Par Tom Fletcher*
«Veuillez lire le rapport de l’IPC [1] dans son intégralité. Lisez-le avec tristesse et colère. Ne voyez pas seulement des mots et des chiffres, mais des noms et des vies. Ne doutez pas un instant qu’il s’agit d’un témoignage irréfutable.
C’est une famine. La famine de la bande de Gaza.
C’est une famine que nous aurions pu éviter, si nous en avions eu la permission. Et pourtant, la nourriture s’accumule aux frontières en raison de l’obstruction systématique d’Israël.
C’est une famine à quelques centaines de mètres de vivres, dans une terre fertile.
C’est une famine qui frappe d’abord les plus vulnérables. Chacun a un nom, chacun a une histoire. Elle dépouille les gens de leur dignité avant de les dépouiller de leur vie. Elle oblige un parent à choisir quel enfant nourrir. Elle oblige les gens à risquer leur vie pour chercher de la nourriture.
C’est une famine contre laquelle nous avons mis en garde à maintes reprises. Mais les médias internationaux n’ont pas été autorisés à la couvrir. A en témoigner.
C’est une famine en 2025. Une famine du XXIe siècle surveillée par des drones et la technologie militaire la plus avancée de l’histoire.
C’est une famine ouvertement encouragée par certains dirigeants israéliens comme une arme de guerre.
C’est une famine qui se déroule sous nos yeux. Nous en sommes tous responsables. La famine à Gaza est la famine du monde entier. C’est une famine qui nous interpelle: «Mais qu’avez-vous fait?» Une famine qui nous hantera tous.
C’est une famine prévisible et évitable. Une famine causée par la cruauté, justifiée par la vengeance, rendue possible par l’indifférence et entretenue par la complicité [2].
C’est une famine qui doit pousser le monde à agir de toute urgence. Qui doit faire honte au monde pour qu’il fasse mieux. C’est une famine qui pose donc également la question suivante: «…et maintenant, que vas-tu faire?»
Ma demande, mon appel, mon exigence au Premier ministre Netanyahou et à tous ceux qui peuvent l’atteindre:
Assez. Cessez le feu. Ouvrez les points de passage, au nord et au sud, tous. Laissez-nous acheminer de la nourriture et d’autres fournitures, sans entrave et à l’échelle massive requise. Mettez fin aux représailles. Il est trop tard pour beaucoup trop de gens. Mais pas pour tous à Gaza. Ça suffit. Pour le bien de l’humanité, laissez-nous entrer.» (Présentation du rapport de l’IPC faite le 22 août 2025; traduction rédaction A l’Encontre)
* Tom Fletcher est secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires et coordonnateur des secours d’urgence au Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA)
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[1] IPC: Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire. La première fonction centrale de l’IPC: «Promouvoir un consensus technique pour faire en sorte que les principales parties prenantes relevant des gouvernements, des ONG, des Nations Unies et du monde universitaire partagent les résultats techniques de l’analyse.» (Réd.)
[2] La formule famine «man-made» – provoquée par l’homme – est certes correcte en termes génériques. Mais ce qui est aussi «man-made» n’est autre que la complicité politique des dites grandes puissances – et de plus petites – qui ont donné, depuis fort longtemps, l’assurance au gouvernement israélien de son impunité pour ce qui est du blocus imposé à la bande de Gaza, de sa politique de gestion répressive, sur la durée, de l’accès à la nourriture, et d’une destruction cumulative des infrastructures (eau, égouts, routes, réseau de santé), des réseaux de distribution, de l’agriculture, des logements… Tout cela créait des éléments de possibilité d’une famine instillée par un gouvernement auquel ces puissances fournissaient et fournissent des armes de destruction massive. (Réd.)
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Depuis Gaza: «Attendre ou s’exiler à nouveau? Maintenant, on sait ce qui se passe si on reste»

Par Noor Alyacoubi*
Israël continue de brandir sa menace ultime: l’occupation de Gaza City. La menace plane dans l’air, et avec elle, la tension se répand. Les visages sont pâles. Les cœurs tremblent. Tout le monde pose la même question: «Es-tu prêt à partir?», une question qui introduit désormais chaque conversation.
Mais la vérité, c’est que personne ne veut vraiment quitter cette ville. Malgré la destruction, la famine, la peur et les pertes, les gens s’accrochent à ce qu’il leur reste, plus obstinément que jamais. Pourtant, la décision finale ne nous appartient pas. Peu importe à quel point nous résistons, une fois que les chars avanceront et que les bombes tomberont plus près, nous n’aurons plus le choix: il faudra partir [1].
Nous disons que nous sommes prêts à mourir, mais c’est un mensonge. Nous ne voulons pas mourir, nous voulons vivre. Vivre dans la dignité. Vivre en paix. Chaque jour, nous cherchons la moindre chance d’échapper à la mort. Et pourtant, parce que nous sommes palestiniens, notre réalité nous oblige à nous adapter. Nous imaginons les pires scénarios et nous essayons de nous y préparer pour survivre.
