
Par Ian Angus
«La plus alarmante de toutes les agressions de l’homme contre l’environnement est la contamination de l’air, de la terre, des rivières et de la mer par des matières dangereuses, voire mortelles. Cette pollution est en grande partie irrémédiable; la chaîne de malheurs qu’elle déclenche non seulement dans le monde qui doit soutenir la vie, mais aussi dans les tissus vivants, est en grande partie irréversible.» — Rachel Carson[1]
L’une des caractéristiques fondamentales du capitalisme est sa volonté d’innover, de trouver de nouveaux moyens de générer des profits et d’accumuler du capital, le plus rapidement possible. Les défenseurs du système présentent généralement cela comme un bienfait absolu, mais [un produit] différent n’est pas synonyme d'[un produit] meilleur. Trop souvent, ces nouveaux produits profitables ont des effets secondaires mortels qui ne sont découverts (ou rendus publics) qu’après leur utilisation généralisée. [A propos du «différent» et du «meilleur», Stéphane Fourcart dans sa rubrique du Monde écrivait le 20 novembre 2025: «Célèbre insecticide interdit dans ses usages agricoles dans les années 1970 un peu partout dans le monde, le DDT avait conduit à la quasi-disparition de plusieurs espèces d’oiseaux, aux Etats-Unis notamment. Cependant, sa létalité pour les insectes est considérablement plus faible que celle de l’imidaclopride [qui n’a été interdit qu’en 2018 en France et en Suisse en 2019]. La toxicité aiguë de ce dernier pour l’abeille domestique est plus de 8000 fois supérieure à celle du vieil organochloré.»]
Comme l’a écrit le philosophe marxiste István Mészáros, le capitalisme «n’est capable d’adopter des mesures de correction qu’après que le mal a été fait; et même ces mesures correctrices ne peuvent être introduites que sous une forme très limitée».[2]
Ce problème s’est accentué au cours des XXe et XXIe siècles, les entreprises chimiques ayant développé de plus en plus de produits et de composants chimiques qui n’ont pas d’équivalent naturel. Dans la plupart des cas, nous n’avons aucune idée des dommages qu’ils pourraient causer à court ou à long terme, ou en combinaison avec d’autres substances, car ils n’ont jamais été testés correctement, voire pas testés du tout.
Combien y en a-t-il? Nous ne le savons pas. Il n’existe aucune base de données internationale répertoriant tous les produits chimiques actuellement commercialisés, ni leurs effets, et les différentes bases de données nationales ont des exigences différentes en matière d’enregistrement et d’informations fournies.
Une étude publiée en 2020 a recensé plus de 350’000 produits chimiques et mélanges de produits chimiques différents dans 22 inventaires gouvernementaux de 19 pays d’Amérique du Nord et d’Europe.
Parmi ces substances, l’identité chimique de plus de 50’000 de celles enregistrées est considérée comme relevant d’un secret commercial, et dans 70’000 autres cas les informations fournies étaient insuffisantes.[3] Nous ne savons donc rien des effets possibles de plus d’un tiers des produits chimiques enregistrés dans le commerce!
Ces chiffres n’incluent pas l’Asie, où la production totale de produits chimiques est 2,5 fois supérieure à celle de l’Europe et de l’Amérique du Nord.[4] Même en tenant compte d’un important chevauchement entre les régions, il pourrait y avoir plus d’un demi-million de substances chimiques différentes en cours de production. Et il existe peu ou pas d’informations publiques sur la plupart d’entre elles.
Dans quelle mesure est-il probable que ces données incluent des produits chimiques dangereux pour la vie? C’est tout à fait certain. [Dans Le Monde du 3 décembre 2025, Stéphane Foucart écrit: «Une étude de 2000 qui concluait à la sûreté du célèbre herbicide (glyphosate), largement citée depuis lors, vient d’être officiellement désavouée par la revue Regulatory Toxicology and Pharmacology qui l’avait publiée. Les scientifiques signataires sont suspectés d’avoir endossé un texte préparé par des cadres de Monsanto.»]
Tout d’abord, les produits chimiques enregistrés comprennent des milliers de pesticides qui, par définition, tuent les organismes vivants. Rien qu’aux États-Unis, environ 390’000 kilogrammes de pesticides sont utilisés chaque année dans les exploitations agricoles, sur les pelouses et ailleurs.[5] Il n’est pas nécessaire de les utiliser pour être exposé à un risque: en 2023, le département de l’Agriculture des Etats-Unis a trouvé des résidus de pesticides dans plus de 60% des échantillons alimentaires qu’il a testés. [6] L’ONU estime que 200’000 personnes meurent chaque année d’un empoisonnement aigu aux pesticides, presque toutes dans des pays pauvres où la réglementation est faible ou inexistante.[7]
Les pesticides ne sont pas les seuls produits chimiques enregistrés qui sont mortels. Aux États-Unis, la loi sur le contrôle des substances toxiques (Toxic Substances Control Act) oblige les industries à enregistrer toutes les substances qu’elles fabriquent, distribuent, utilisent ou éliminent et qui «peuvent présenter un risque déraisonnable pour la santé ou l’environnement». En 2025, le registre comprenait 86’862 substances de ce type, dont la moitié (42’578 substances) sont actuellement utilisées par des entreprises états-uniennes.[8]
C’est beaucoup trop pour pouvoir les surveiller toutes, mais au moins ces substances ont été enregistrées. Plus inquiétante encore est une catégorie non officielle qui pourrait être beaucoup plus importante: les substances qui présentent un risque inconnu ou délibérément dissimulé pour la santé ou l’environnement. (Article publié sur le site Climate&Capitalism le 30 novembre 2025; traduction rédaction A l’Encontre; à suivre)
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- Rachel Carson, Silent Spring (Hughton Mifflin, 1962), 6. La première édition en français a été publiée en 1963 par Plon, avec pour titre Printemps silencieux.
- István Mészáros, The Challenge and Burden of Historical Time (Monthly Review Press, 2008), 383.
- Zhanyun Wang et al., “Toward a Global Understanding of Chemical Pollution: A First Comprehensive Analysis of National and Regional Chemical Inventories,” Environmental Science and Technology, January 2020.
- UNEP, Global Chemicals Outlook II: From Legacies to Innovative Solutions, United Nations Environment Program, 2019.
- Pesticides, US Geological Survey, https://www.usgs.gov/centers/ohio-kentucky-indiana-water-science-center/science/pesticides.
- USDA, Pesticide Data Program Annual Summary Calendar Year 2023, U.S. Department of Agriculture Agricultural Marketing Service, 2024, 19.
- Report of the Special Rapporteur on the right to food, UN Human Rights Council, 2017.
- U.S. Environmental Protection Agency, “Now Available: Latest Update to the TSCA Inventory,” press release, August 14, 2025.

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