Boris Kagarlitsky: «Les conditions économiques préalables à une paix»

Boris Kagarlitsky

Par Boris Kagarlitsky

Évaluant la situation économique de la Russie à la fin de l’année 2025, Ekaterina Shulman, qui a été désignée «agent étranger» par le régime, a suggéré que le pays était à court de ressources financières et de main-d’œuvre. Et en effet, tout porte à croire que quelque chose vient à manquer. Seulement, ce n’est pas l’argent, du moins pas principalement. L’État ne sera jamais à court de ressources financières.

La particularité de la pensée des experts libéraux est qu’ils réduisent tout à une question financière. Or, l’argent n’est qu’un instrument utilisé pour redistribuer d’autres ressources. Bien sûr, si on l’imprime sans discernement, il perd de sa valeur. Nous connaissons des époques où même l’or et l’argent se sont dépréciés. Mais la question fondamentale est de savoir quelles ressources sont distribuées, et comment, par le biais des dépenses publiques. Et ces ressources sont toujours limitées (ce qui est, en général, l’essence même de l’économie en tant que science de la gestion des ressources rares); elles ont vraiment tendance à s’épuiser.

Les personnes, réserve de personnel pour la guerre et la production, sont également une «ressource», et une ressource extrêmement limitée. L’époque où, comme un officier russe du XVIIIe siècle, on pouvait partir du principe que «les femmes donneront simplement naissance à d’autres enfants» est révolue depuis longtemps. Mais en temps de guerre, d’autres ressources posent tout autant de problèmes: le métal, le carburant, l’électricité, la capacité ferroviaire, les équipements qui deviennent obsolètes et s’usent, etc. Le résultat d’une campagne militaire dépend dans une large mesure de la manière dont tous ces moyens sont répartis.

Le célèbre économiste soviétique Yu. V. Yaremenko [1935-1996], développant le concept d’économie à plusieurs niveaux, a attiré l’attention sur le fait que les ressources diffèrent également en termes de qualité. Tout comme le métal peut être de bonne ou de mauvaise qualité, les spécialistes peuvent être de premier ordre ou peu compétents. En Union soviétique, le complexe militaro-industriel, dont le volume était illimité, absorbait toutes les meilleures ressources. Les autres secteurs de l’économie devaient compenser le manque de qualité par la quantité. Et plus la priorité d’une branche était faible, plus la situation était mauvaise.

Si nous revenons à la question des ressources humaines [en Russie aujourd’hui], il s’avère que dans le cadre d’une telle approche la production civile commence à souffrir d’une pénurie chronique de main-d’oeuvre, même si, sur le papier, il semble y en avoir suffisamment. Après tout, les meilleurs spécialistes sont précisément nécessaires là où les ressources sont rares et où leur intelligence, leur talent et leur expérience peuvent redresser la situation, trouver une issue, inventer quelque chose de nouveau. Mais dans la pratique, c’est l’inverse qui se produit. Les meilleurs esprits techniques sont déjà regroupés dans l’industrie de la défense, tandis que les autres secteurs sont maintenus à un niveau minimal.

Le problème est que la crise croissante de la production civile commence à affecter l’économie dans son ensemble, se propageant de bas en haut. En fin de compte, les travailleurs et travailleuses de l’industrie de la défense ont eux aussi besoin d’acheter des vêtements et des œufs, d’emmener leurs enfants à la crèche et à l’école, de se faire soigner dans des cliniques, etc. Les dirigeants du pays reconnaissent le problème, mais c’est là que surgissent les difficultés financières. Et dans l’économie capitaliste de marché de la Russie, celles-ci s’avèrent encore plus importantes que dans l’économie planifiée et administrative de l’Union soviétique.

Comme nous l’avons déjà souligné, les économistes libéraux, y compris ceux qui travaillent au sein du gouvernement, considèrent tout problème comme un problème de ressources financières et le résolvent en conséquence. Dans des conditions «normales», cela fonctionne plus ou moins, mais pas en situation de crise. Les situations de crise se distinguent précisément par le fait que les méthodes habituelles non seulement ne produisent pas l’effet escompté, mais aggravent souvent les choses.

La spécificité de la crise actuelle réside dans le fait que les autorités économiques, en totale conformité avec la doctrine de la gestion financière, se préoccupent non seulement de couvrir une pénurie objective de ressources par des injections d’argent supplémentaires (une pénurie qui ne disparaîtra de toute façon pas), mais aussi de maintenir la stabilité: en 2025, le financement des secteurs et des projets prioritaires est assorti d’une austérité stricte et d’une politique budgétaire encore plus stricte, dans le but de freiner la hausse des prix et d’équilibrer le budget. Le principal résultat de cette approche est l’aggravation des déséquilibres dans l’économie et la société.

La théorie monétaire moderne (TMM), une alternative à l’économie libérale classique, est beaucoup plus indulgente envers l’impression de monnaie et ne voit pas de catastrophe majeure dans un déficit budgétaire accru, qui à la fin de 2025 avait déjà dépassé les quatre mille milliards de roubles. Mais il y a une nuance importante: les théoriciens de la TMM proposent d’affecter les fonds supplémentaires là où il existe des ressources sous-utilisées qui peuvent être mises en circulation grâce au financement public. Par exemple, vous disposez d’un gisement de minerais, mais vous n’avez pas d’investisseurs. Ou vous avez de nombreux chômeurs qui peuvent être employés à des travaux socialement utiles.

