des «indignés» d’il y a un an – c’est-à-dire très très loin – a cristallisé deux versions du possible (à part une certaine amorce dans la cogestion citoyenne à confirmer): SYRIZA et l’Aube dorée, la troisième version du futur est celle imposée par la bancocratie et le totalitarisme de l’UE pour dire les choses clairement.
L’historien Spyros Asdrachas pense que «le danger consiste non pas à voir les gens apeurés se tourner vers l’Aube dorée, mais plutôt à la mutation possible des attitudes de gauche et de gauche communiste en attitudes nazies» (Epohi, 24 juin 2012). Sur le site de l’Aube dorée, un texte récent, recomposant en partie les conclusions d’un article paru dans le journal (mémorandiste) Ta Nea (23 juin 2012), se réjouit déjà du passage de l’électorat populaire et communiste à l’extrême droite: «cette tendance qui n’a pas été encore très claire durant ces élections se confirmera par son ampleur lors des scrutins futurs».
L’anthropologie au quotidien confirme ce temps des mutations. Ces derniers jours, des employés restants utilisent parfois, une à deux fois par semaine, leurs voitures pour se rendre au travail: «La situation dans les transports en commun se dégrade, vols, insultes, agressions, incivilités et mendicité nous obligent à ressortir la voiture, de toute façon les bouchons ont pratiquement disparu», témoigne Nikos, rencontré dans un quartier d’Athènes.
A part les déboires du navire… Hellenic, le F/B Nissos Chios [paquebot] a heurté un bloc de béton dans sa manœuvre d’accostage au port de Tinos [île du nord des Cyclades]. C’était sous la tempête, le 16 juin dernier. Les marins dénoncent la mauvaise conception du nouveau port, toujours inachevé. Le bateau, escorté par deux autres navires et épaulé d’un remorqueur, a pu finalement accoster à Syros [autre île des Cyclades] et ainsi débarquer ses passagers. Les réparations seront longues, la fissure sur la coque au niveau de la poupe (1m sur 1,5m et d’une profondeur de 2m) a provoqué l’arrêt de la machine principale gauche, au moment où les compartiments V12 et V13 ont été inondés. Par chance, ces derniers sont réellement étanches et le capitaine Makis Kastoris (selon le site Nautilia.gr) a su réagir. Contrairement au Titanic, à l’Hellenic ainsi qu’à la chaloupe de l’euro. Son ancien capitaine Valéry Giscard d’Estaing [allusion à son rôle dans la création de l’euro] s’alarme à travers les colonnes du Monde, mais son texte («Il faut créer une organisation de coordination de la zone euro, et vite», 22 juin 2012) serait plutôt une eulogie funèbre par anticipation.
Mon ami instituteur n’a jamais lu Kondratief, n’a plus les moyens de sillonner l’Egée et partira pour Volos. «Le temps concédera un instant», écrivait notre poète Elytis [Odysséas Elytis, 1911-1996]. C’est vrai que notre rapport au temps et à sa perception demeure autrement plus chaotique que celle qui prédomine parfois ailleurs, et seuls nos animaux domestiqués ou semi-domestiqués demeurent imperturbables dans leur heureuse achronie. Nous doutons par contre sur le prétendu «sérieux» du temps bancocrate, «rapanades» ou pas. Une jeune femme âgée de 24 ans s’est jetée dans la mer la nuit dernière (le 25 juin), depuis le pont supérieur du F/B Knossos Palace au large de l’île de Milos sur le trajet entre le Pirée et la Crète. Elle a été sauvée et récupérée par un voilier après une organisation et une coordination de la procédure d’alerte déclenchée avec succès. Elle serait la fiancée de Nikos, un jeune Crétois, assassiné par des malfrats il y a quelques semaines à Athènes.
Après tant d’années de Mykonos, la route d’Ithaque collective n’est pas facile à trouver. Les médias annoncent que Yannis Stournaras est «notre» prochain ministre des Finances, un banquier fréquentant la Commission de Bruxelles, proche de Simitis (architecte de l’adhésion de la Grèce à la zone euro et de la Grèce… Mykonienne comme on sait).
Nos malades du cancer sans médicaments manifestent encore aujourd’hui au Pirée et à Salonique. Une cellule psychologique gratuite est sur place, et eux, entre la vie et la mort. Naufragés….
Dernière minute
Le ministre délégué chargé de la Marine marchande, Georges Vernicos, vient aussi de donner sa démission ce mardi soir. Ami de Venizelos, il était entré au gouvernement sur proposition du PASOK. Cet ancien opposant à la précédente dictature (celle des colonels), et armateur lui-même, a été contraint à la démission, suite à un vif rappel des règles (restantes), depuis SYRIZA. En effet, dans un communiqué daté du 26 juin, SYRIZA souligne «que selon la loi N 3849/2010 (article 6), la fonction ministérielle est incompatible avec la participation à une société de type offshore, comme c’est le cas de Georges Vernicos et de la société VERNICOS OFFSHORE GROUP S.A. dont le siège est installé aux îles Marshall. Le gouvernement ainsi que le ministre délégué doivent clarifier la situation et fournir les explications nécessaires.» Cette première victoire de SYRIZA, à la veille même de l’ouverture de la session parlementaire, reste symbolique. Mais elle démontre déjà que la Bancocratie III n’aura pas la tâche facile.
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[1] Le quotidien économique français Les Echos du 26 juin 2012 (p. 7) indique que la demande d’un délai supplémentaire pour appliquer le plan d’austérité réclamé par les créanciers est accueillie avec froideur à Bruxelles: «Oui à un délai supplémentaire, mais non à une réécriture du programme.» A Bruxelles, on s’appuie sur un rapport des services grecs concernant le nombre de fonctionnaires: «Au total, la Grèce comptait, fin 2011, 668’035 fonctionnaires contre 692’301 à fin 2010, soit une diminution de 3,5%! Bien loin des 150’000 suppressions de postes promises dans le deuxième plan d’aide… A Athènes, la «task force» de la Commission européenne (17 personnes à Athènes et 35 à Bruxelles) reconnaît que toutes les décisions ont été retardées.» Cela donne le ton des rapports entre l’UE et l’administration et le gouvernement grecs. (Réd.)
[2] La Russie a montré des largesses envers Chypre (prêt de 2,5 milliards d’euros en 2011): elle est intéressée aux ressources pétrolières de la région et essaie de jouer une petite carte. Les Echos (26 juin) indiquent: «De source européenne, le plan d’aide [avec ses conditionnalités d’austérité] s’inscrira dans une fourchette comprise entre 2 milliards et 10 milliards d’euros, selon que l’aide sera circonscrite aux banques ou couvrira l’ensemble de l’économie.» Les banques chypriotes déclarent que la structuration du secteur bancaire grec (auprès duquel elles étaient fort engagées) leur a fait perdre 4 milliards d’euros. (Réd.)
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