Etat espagnol: la grève générale du 29 mars et les véritables privilégiés

Par Antonio García Santesmases

La convocation de la grève générale pour le jeudi 29 mars 2012 [son déroulement au cours du travail de nuit du 28-29 mars, dans le secteur industriel, semble être important, puisque la chute de la demande d’électricité est comparable à celle d’un jour férié; la police a déjà fait montre de sa brutalité] a suscité un débat à propos de la place des syndicats dans notre société. C’est assurément un débat important, mais qui risque de cacher le véritable problème de fond: à savoir le modèle de société qui configure la réforme du droit du travail que le gouvernement de Mariano Rajoy du Parti populaire (PP) propose. C’est pourquoi je propose à mon lecteur de séparer, pour commencer, les deux questions. Une chose est le rôle des syndicats, tandis que l’importance du droit du travail (Code du travail), quand il s’agit de façonner une société démocratique, en est une autre.

Commençons donc par la première question. Les syndicats appellent à une grève générale le 29 mars qui n’est ni la première, ni ne sera la dernière. Mais c’est cependant une grève générale qui a des caractéristiques particulières.

Grèves générales: mise en perspective

La grève générale du 14 décembre 1988 avait eu lieu en pleine hégémonie du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) et elle avait marqué la rupture au sein de ce qui était alors appelé la famille socialiste, une rupture qui allait marquer pour toujours les relations personnelles entre Felipe González et Nicolás Redondo (secrétaire général de l’UGT de 1976 à 1994, l’actuel secrétaire Candido Mendez). Nous vivions alors une époque où le Parti populaire était au plus bas et de nombreux médias conservateurs attribuaient alors au syndicalisme le rôle d’authentique opposition puisqu’elle était capable de recueillir et porter les «revendications de la rue», celles qu’avait oubliées la superbe économique et politique d’une élite politico-économique prête à être faible face aux forts, mais forte face aux faibles.

Ce fut alors la grève la plus importante des années du gouvernement de Felipe González [de décembre 1982 à mai 1996], une grève qui, après la négociation qui s’ensuivit, s’était soldée par un grand succès pour les syndicats. Ils avaient réussi à paralyser le pays, ils avaient fait forte impression sur l’opinion publique et ils furent capables de concrétiser l’esprit de ces mobilisations dans un ensemble de conquêtes pour les travailleurs, les salarié·e·s du secteur publics et les retraité·e·s.

Chacun qui se rappelle cela ne peut qu’être stupéfait d’entendre que les grèves n’ont aucune répercussion positive, qu’elles sont inutiles, inefficaces et qu’elles ne conduisent à rien. Souvenons-nous du succès des syndicats en juin 2002, sous le gouvernement de José María Aznar [mai 1996-avril 2004], de ce qui s’était passé et de ce qu’il en était advenu en conséquence des ministres Aparicio [Juan Carlos Aparicio, ministre du Travail et des Affaires sociales qui a démissionné après la grève] et Cabanillas [Pio Cabanillas Gallas, ministre du gouvernement Aznar de 2000 à 2002, en tant que porte-parole du gouvernement; sous le franquisme il a rempli, dès 1961, des tâches importantes en rapport avec le «système syndical» de la dictature].

Cependant, il est vrai qu’à certains moments les grèves ne modifient en rien les desseins des gouvernants. Rappelons-nous de la grève contre la réforme du Code du travail de janvier 1994 ou encore la grève du 29 septembre 2010 [dernière grève avant cette du 29 mars]. C’est alors que furent approuvées des «réformes du travail» (reformas laborales) qui nous ont conduits à la situation actuelle. On peut résumer la situation par quelque chose dont les sociologues nous avertissent depuis des années: nous n’assistons pas à un embourgeoisement du prolétariat, mais bien à une prolétarisation importante d’importants secteurs des classes moyennes. C’est là le hic de la question.

