
Par Doug Henwood
Nous nous dirigeons vers ce qui pourrait être une période économique difficile, avec le pire leadership imaginable.
Ces derniers mois ont été difficiles pour les analystes de données économiques. La fermeture du gouvernement fédéral (shutdown de 43 jours) a entraîné une interruption du flux habituel de statistiques officielles, et ceux d’entre nous qui utilisent ces chiffres pour comprendre le paysage économique et social se sont retrouvés dans un flou marqué. Certes, certaines statistiques du secteur privé étaient disponibles, mais, manquant de rigueur, de transparence, d’intérêt réel et historique, elles ne constituaient qu’un piètre substitut aux données officielles.
Le flux est revenu, avec beaucoup de retard à rattraper. Le 20 novembre, le rapport mensuel sur l’emploi pour septembre du Bureau of Labor Statistics (BLS) a été publié; sa publication était initialement prévue pour le 3 octobre. Et le 16 décembre, nous avons reçu les rapports d’octobre et de novembre ensemble; celui d’octobre aurait normalement dû être publié le 7 novembre, et celui de novembre le 5 décembre. Les rapports mensuels sur l’emploi sont probablement le meilleur aperçu de la manière dont «l’économie» se traduit dans la vie concrète des gens. Les trois derniers rapports ne sont pas très encourageants: la croissance de l’emploi a été faible et le chômage a continué à augmenter.
Avant d’entrer dans les détails, quelques remarques techniques. Ce rapport mensuel sur l’emploi s’appuie sur deux enquêtes, l’une menée auprès de 60’000 ménages, l’autre auprès de 121’000 employeurs, connue sous le nom d’enquête sur les salaires ou les entreprises. Il s’agit d’enquêtes à très grande échelle; un sondage d’opinion type ne porte généralement que sur un échantillon d’environ 1000 personnes. L’enquête sur les salaires est la source d’informations telles que «les employeurs ont créé 64’000 emplois en novembre» (ce qu’ils ont effectivement fait). L’enquête auprès des ménages est la source principalement du taux de chômage, mais elle fournit également de nombreuses données démographiques sur l’emploi (âge, niveau d’éducation, origine ethnique, sexe, temps plein ou temps partiel, etc.).
En raison de la fermeture, le BLS n’a pas pu mener l’enquête auprès des ménages pour le mois d’octobre, ce qui constitue la première interruption depuis le début de l’enquête mensuelle en 1948. Les employeurs transmettant leurs rapports par voie électronique, il n’y a pas eu d’interruption dans l’enquête auprès des entreprises.
Quelques mots sur chaque enquête
L’emploi total selon l’enquête auprès des entreprises a diminué de 105’000 en octobre et n’a augmenté que de 64’000 en novembre. (Pour mettre les choses en perspective, il y avait au total 159,6 millions d’emplois en novembre 2025.) La raison de la forte baisse enregistrée en octobre est la suppression de 162’000 employés fédéraux. Les coupes budgétaires de Donald Trump s’étaient progressivement manifestées au cours des premiers mois de cette année, mais cette baisse-ci a été particulièrement importante. L’emploi total a encore diminué de 6000 en novembre. Depuis janvier, l’emploi fédéral a baissé de près de 300’000, passant de 3,0 millions à 2,7 millions, soit une baisse de 9%. En pourcentage de l’emploi total, il représente 1,7%, soit le niveau le plus bas depuis le début des statistiques mensuelles sur les salaires en 1939. D’une manière ou d’une autre, l’idée que l’emploi fédéral est pléthorique et hors de contrôle s’est en quelque sorte imposée, mais sa part dans l’emploi total n’a cessé de diminuer depuis son pic de 1952.
Mais l’emploi privé n’a guère compensé les pertes massives enregistrées dans le domaine fédéral. Au cours des deux mois, les employeurs privés ont embauché 121’000 travailleurs, un chiffre qui aurait été considéré comme faible pour un seul mois selon les normes récentes. Plusieurs secteurs importants – la finance, le commerce de détail, l’industrie manufacturière, les transports et le stockage, les services professionnels et commerciaux, ainsi que les loisirs et l’hôtellerie – ont soit à peine gagné, soit perdu des travailleurs et travailleuses. Les pertes dans certaines branches, inférieures à une modeste augmentation globale, ne sont pas des signes encourageants. La progression pour l’année se terminant en novembre n’était pas non plus éclatante: seulement 0,6%, soit moins de la moitié du taux enregistré au début de l’année.
Parfois, les enquêtes auprès des ménages et des entreprises brossent des tableaux différents, laissant les analystes honnêtes perplexes et ceux qui ont un intérêt à promouvoir le scénario le plus attrayant comme étant la «véritable» réalité. Ce n’est pas le cas cette fois-ci: les deux scénarios sont peu encourageants.
Le nombre d’emplois recensés dans l’enquête auprès des ménages a progressé en moyenne de 48’000 au cours des deux mois, soit moins d’un sixième de la moyenne de 2024. (Selon l’enquête auprès des ménages, 163,7 millions de personnes avaient un emploi. L’enquête auprès des entreprises recense les emplois, tandis que l’enquête auprès des ménages recense les personnes ayant un emploi.) Parmi ces gains, 1,3 million étaient des emplois à temps partiel, soit plus que le total, car l’emploi à temps plein a diminué de 983’000. Parmi les travailleurs et travailleuses à temps partiel, les trois quarts ont été classés comme «à temps partiel pour des raisons économiques», ce qui signifie qu’ils voulaient un emploi à temps plein mais n’ont pu trouver qu’un emploi à temps partiel. Le taux de chômage a légèrement augmenté pour atteindre 4,6%, soit une hausse de 0,4% sur l’année et le taux le plus élevé depuis plus de huit ans (si l’on exclut les mois de pandémie de Covid). Le chômage des Noirs a atteint 8,3%, soit une hausse de près de deux points par rapport à l’année dernière. Le chômage des adolescents a atteint 16,3%, soit une hausse de plus de trois points.