Alors, la vérité est celle-ci: personne ne veut partir, mais chacun prépare en silence la manière de le faire avec le moins de pertes possible. Prenez Youssef, mon beau-frère. Il pense déjà à envoyer des couvertures et des matelas dans le Sud, pour se prémunir du pire: fuir sous les bombardements avec ses enfants, les mains vides.
Youssef sait ce que signifie l’exil. Il faisait partie des centaines de milliers de personnes forcées de partir vers le sud, ne revenant qu’après le cessez-le-feu de janvier. Il a enduré des nuits glaciales sous les tentes, la peur constante pour la sécurité de ses enfants et le poids écrasant du désespoir. Il a compté les jours jusqu’à son retour à la maison. A un moment, il avait même cessé d’y croire.
Aujourd’hui enfin rentré chez lui, il prie jour et nuit pour ne jamais revivre cela. Mais il sait que rien n’est certain. En une nuit, les bombes pourraient tomber et les missiles nous forcer à reprendre la route, fuyant à nouveau sans rien. Il veut protéger sa famille, même s’il sait qu’il n’y a pas de réelle sécurité à Gaza. Pourtant, il se dit: si nous devons partir, au moins qu’il y ait des vêtements et des couvertures qui nous attendent. C’est, au moins, une forme de sécurité.
Et Youssef n’est pas seul à penser ainsi. Les mêmes calculs silencieux se font dans chaque foyer. Les familles pèsent des choix impossibles, déchirées entre rester ou se préparer à fuir. Quand j’ai parlé avec mon amie pour savoir si elle comptait rester ou partir, sa réponse m’a surprise. Elle et sa famille cherchent déjà un endroit dans le Sud, un appartement à louer, ou même juste un terrain où planter une tente.
Je lui ai demandé: «Pourquoi? Tu es restée dans le Nord avant. Nous avons toutes les deux refusé de partir, peu importe ce que nous affrontions. Pourquoi maintenant?» Elle m’a regardée et m’a simplement dit: «Parce que maintenant, on sait ce qu’il se passe si on reste. On veut sécuriser ce qu’on peut, nourriture, couvertures, matelas. Si on ne part pas maintenant, demain on pourrait fuir les mains vides, sous le siège ou les tirs.»
Tout le monde comprend maintenant ce qui se cache derrière les menaces d’Israël. Tout le monde sait que le plan d’occupation de Gaza pourrait se concrétiser aujourd’hui, demain ou après-demain. L’incertitude est étouffante, mais la direction est claire. La famille de mon amie cherche depuis presque deux semaines, désespérément, un endroit où aller. Mais il n’y a rien. Les bâtiments sont détruits, et ce qui reste est soit déjà plein, soit beaucoup trop cher. Un abri, comme la sécurité, reste hors de portée. (Témoignage publié par L’Orient-le-Jour le 22 août 2025)
* Noor Alyacoubi est traductrice et coordinatrice médias dans un centre de recherche. Elle n’a pas quitté Gaza depuis les premiers jours de la guerre.
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[1] Dans Haaretz du 21 août, David Issacharoff écrit: «Mercredi soir, alors que l’armée annonçait le début de l’offensive élargie sur Gaza, le ministre israélien de la Défense, Israel Katz, chargé de superviser sa mise en œuvre, a trouvé le temps de recevoir dans son bureau certains des rabbins sionistes religieux les plus extrémistes, pour la plupart des colons de Cisjordanie.
Il leur aurait promis qu’après l’offensive, «la ville de Gaza ressemblera à Beit Hanoun». En visitant Beit Hanoun, à l’extrémité nord-est de la bande de Gaza, il y a quelques semaines, Yaniv Kubovich, journaliste au Haaretz, a décrit les bulldozers israéliens démolissant les quelques bâtiments qui subsistent, la ville «rasée», la plupart de ses structures désormais «complètement détruites».
Alors que Netanyahou affirme que la ville de Gaza est le dernier bastion du Hamas et que cette dernière offensive libérera Gaza des «nazis du Hamas», quelque 1,2 million de Palestiniens vivent actuellement dans la ville, dont environ 700 000 qui y vivaient avant la guerre et un demi-million d’autres déplacés du reste de Gaza.
Haaretz a rapporté la semaine dernière que l’armée israélienne s’était déclarée prête à utiliser l’artillerie dans les «zones voisines» pour encourager les habitants à partir. Ainsi, lorsque l’armée israélienne présente de manière altruiste cette opération comme «l’évacuation de la population pour sa sécurité», la réalité est un transfert forcé et massif de plus d’un million de Palestiniens.
Ces derniers se retrouveront sans domicile où retourner, comme l’a révélé le ministre israélien de la Défense aux rabbins. Ce faisant, il a clairement indiqué que l’objectif, la politique et les moyens de l’offensive israélienne sur la ville de Gaza ne sont pas la liberté pour les Gazaouis, mais leur destruction totale.» (Traduction rédaction A l’Encontre)

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