Nous nous trouvons donc face à une question d’une telle importance qu’il n’est pas étonnant que s’accroissent les peurs, les angoisses, les ressentiments, et cela favorise un bouillon de culture où l’on va chercher désespérément un responsable de tout ce qui nous arrive. Il faut dire que cette recherche a porté ses fruits, puisqu’il paraît qu’on a trouvé un bouc émissaire: «les vrais responsables ne sont nul autre que les syndicats», selon le pouvoir actuel Le moment est donc venu de les remettre à leur place, de démontrer à l’opinion qui commande, et de ne pas céder à leurs revendications. Le moment est venu d’être ferme, de recourir si nécessaire aux appareils policiers de l’Etat et de bien contrôler les moyens étatiques de communication, c’est-à-dire télévisions et radios publiques. Personne n’est invincible. Il suffit d’être déterminé. C’est ainsi que l’entendait Margaret Thatcher et elle a su faire front et combattre avec décision pour réduire le pouvoir des syndicats britanniques. Mariano Rajoy ne doit pas être moins qu’elle et il ne peut faillir. Et s’il le faut, il doit appeler les «citoyens normaux» à manifester en appui au gouvernement afin de montrer que la rue appartient à ceux qui ont gagné les dernières élections générales [de novembre 2011].

Tout ce contexte d’initiatives, qui forme un tout, montre bien que nous sommes devant une grève très différente des précédentes. Celles-là, en 1988 et en 2002, avaient marqué  des points d’inflexion. Mais aujourd’hui nous attend le commencement d’un conflit social dont personne ne sait comment il va se développer.

Aujourd’hui la droite conservatrice contrôle étroitement des médias et la seule chose qui la préoccupe, c’est de nettoyer la RTVE (Radio-Télévision) de ce qu’elle appelle des restes du zapaterisme. Avec ce contrôle idéologique si fort, nous voyons une opinion publique de gauche qui doit se réfugier dans les médias numériques si elle veut faire barrage à l’avalanche idéologique qui tente de culpabiliser les organisations syndicales de tout ce qui se passe. Pour pouvoir atteindre cet objectif, il est indispensable à la droite de gagner la bataille idéologique en réussissant à transformer le sens des concepts, des termes, des catégories que nous utilisons pour comprendre la réalité sociale.

La redéfinition et la transformation de la notion de «privilège»

Pour recourir à une seule de ces notions  qu’il faut recomposer dans le but de transformer sa signification, je recommande au lecteur d’observer comment est employée la catégorie de «privilège». Durant les décennies passées, le privilège était un pouvoir qui procédait d’une lignée aristocratique et qui permettait à ses détenteurs de perpétuer leur richesse sans avoir à faire aucun effort de travail. A la différence du privilège de la classe bourgeoise permettant d’accumuler un capital industriel ou financier, privilège qui, lui, repose sur une inégalité qui doit être gagnée jour après jour au travers de la lutte des classes.

Depuis le milieu du XIXe siècle, le mouvement ouvrier avait combattu cet univers de l’aristocratie d’Ancien Régime et de la bourgeoisie capitaliste. Au travers de la lutte acharnée pour conquérir le suffrage universel dans le domaine politique et pour instituer des organisations syndicales dans le domaine social, il fut possible d’obtenir que les secteurs privilégiés se voient obligés de négocier les conditions de travail, le régime des salaires ainsi que la durée de la journée de travail. C’est cela qu’a été la grande contribution du Droit du travail. C’est ainsi que fut forgé un modèle d’Etat dans lequel les droits économico-sociaux se sont étendus à l’ensemble de la population et les chances de vie se sont ouvertes pour tous. Mais pour arriver à ce modèle de société, il a fallu souffrir deux guerres mondiales, vivre l’expérience du fascisme et du nazisme, jusqu’à pouvoir construire un modèle de démocratie qui soit attractif pour les travailleurs et travailleuses face à l’expérience dite alternative des pays de l’Est. Le système se légitimait en affirmant que la révolution n’était pas nécessaire pour pouvoir atteindre sa dignité dans le monde du travail, ainsi que l’égalité des chances pour l’ensemble de la société.

