Equateur: la synergie des crises

Par Juan Carlos Rojas

L’Équateur traverse une période historique chaotique, marquée par une crise économique, des problèmes de sécurité et une résistance sociale organisée. Les élections de 2025 [1] ont mis en évidence toutes ces conditions, créant un panorama politiquement très polarisé entre deux camps: le correísme [référence à Rafael Correa, président de la République de l’Equateur de janvier 2007 à mai 2017] et l’anti-correísme, qui avaient déjà jeté les bases de la lutte électorale depuis huit ans, mais qui atteignaient désormais leur paroxysme.

En gros, le correísme est un populisme de gauche qui, après dix ans au pouvoir, dispose d’une importante base sociale dans les provinces les plus peuplées du pays. Depuis 2017, suite au revirement de Lenín Moreno [président de mai 2017 à mai 2021, vice-président de 2007 à 2013 du gouvernement Correa] qui rompt avec le mouvement après avoir remporté la présidence, le correísme devient la force d’opposition aux partis de droite qui lui succéderont. Il a ainsi réussi à rassembler et à défendre les positions de la gauche pendant la campagne.

En juillet 2024, une cinquantaine de mouvements sociaux, dont beaucoup proches de Rafael Correa, ont organisé une rencontre pour rechercher l’unité de la gauche et du centre-gauche. Ils ont invité RC (Revolución Ciudadana, correiste), RETO (Renovación Total), Pachakutik [dont l leader Leonidas Iza fut le candidat au 1re tour de la présidentielle en 2025, avec 5,5% des suffrages], Centro Democrático, Partido Socialista (PSE), Unidad Popular (UP), Izquierda Democrática (ID) et la CONAIE (Confederacion de Naciones Indigenas de Ecuador). L’ID n’a pas participé à la réunion, tandis que l’UP (un ancien parti maoïste) et le PSE (qui présente son propre candidat de droite) y ont assisté, mais ont souligné la nécessité pour le correísme de procéder à un examen critique de ses dix années au pouvoir. La réunion s’est terminée par un appel à l’unité et la décision de former une commission chargée d’élaborer un programme commun.

Mais le leader du RC, Rafael Correa [en exil en Belgique], s’était déjà déclaré opposé à cette initiative dès le début: «Participer avec n’importe qui, simplement parce qu’il est de gauche, est une grave erreur. Il y a là des gens honnêtes, mais aussi d’autres qui sont très compromis, complices de la destruction de la patrie et qui considèrent la politique comme un business, et non comme une mission.» Et il a affiché des préférences politiques différentes: «Pourquoi ne pas lancer un appel à tous les secteurs honnêtes et patriotes, qu’ils soient de gauche ou de droite?»

Cela provoqua une rupture entre le leadership de facto de la Révolution citoyenne, l’ancien président, et les candidats et dirigeants nationaux de ce même mouvement, qui cherchent à consolider une coalition leur permettant de remporter les élections. Si une bonne partie de la gauche refuse de soutenir le correísme, tant en raison des erreurs actuelles d’orientation que de la persécution dont elle a été victime pendant la décennie de son gouvernement, l’un des secteurs les plus importants, la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE), conclut une alliance explicite.

Le 20 février 2025, quelques jours après le premier tour, Leonidas Iza (président de la CONAIE) et Andrés Tapia (l’un de ses plus proches conseillers) ont publié dans Jacobin un article intitulé «La gauche entre social-démocratie et néofascisme». Le titre annonce déjà la teneur de l’argumentation. L’Equateur traverse «un moment de dégradation historique» et risque de voir le néofascisme s’emparer du pouvoir. Pour la gauche et les secteurs populaires, il s’agit de «définir le cadre du débat pour les quatre prochaines années» et de parvenir à «un climat le moins conflictuel possible». Si d’un côté se trouve le néofascisme et de l’autre la social-démocratie, la conclusion est de soutenir Luisa González au second tour.

