Gaza. Quand le système de santé est l’objectif de l’offensive militaire. Récit d’un humanitaire palestinien

Hôpital Najjar à Rafah.

Par Aseel Mousa (Rafah)

Depuis plus de deux semaines, les forces israéliennes assiègent l’hôpital Al-Amal dans la ville de Khan Younès, au sud de Gaza, bloquant toutes les routes menant à l’établissement et aggravant une crise humanitaire déjà très grave.

L’hôpital est géré par la Société du Croissant-Rouge palestinien, qui a tiré la sonnette d’alarme sur le siège de 18 jours, au cours duquel au moins un volontaire du Croissant-Rouge a été tué. Mardi 6 février, les forces israéliennes ont ordonné à des milliers de personnes d’évacuer l’hôpital. Or, la plupart d’entre elles avaient déjà été déplacées d’autres secteurs de Gaza au cours de la guerre qui dure depuis des mois. Des centaines de travailleurs médicaux et de patients blessés ou handicapés restent bloqués à l’intérieur de l’hôpital.

Le mois dernier, l’Organisation mondiale de la santé a indiqué que plus de 600 personnes avaient été tuées à l’intérieur des établissements de santé depuis qu’Israël a lancé une guerre de représailles contre Gaza le 7 octobre. «La réduction continue de la capacité humanitaire et les attaques incessantes contre les soins de santé poussent la population de Gaza au point de rupture», a déclaré le 5 janvier un porte-parole de l’OMS.

Après avoir ordonné aux habitants du nord de la bande de Gaza d’évacuer vers le sud au début de la guerre, les forces de défense israéliennes ont mené un assaut intense sur le sud de la bande de Gaza au cours des dernières semaines, notamment à Khan Younès [1]. Le plus grand hôpital de la ville, l’hôpital Nasser, a également été assiégé, et il ne reste plus que cinq médecins pour soigner les blessés. Cette semaine encore, des centaines de Palestiniens ont été tués par des bombes israéliennes, le nombre de morts depuis le mois d’octobre approchant les 28 000 [2].

The Intercept s’est entretenu avec Saleem Aburas, coordinateur des secours au sein du département de gestion des risques et des catastrophes du Croissant-Rouge palestinien, qui est bloqué à l’intérieur du complexe hospitalier Al-Amal depuis le 21 janvier.

«Le siège que nous subissons à l’intérieur de l’hôpital ressemble à un cauchemar sans fin», explique Saleem Aburas. «Bien qu’il y ait des blessé·e·s et des personnes décédées à l’extérieur de l’hôpital, nous sommes paralysés, incapables de les aider, car les tireurs d’élite des forces d’occupation et l’aviation israélienne prennent pour cible toute personne qui s’aventure à l’extérieur des locaux de l’hôpital.»

La capacité de l’hôpital à soigner les patients s’est détériorée en raison du blocus et de la pénurie de fournitures médicales essentielles, une situation encore aggravée par le manque d’eau potable et de nourriture. «Nous sommes confrontés à d’immenses défis pour fournir des soins de santé adéquats aux blessés, entravés par les restrictions imposées par les forces d’occupation sur l’entrée des fournitures médicales dans l’hôpital», selon Saleem Aburas

Pour ceux qui se trouvent à l’intérieur de l’hôpital, les communications avec le monde extérieur ont été largement coupées. (Pour se connecter à l’aide d’un téléphone portable et avoir accès à un réseau grâce à la carte eSIM, Aburas doit monter sur le toit de l’hôpital et risquer des bombardements ou des tirs de snipers). «La coupure des communications a été une autre source de terreur. Toutes les personnes piégées dans l’hôpital ne disposent d’aucune information sur leur famille et leurs proches à l’extérieur de l’hôpital. Tout ce que nous savons, c’est que les bombardements israéliens se poursuivent dans toute la bande de Gaza.»