Depuis quelques années tout cet univers a commencé à changer. Les secteurs conservateurs se sont rendu compte que le privilège n’est aujourd’hui possible que pour quelques-uns, chaque fois moins nombreux d’ailleurs, et qu’il n’est pas possible de maintenir les droits acquis durant l’époque antérieure. Il fallait donc changer la logique du débat social. Il fallait donc opposer les pauvres aux «nouveaux pauvres», les «exclus» aux travailleurs qui ont un emploi, les chômeurs aux travailleurs syndiqués, les pères qui ont un emploi aux fils acculés à la précarité. Une pièce essentielle dans ce combat devenait alors de montrer que les droits dont jouissent ceux qui sont à l’intérieur du système sont des «privilèges» qu’il n’est pas possible de maintenir. Que ce ne sont pas des droits qu’il nous en a coûté pour les obtenir et qui méritent d’être préservés. Il ne s’agit donc plus d’inclure celui qui est dehors, mais bien de jeter dans l’abîme celui qui est dedans.

Depuis longtemps on parlait de la capacité du capitalisme à intégrer le prolétariat au travers de la consommation de masse. Les prolétaires de la société industrielle avancée avaient donc quelque chose à perdre. Ils n’étaient pas acculés à la paupérisation. Ils étaient des citoyens et citoyennes et des consommateurs. C’est pourquoi ils «s’embourgeoisaient» petit à petit, puisqu’ils se percevaient eux-mêmes comme une classe moyenne.

Tout cela a déjà changé. Et plus rien n’est sûr désormais. Personne ne sait si l’effort scolaire conduira à un emploi, si les retraites seront garanties, si le système sanitaire pourra être maintenu, si nos enfants vivront comme nous. Devant une telle incertitude, face à une telle angoisse, les secteurs conservateurs ont réussi à répandre l’idée que les véritables responsables de ce qui nous arrive sont les chiens de garde du marché du travail, ces syndicalistes qui ne cherchent qu’à défendre leurs privilèges, privilèges qui importent peu ou pas du tout aux travailleurs réels. Il faut dire que la diffusion de cette idée peut finir par s’imposer. Voilà une des choses qui se jouent dans cette grève générale. Tant qu’on n’arrive pas à montrer à l’opinion publique qui sont les véritables privilégiés dans la société, la bataille est perdue.

Une image effective du système des privilèges

Rajoy, entouré de «Prisa» (à sa gauche) et du cerveau de l'organisation patronale

Pour commencer cette tâche, je recommande au lecteur de garder en mémoire une image récente. Lors de journées économiques récentes, le propriétaire d’un grand média reçoit obséquieusement le président du gouvernement, Don Mariano Rajoy, qui vient accompagné du président d’une grande Caisse d’épargne, Don Rodrigo Rato, ancien ministre d’Aznar et ancien directeur du FMI.

L’image est impayable. Voilà réunis Bankia, la grande banque résultant de la mue de Caja Madrid, avec Don Juan Luis Cebrián, le président du groupe Prisa, propriétaire de El Pais, de la chaîne de radio-tv SER, et de bien d’autres choses, accompagnés par le cerveau économique de la CEOE [organisation patronale], Don Juan Iranzo, qui escorte Rajoy. Voilà l’image vivante du privilège économique exerçant son influence sur les décisions du pouvoir politique.

Depuis cette photo, quelques jours se sont écoulés, et j’observe avec stupéfaction que personne ne parle des véritables privilégiés. Le flot médiatique continue de se concentrer sur un objectif: nous convaincre que les véritables privilégiés sont les syndicalistes, ces syndicalistes qui veulent maintenir des privilèges qu’il faut éradiquer une fois pour toutes. L’opération est claire: «blindons la minorité véritablement privilégiée et faisons se battre entre eux tous les autres». (Traduction A l’Encontre)

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Antonio Garcia Santesmases occupe la chaire de philosophie politique à la UNED, l’Université espagnole à distance, soit la grande université qui permet à ses étudiants de faire des études par correspondance.

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