Dans sa simplicité, cet article reprend presque tous les arguments de ceux qui ont choisi de soutenir Luisa González (candidate de la RC en 2025). Mais cette simplicité relève d’un raisonnement circulaire, dont les fondements théoriques ne sont pas clairs. En effet, Daniel Noboa (ADN) et son gouvernement sont qualifiés successivement de «néofascisme créole», de «d’affirmation d’une république bananière néocoloniale», de «droite radicalisée», de «projet oligarchique», de «populisme oligarchique»…

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Le projet politique de la droite, représenté par Daniel Noboa, avait déjà remporté les élections extraordinaires de novembre 2023, après que Guillermo Lasso [président de la République de mai 2021 à novembre 2023] eut dissous l’Assemblée nationale par le biais de la figure juridique de la «muerte cruzada» [2] et convoqué de nouvelles élections. Après un court mandat de près de deux ans, Noboa cherchait à se faire réélire dans un contexte d’insécurité croissante et de pire crise énergétique que le pays ait connue.

Depuis fin 2023, l’étiage [niveau le plus bas de l’eau] laissait présager une crise énergétique que le gouvernement a niée avec obstination et catégoriquement pendant plusieurs mois. Au début, il ne s’est pas prononcé sur une série de coupures surprises d’eau, qu’il a ensuite tenté de dissimuler sous la forme de «coupures programmées» pour des raisons techniques. Ce silence traduisait l’espoir que le climat change, que les pluies reviennent et que le problème soit résolu.

Une grande partie de l’image favorable de Noboa est associée à son discours «dur» pour lutter contre la violence du trafic de drogue à travers une «guerre interne». Beaucoup de gens non seulement réclament et applaudissent la présence de l’armée et de la police dans les rues, mais ont également tendance à passer sous silence, voire à justifier, les violations des droits humains commises en cours d’opération: c’est ce qui s’est passé lors du meurtre de quatre mineurs à Guayaquil (trois adolescents et un enfant afro-descendants) après avoir été appréhendés par une patrouille de la marine, conduits à la base de Taura et, selon les militaires, abandonnés aux petites heures du matin à l’extérieur de la base. Ils ont été retrouvés plus tard assassinés et leurs corps incinérés.

Mais la «violence» n’a pu être contrôlée par la militarisation, ni par le «Plan Fénix» [2024, dans un style à la Bukele du Salvador, a arrêté quelque 2000 personnes en une semaine], un plan qui reste un mystère pour les citoyens, ni par les récents «accords de sécurité» conclus avec Erik Prince, fondateur du groupe mercenaire Blackwater, connu pour sa participation à la guerre en Irak, où il a été dénoncé pour un massacre de civils en 2007.

Prince est arrivé en Équateur le 5 avril et a participé, aux côtés des ministres du Gouvernement et de l’Intérieur, à des opérations, des perquisitions et des arrestations. Il a même eu le temps de faire du prosélytisme politique à quelques jours des élections: «Le peuple équatorien», a-t-il déclaré, «peut choisir la loi et l’ordre (…) ou il peut choisir de faire de l’Équateur un pays semblable au Venezuela, un narco-État avec un trafic de drogue massif, avec toute la criminalité, le socialisme et le désespoir que cela implique», avant de quitter le pays. Ses déclarations ont été largement relayées par la presse. [Voir par exemple l’article du Courrier international du 6 avril 2025.]

Malgré les multiples crises dont son gouvernement est indéniablement responsable, Daniel Noboa (ADN, Acción Democrática Nacional) a été réélu président de la République le 13 avril après avoir largement battu Luisa González au second tour. Selon les données du CNE (Consejo Nacional Electoral), Noboa a obtenu 55,63% (5 870 618 voix), tandis que González a obtenu 44,37% (4 683 260 voix). Ce qui a peut-être le plus surpris, ce n’est pas la victoire de Noboa, qui semblait prévisible en raison des énormes erreurs commises par la RC, mais l’écart entre les deux candidats.

Le discours de Noboa a été axé sur le fait qu’avec ce gouvernement l’Équateur entre dans une nouvelle ère. Une fois de plus, nous sommes face à un gouvernement autoritaire qui prétend refonder le pays, le transformer en quelque chose d’inédit, faire les choses comme elles n’ont jamais été faites. Noboa se présente comme un héros et un sauveur; ainsi, sa seule présence suffirait à prouver qu’une nouvelle ère a commencé.