Saleem Aburas, qui est âgé de 30 ans et a rejoint le Croissant-Rouge en tant que volontaire en 2011, affirme que la guerre actuelle ne ressemble à rien de ce qu’il a vu à Gaza. «Bien que j’aie vécu six agressions israéliennes et de nombreuses escalades, le type de blessures que nous avons vues au cours de cette opération israélienne de destruction de la bande de Gaza est sans précédent, à tel point que les équipes médicales sont incapables de traiter des cas aussi critiques en raison de la détérioration de la situation sanitaire.» [3]

Les soldats israéliens ont parfois fait des annonces par haut-parleurs pour dire aux gens de rester à l’intérieur de l’hôpital. Ils ont également pris pour cible des civils dans les environs de l’hôpital, a indiqué Saleem Aburas. Le 28 janvier, un sniper a abattu un homme de 40 ans, Omar Abu Hatab, puis un homme de 21 ans qui tentait de le secourir, Ahmed Muhareb. Les deux hommes ont été enterrés dans l’enceinte de l’hôpital. «L’occupant a tué ces deux personnes, qui étaient des civils, de sang-froid», a déclaré Saleem Aburas [4].

Le 30 janvier a été la journée la plus violente du siège. «Les bombardements de l’aviation et de l’artillerie israéliennes n’ont jamais cessé, causant des dommages à l’hôpital Al-Amal, avec des fenêtres brisées et des fragments et débris volant dans l’hôpital à cause des bombardements.» Ce soir-là, les soldats israéliens ont pris d’assaut le terrain de l’hôpital, déclenchant des incendies dans une zone remplie de tentes et ordonnant aux personnes déplacées qui s’y trouvaient de partir, se souvient-il. «L’occupation leur a ordonné d’évacuer le jardin, mais il n’y avait nulle part où aller, car tous les endroits de Gaza étaient pris pour cible.»

Le 2 février, les forces israéliennes ont tué Hedaya Hamad, une employée du Croissant-Rouge âgée de 42 ans, qui a également été enterrée dans l’enceinte de l’hôpital. Hamad est l’une des trois employés du Croissant-Rouge qui ont été tués à l’hôpital Al-Amal, et le onzième depuis le début de la guerre en octobre, selon la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Jeudi 8 février, le Croissant-Rouge a rapporté qu’un autre membre de son équipe avait été tué, ce qui porte le nombre de morts à 12.

Saleem Aburas a déclaré que l’assassinat de Hedaya Hamad «a brisé les cœurs de tous. Elle avait une présence providentielle, aidant tout le monde et travaillant avec diligence pour s’assurer que les équipes de travail reçoivent leur part des maigres provisions de nourriture. Pour nous, elle était comme une mère protectrice.»

Alors que le siège entrait dans sa troisième semaine, Saleem Aburas a déclaré que l’hôpital risquait de manquer de carburant, qui alimente ses générateurs de secours et ses réserves d’oxygène. «Aujourd’hui même [mercredi 7 février], une femme âgée a péri à cause de la pénurie d’oxygène.»

Parmi les autres problèmes, citons le risque d’infection dû à la surpopulation et au manque de fournitures médicales, ainsi que la pénurie de nourriture et de lait pour les enfants. Certains membres du personnel médical ont été évacués en même temps que les milliers de personnes déplacées qui ont quitté l’hôpital en début de semaine, laissant encore moins de personnel soignant pour s’occuper des blessés.