Dans notre situation, tout est exactement le contraire. La Banque centrale et le ministère des Finances n’investissent pas là où il y a un potentiel de ressources, mais là où il n’y a plus de ressources disponibles. Et l’augmentation des financements ne les fera pas apparaître. Le métal ne se fondra pas tout seul, et les soldats ne sortiront pas de terre, même si vous semez toute la terre avec des dents de dragon [défenses anti-chars], comme l’ont fait les héros d’un mythe ancien.

De plus, il existe une autre ressource limitée: le temps. Seul Dieu en dispose en quantité infinie, et même cela dépend de son existence. Pour les mortels, le temps est non seulement limité, mais aussi non renouvelable. En d’autres termes, en raison d’erreurs passées et d’occasions manquées, il est souvent impossible de rattraper le temps perdu.

Au printemps et à l’été 2024, alors que l’économie nationale semblait assez bien faire face aux sanctions [internationales] et au fardeau des dépenses militaires, des mesures auraient pu être prises pour rationner les ressources afin de protéger le secteur civil contre les pénuries et le système financier contre la hausse spontanée des prix [1]. Mais pourquoi s’en préoccuper, si à ce moment-là tout semblait aller bien? Et si, comme beaucoup s’y attendaient, un accord de paix avait été conclu entre l’automne 2024 et le printemps 2025, les difficultés temporaires n’auraient probablement pas dégénéré en une crise à part entière.

Mais ce moment est déjà passé. La pénurie de ressources s’est intensifiée, prenant pour les autorités la forme d’une grave pénurie de liquidités. Une augmentation supplémentaire du financement des secteurs et des programmes prioritaires ne fera qu’aggraver les déséquilibres et déstabiliser définitivement le système monétaire, tout en aggravant la crise sociale, lorsque des secteurs entiers de l’économie et des groupes sociaux laissés avec des rations de famine seront incapables de fournir le niveau minimum d’investissement nécessaire à leur propre reproduction.

Les autorités comprennent parfaitement cette situation, et c’est pourquoi le calme des cercles dirigeants croît strictement proportionnellement à l’aggravation de la crise.

Mais le problème n’est pas seulement que l’aggravation de la crise exigera inévitablement une redistribution inverse des ressources vers les secteurs civils; il est également dans le fait que des questions politiques et idéologiques se posent, questions qui ne peuvent être éludées que tant que les actions militaires se poursuivent.

De plus, cette redistribution inverse sera associée à toute une série de décisions difficiles. Elle peut être mise en œuvre par des méthodes de marché ou administratives, de manière efficace ou non, mais dans tous les cas elle est incompatible avec l’intensification de l’effort de guerre. Et même si tout est fait avec habilité, l’émergence de nombreuses difficultés et conflits en cours de route est inévitable.

La compréhension de cette situation par les dirigeants de la Russie contribue également à la volonté de laisser les choses telles quelles pendant un certain temps, sans prendre de mesures irréversibles. Seulement, reporter les décisions à un avenir indéfini non seulement ne facilite pas le choix, mais aggrave les problèmes existants.

En fin de compte, les autorités devront prendre des décisions précisément politiques. Ici, peut-être, nous devons mettre un terme à notre analyse.

(Article publié pour la première fois en russe sur Rabkor: contraction de Rabotchi korrespondent (Correspondant des travailleur). Ce journal électronique de gauche a été fondé en 2008 par l’équipe de l’Institut de la Globalisation et des mouvements sociaux. Totalement indépendant, il se donne pour mission d’offrir aux lecteurs «une analyse des événements politiques et sociaux, une plateforme de débats et une large information sur l’évolution des mouvements sociaux en Russie et dans le monde». Traduction du russe en anglais par Dmitry Pozhidaev (Links), traduction et édition en français par la rédaction d’A l’Encontre)

Boris Kagarlitsky, après avoir été qualifié «d’agent étranger», a été condamné en 2024 à 5 ans de prison étant donné ses déclarations concernant la dite «opération spéciale» en Ukraine.

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[1] Selon un article du site Le Grand Continent du 21 décembre 2025: «Malgré une baisse du taux d’inflation mesuré par la Banque centrale [8,9% en novembre 2024 et 6,6% en novembre 2025], les Russes ont le sentiment de faire face à des prix plus élevés. Les enquêtes réalisées auprès des consommateurs indiquent que la population estimait en novembre 2025 que l’inflation s’élevait à 14,5 %, soit plus du double du taux mesuré. L’écart entre l’inflation perçue et mesurée s’élève en moyenne à 6,6 % par mois depuis le début de l’année, contre 5,8 % en 2022. Les plus précaires ont été plus touchés par la hausse du prix des produits alimentaires, qui occupent une part plus importante dans leur budget (45 % pour les 10 % les plus modestes, contre 17 % pour les 10 % les plus riches).» (Réd.)

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