Comme nous l’avons déjà vu lors de son précédent mandat, s’attribuer ce rôle messianique conduit à ne jamais reconnaître les erreurs commises. Toutes les erreurs sont dues au fait qu’il y a un boycott ou que l’opposition l’empêche de travailler. De plus, derrière ce type de discours se cache l’esprit conspirationniste qui l’anime et auquel il recourt constamment.

Mais le discours se heurte à la réalité. Quelques jours avant son investiture, il a envoyé à l’Assemblée nationale le projet de loi économique d’urgence, la loi organique visant à démanteler l’économie criminelle liée au conflit armé interne.

Contrairement à ce qu’il a déclaré lors de son investiture, ce projet bafoue les droits les plus élémentaires de la population et, s’il est adopté, nous serons exposés à l’arbitraire total du gouvernement. Des discours apparemment démocratiques, mais une pratique répressive qui ne recule devant rien, allant jusqu’à bafouer la Constitution quand bon lui semble.
Les attaques contre la démocratie et la liberté se poursuivent avec la loi organique sur les services de renseignement, qui porte atteinte aux libertés fondamentales des Équatoriens et vise en réalité à contrôler les mouvements sociaux et à empêcher toute révolte populaire contre le gouvernement de Noboa, qui aura ainsi les mains libres pour poursuivre en toute impunité les leaders populaires.

Tous les droits à la liberté d’expression, à l’information et à la vie privée sont entre les mains du gouvernement, qui n’a de comptes à rendre à personne et n’a pas besoin d’autorisation judiciaire. De plus, le relevé des activités couvertes par cette loi disparaîtra sans mention ni trace.

Pour l’instant, le gouvernement n’a pas annoncé la tenue d’une nouvelle assemblée constituante qui réformerait la Constitution [de 2008, révisée en 2021] et l’adapterait aux besoins du néolibéralisme et du contrôle autoritaire de l’État et de la société, rompant ainsi avec l’orientation protectrice de la Constitution actuelle. Mais la voie des réformes constitutionnelles est ouverte à l’Assemblée, où nous constatons qu’il n’y a pratiquement pas d’opposition et que même le correisme finira par s’entendre avec l’ADN.

Dans la lutte contre le crime organisé, rien n’a été appris des expériences d’autres pays, comme le Mexique et la Colombie, où les mesures purement militaires ou répressives, associées à l’augmentation des peines de prison, n’ont pas résolu le problème, mais l’ont aggravé. Sans s’attaquer aux problèmes de fond, il n’y a pas de solution. Au contraire, les trois premiers mois de 2025 ont été le trimestre le plus violent depuis que des statistiques sont tenues, selon les données publiées par le ministère de l’Intérieur. Entre janvier et mars de cette année, 2361 homicides violents ont été commis, soit 65% de plus qu’au premier trimestre 2024 et 39% de plus qu’au cours des trois premiers mois de 2023.

À la base de tout cela se trouvent la consommation effrénée de drogues aux États-Unis et en Europe [avec la demande qui en découle], la pauvreté qui augmente chaque jour dans notre pays, le chômage, le sous-emploi et l’informalité galopante.

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L’économie équatorienne ne semble pas se redresser après la forte contraction enregistrée pendant la pandémie de Covid: en 2020, la variation du PIB a été de -9,2%; le rebond de l’année suivante s’est situé à 9,4%, pour redescendre à 5,9% en 2022 et à 2,0% en 2023. En 2024, il est tombé à -2,0%. Des baisses de cette ampleur n’avaient été observées qu’avec le tremblement de terre qui a dévasté Manta et d’autres zones de la province de Manabí et de la côte équatorienne en 2016, et, comme nous venons de le voir, en 2020 avec la pandémie.

En 2024, seuls 5 des 20 secteurs de l’économie ont affiché une évolution positive, notamment l’agriculture, l’élevage et la sylviculture avec 3,1%. Les quatre autres (activités immobilières, activités financières et d’assurance, fabrication de produits alimentaires, santé et services sociaux) ont enregistré une croissance comprise entre 1,3% et 0,2%.
En revanche, en examinant les secteurs les moins performants, on peut se faire une idée de la gravité de la crise: construction (-7,8%), activités professionnelles techniques (-6,8%), industrie manufacturière non alimentaire (-5,7%), l’information et la communication (-5,1%), le raffinage du pétrole (-4,3%), l’électricité et l’eau (-4,3%), les arts et les loisirs (-3,9%), les mines et les carrières (-3,2%), les transports et le stockage (-2,5%) et l’administration publique (-2,5%).