On estime à 8000 le nombre de personnes qui ont évacué l’hôpital en début de semaine. Elles sont parties pour Rafah, une autre zone du sud de la bande de Gaza où plus d’un million de Palestiniens sont désormais piégés alors que l’armée israélienne menace de lancer une attaque de grande envergure [5]. «Les personnes déplacées se sont lancées dans un voyage incertain, une situation bouleversante. Elles ont été contraintes de se rendre à pied de Khan Younès à Rafah, tandis que ceux et celles qui sont restés à l’hôpital – le personnel hospitalier, le personnel du Croissant-Rouge palestinien et les blessés – sont bloqués dans les limites de l’établissement, privés même des moyens de subsistance les plus élémentaires.» (Article publié par The Intercept, le 8 février 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] L’animateur de l’émission «La Matinale» – à 6h40, dans la rubrique «Les enjeux internationaux» – du 12 février de France Culture, Guillaume Erner, s’est risqué, dans son style, à poser une première apparente question à Raphaël Pitti, médecin urgentiste qui a été présent à Rafah durant quinze jours [voir à ce sujet l’article publié le 7 février]. Après avoir évoqué le «corridor d’évacuation» mentionné par Benyamin Netanyahou, cette pseudo-interrogation de Guillaume Erner était la suivante: «Y aurait-il une possibilité [pour évacuer Rafah suite à l’offensive militaire] du côté égyptien?» Raphaël Pitti réplique: «Bien évidemment, ce serait d’ouvrir la frontière et de laisser entrer cette population dans le Sinaï. Mais c’est en même temps vider de sa population Gaza. Est-ce cela le but final des Israéliens, d’évacuer toute la population? Il y a vraiment quelque chose d’inacceptable, c’est un crime contre l’humanité que de vouloir déplacer des populations, c’est un crime de guerre que de couper la nourriture à la population. C’est de même un crime de guerre que de couper l’approvisionnement en eau…» R. Pitti insiste sur la nécessité que les gouvernements occidents s’opposent fermement à l’offensive du gouvernement Netanyahou et des forces armées sur Rafah. Alors. Guillaume Erner réintervient: «N’est-il pas imaginable que l’Egypte laisse temporairement au moins une partie de ces réfugiés s’installer provisoirement dans le Sinaï?» R. Pitti, posément, répond: «Alors pourquoi ne [l’installation] pas le faire dans le désert du Néguev, c’est-à-dire en Israël, pour être sûr que celle population pourra rentrer à nouveau. Il n’est pas sûr qui si elle part dans le désert du Sinaï elle soit autorisée à pouvoir rentrer à nouveau, si le but caché c’est de vider Gaza de sa population.» (Réd.)

[2] Dans un article du Monde intitulé «Les visages du massacre dans la bande de Gaza», daté du 13 février 2024, il est écrit: «Au total, plus de 1% de la population de la bande de Gaza, estimée à 2,1 millions de personnes, a été tué. “Les gens disent désormais qu’avant d’entrer dans Gaza il faut se déchausser, parce que l’on marche sur les morts”, confie l’écrivain palestinien Elias Sanbar.» (Réd.)

[3] Dans la rubrique de «La Matinale» de France culture citée dans la note 1, l’animateur Guillaume Erner reprend un thème éculé du gouvernement israélien sous une forme interrogative: «Les autorités israéliennes expliquent… qu’il y a utilisation [par le Hamas] des civils comme boucliers humains.» Raphaël Pitti répond: «C’est complètement faux. Les Israéliens ont fait déplacer plus de 1,4 million de personnes du nord vers le sud. C’est donc que le Hamas ne les retenait pas. Elles sont donc tout à fait «libres» de se déplacer quand les Israéliens le décident… Ils contrôlent d’une certaine manière totalement cette population. Le Hamas n’est pas suffisamment puissant pour retenir 1,4 million de personnes ou pour les enfermer dans des endroits où eux se seraient cachés. Que le Hamas se cache au milieu de ces 1,4 million de personnes, bien évidemment c’est leur technique… Mais on ne peut pas dire que le Hamas se sert d’eux comme d’un bouclier humain.» (Réd.)

[4] L’article du Monde cité en note 2 fournit l’exemple suivant quelque peu similaire: «Le 16 décembre, un sniper tire sur Nahida, 70 ans, et Samar Anton, 50 ans. Les deux paroissiennes [de l’Eglise de la Sainte-Famille, dans la ville de Gaza, mère et fille] se rendaient au couvent, qui abrite les seuls sanitaires encore fonctionnels. La mère s’effondre la première, puis la fille est tuée à son tour, en tentant de lui porter secours.» (Réd.)

[5] Selon le Washington Post du 12 février, «l’armée israélienne a déclaré avoir sauvé deux otages dans la ville de Rafah, dans le sud de Gaza, tôt lundi, tout en menant une vague de frappes qui, selon le ministère de la Santé de Gaza, ont tué au moins 67 personnes. Alors que les habitants de Gaza ont fait état de violents bombardements dans différents secteurs à Rafah, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, a déclaré qu’il exercerait une “pression militaire continue” pour obtenir le retour des otages restants.»

Le sauvetage de deux otages sert à valider l’offensive d’ensemble contre les centaines de milliers de réfugiés-prisonniers de la région de Rafah. Pire, est invoquée par les autorités de l’Etat hébreu une prétendue organisation d’un «couloir d’évacuation vers le nord». Un nord détruit et complètement inhabitable, dans lequel les rares éléments de l’aide dite humanitaire n’arrivent quasiment pas, ne serait-ce que parce que le réseau routier est détruit. (Réd.)

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