Ce rapport n’est pas catastrophique, mais il donne une impression de pré-récession. Le ralentissement de la croissance de l’emploi et la hausse du taux de chômage ressemblent beaucoup à la situation de fin 2007, juste avant le début de la Grande Récession. Et il est possible que la situation soit pire qu’elle ne le semble. Entre autres choses, les renvois de migrant·e·s constituent un véritable défi pour les statisticiens du BLS, et le président de la Réserve fédérale (Féd), Jerome Powell, qui est connecté à un formidable réseau de renseignements composé d’employeurs, de banquiers et d’analystes, pense que la croissance de l’emploi est en réalité proche de zéro (Wall Street Journal, 10 décembre 2025). Mais avec une inflation obstinément élevée – même si nous aurons deux autres rapports sur les prix à la consommation avant la prochaine réunion de politique monétaire de la banque centrale le 28 janvier, ce qui pourrait changer la donne –, il n’est peut-être pas disposé à réduire les taux d’intérêt [1].
Les récessions sont néfastes, même si elles sont récurrentes et apparemment inévitables dans le capitalisme – nous en avons connu treize depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, soit une tous les six ans. Ce qui est frappant dans la conjoncture actuelle, comme le soulignent les théoriciens, c’est que les problèmes structurels de l’économie états-unienne sont plus importants que la phase du cycle économique dans laquelle nous nous trouvons. Les investissements consacrés aux centres de données d’intelligence artificielle (IA) par une poignée d’entreprises technologiques, qui sont de plus en plus importantes et financées par des emprunts de plus en plus élevés, ont été le principal moteur de la croissance économique au cours de l’année dernière, même s’il y a peu de preuves d’un retour sur investissement de cette frénésie. (Il est récemment apparu, par exemple, que presque personne n’utilise Copilot de Microsoft, ce qui est une bonne nouvelle pour les utilisateurs d’Office.)
Mis à part la frénésie autour de l’IA, il n’y a pas beaucoup de dynamisme [cette conjoncture est souvent qualifiée de conjoncture en forme de K]. Trump fait de son mieux pour détruire ce qui pourrait être des secteurs dynamiques de l’avenir, comme les énergies propres et les transports, mais son attachement atavique pour les combustibles fossiles et les véhicules gourmands en carburant lui a fait céder le leadership dans ces domaines à la Chine. Il en va de même pour sa guerre contre la science. Et l’expulsion des travailleurs immigrés, que J.D. Vance et ses amis rendent responsables de tous nos problèmes, est plus susceptible de réduire l’emploi des autochtones que de le développer [2].
Nous nous dirigeons vers ce qui pourrait être une période économique difficile avec le pire leadership imaginable. (Article publié sur le site Jacobin le 17 décembre 2025; traduction rédaction A l’Encontre)
Doug Henwood, ex-rédacteur en chef de Left Business Observer, est animateur de Behind the News. Il est l’auteur de nombreux ouvrages.
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[1] «Selon un autre indicateur publié vendredi, cette fois de l’Université du Michigan, le moral des consommateurs est en légère amélioration, mais reste plombé. “Dans l’ensemble, les consommateurs n’ont pas l’impression de bien s’en sortir, a indiqué à l’AFP la directrice de l’enquête”, Joanne Hsu. “Ils sont très, très frustrés par rapport aux prix élevés, et ils voient dans le même temps que les perspectives sur le marché du travail sont moins bonnes et redoutent d’être personnellement touchés”, a-t-elle ajouté. Résultat: “Ils pensent très largement que l’inflation va augmenter plus vite que leur revenu.”Selon le rapport PCE [Personal Consumption Expenditures, indice préféré de la Fed], le revenu disponible n’a augmenté que de 0,1 % sur un mois en septembre, une fois l’incidence de l’inflation prise en compte.» (Radio Canada, 6 décembre 2025) – (Réd.)
[2] J.D. Vance, lors de la conférence de Turning Point USA le 21 décembre, a déclaré: «[Les démocrates] sont des marionnettes. En fait, ils ne comptent pas. Ce sont des pions dans une machine qui veut vous appauvrir et vous rendre moins forts et qui veut vous rendre moins en sécurité dans un pays construit par vos ancêtres. Le président Trump et moi faisons tout ce que nous pouvons pour casser cette machine […]. Lorsque notre pays perd, ils s’enrichissent. Lorsque vous devenez plus pauvres, ils embauchent de nouveau les clandestins pour prendre vos emplois. Ils boivent des vins raffinés dans les pays vers lesquels ils ont délocalisé vos emplois. Ils vous censurent parce qu’ils préfèrent détruire la Constitution que de perdre un débat. Ils amènent des millions d’électeurs [de l’étranger] parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent pas remporter un débat avec les personnes déjà ici. Et savez-vous ce qui les unit encore? On va leur botter le cul en novembre prochain [élections de mi-mandat] et chaque année qui suivra. […] La seule chose qui a vraiment servi d’ancre aux Etats-Unis d’Amérique est que nous avons été et serons toujours, par la grâce de Dieu, une nation chrétienne.» (Le Monde, 24 décembre 2025) – Réd.

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