En décembre 2024, le taux de pauvreté national s’élevait à 28% et le taux d’extrême pauvreté à 12,7%. Dans les zones urbaines, le taux de pauvreté atteignait 20,9% et le taux d’extrême pauvreté 6%. Enfin, dans les zones rurales, le taux de pauvreté atteignait 43,4% et le taux d’extrême pauvreté 27%.

La pauvreté extrême multidimensionnelle était de 19% au niveau national: 6,2 % dans les zones urbaines et 46,4% dans les zones rurales. Ce taux comprend des indicateurs relatifs à l’éducation, au travail et à la sécurité sociale, à la santé, à l’eau et à l’alimentation sociale, ainsi qu’à l’habitat, au logement et à un environnement sain.

Parmi les indicateurs les plus importants figurent la non-scolarisation dans l’enseignement primaire et secondaire, le non-accès à l’enseignement supérieur, la non-contribution au système de retraite, le travail des enfants et des adolescents, l’absence de service public d’approvisionnement en eau, l’absence de service d’assainissement des eaux usées ou de collecte des ordures ménagères.

Dans ce contexte, la situation des populations rurales est confrontée à de sérieuses difficultés pour organiser la résistance. D’une part, nous avons le mouvement indigène organisé principalement au sein de la CONAIE – qui est une confédération de confédérations, avec la participation de la CONFENIAE, Confédération des nationalités indigènes de l’Amazonie, ECUARUNARI, Ecuador Runakunapak Rikcharimu, qui représente les organisations indigènes de la sierra, et un ensemble de communautés paysannes et indigènes de la côte. Il s’agit du mouvement social le mieux organisé et le plus capable de mobiliser à l’échelle nationale. Il faut tenir compte du fait que les indigènes représentent environ 8% de la population équatorienne.

D’autre part, il y a le Front unitaire des travailleurs, qui regroupe les principales organisations syndicales; en raison des attaques systématiques dont il est victime, des conditions de travail précaires en Équateur et du faible taux de syndicalisation, il a eu des difficultés à regrouper les travailleurs et travailleuses. Malgré cela, il conserve sa capacité de mobilisation même dans les moments les plus difficiles.

Cependant, la formation d’un front unique réunissant ces mouvements et d’autres organisations, telles que les écologistes ou les défenseurs des droits humains, est depuis de nombreuses années une tâche impossible à réaliser. Ces dernières années, la direction de la CONAIE a systématiquement refusé toute unité avec le mouvement ouvrier. Lors de la dernière période électorale, elle a préféré promouvoir un front large avec des secteurs de la bourgeoisie et du correísme, laissant de côté les travailleurs et travailleuses. Cette situation a conduit les travailleurs des campagnes et des villes à ne pas avoir de représentation politique, car Pachakutik n’est majoritairement représenté que par des secteurs indigènes et paysans.

La formation d’un front unique est la tâche centrale du camp populaire, y compris dans la perspective de former des alliances et des mobilisations plus larges contre le gouvernement autoritaire. Seule cette unité garantira que les luttes populaires aient une orientation anticapitaliste claire. (Article reçu le 21 juillet 2025; traduction rédaction A l’Encontre)

Juan Carlos Rojas est un des animateurs du Mouvement révolutionnaire des travailleurs (MRT).

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[1] Elections présidentielles: 1er tour 9 février 2025, 2e tour 13 avril. Les inscrits au 1er tour étaient 13 732 194, soit une participation de 82%. Au 2e tour, la participation s’est élevée à 82,97%. En 2023, la population était estimée à 18 millions d’habitants. (Réd.)

[2] En Equateur, la «muerte cruzada» est le nom communément donné au mécanisme de destitution du président de l’Équateur et de dissolution de l’Assemblée nationale prévu par les articles 130 et 148 de la Constitution de 2008. (Réd.)

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