Par Christian Mahieux
Le sujet des retraites [voir la partie I] illustre comment lier défense des revendications immédiates et alternatives au système capitaliste. L’immédiat, c’est le refus de la contre-réforme. Il est juste de dénoncer le recul de l’âge légal de départ en retraite, de refuser l’accroissement du nombre d’annuités pour avoir une retraite à taux plein, d’expliquer le scandale des «25 meilleures années» appliquées au régime général qui entraîne des pensions beaucoup plus faibles qu’elles ne le sauraient si la base était par exemple «les 6 meilleurs mois», de revendiquer une vraie prise en compte des pénibilités, de réclamer des mesures instituant l’égalité entre les femmes et les hommes, etc.
Des retraites à la lutte anticapitaliste
Rapidement, tout ceci renvoie au partage des richesses; bien des pancartes, slogans, banderoles, affiches, tracts, mettent en exergue les centaines de milliards des actionnaires, la fraude fiscale, etc. De là deux questions: «Qui créent ces richesses?» et «Comment sont-elles réparties?»; on en arrive à: «Celles et ceux qui les produisent par leur travail ne disposent que d’une petite part» tandis que «Elles sont accaparées par les actionnaires, les patrons, c’est-à-dire celles et ceux qui ne les produisent pas». Il ne s’agit pas de dire que les scandaleux profits capitalistes doivent financer nos retraites, puisque ce sont nos cotisations qui le font, ce qui signifie que nous devrions les gérer nous-mêmes, sans les patrons, sans l’Etat. Mais globalement, les capitalistes nous coûtent cher! Cela renforce la crédibilité de recherche d’alternatives.
Le montant des retraites est un autre exemple. Le scandale des pensions de misère est largement dénoncé, de même que la fausse promesse de revalorisation liée à la contre-réforme. A juste raison. D’autres questions surgissent aisément: «La bataille pour que le montant de la retraite soit indexé sur les meilleurs salaires touchés précédemment est bien compréhensible; mais une fois en retraite, qu’est-ce qui justifie les différences de “rémunération” puisque tout le monde fait alors le même travail (ou, plus exactement, n’en fait pas quand on prend celui-ci dans sa définition liée au salariat?)» Bien sûr, cela permet de revenir sur la notion de «salaire différé», et donc sur le scandale de l’étatisation du système de retraite, la confiscation par l’Etat d’une part de la rémunération de notre travail. Mais il ne faut pas pousser beaucoup pour que cette problématique des différences entre les niveaux de pensions de retraite ramène à la discussion sur le fondement réel de la hiérarchie des salaires.
Dans les manifestations, nombreux sont les slogans dénonçant la nature du travail subordonné, ceux soulignant la perte de sens au travail, le décalage entre cette contre-réforme et les enjeux sociaux et écologiques, le rôle que jouent les personnes retraitées dans la société… Un récent numéro de Cerises la coopérative [15] interrogeait: «N’y a-t-il pas dans ces expressions multiples bien plus que le seul rejet de l’allongement d’un temps de travail qu’il faut caractériser comme subordonné? N’y a-t-il pas déjà l’expression implicite du rejet du rôle des actionnaires, celui de la seule valorisation économique à travers le marché, et finalement le refus de considérer comme seul travail utile l’activité valorisant le capital? Parmi les conditions permettant de penser la victoire du mouvement et le recul du gouvernement, l’explicitation de tous ces éléments implicitement ou explicitement contenus dans les mobilisations et les expressions n’en est-elle pas l’une des plus importantes? […] n’est-il pas urgent et possible de prolonger l’état d’esprit visiblement d’une majorité de femmes et d’hommes, en explorant ensemble d’autres perspectives, d’autres échanges sur le travail et l’activité, sur l’urgence de se dégager de la seule valorisation du capital, de discuter de la sortie de la subordination, de l’urgence d’en finir avec les actionnaires et leur toute-puissance, de revenir sur la différence entre cotisations et impôts, sur le salaire socialisé, sur l’organisation et la maîtrise de l’ensemble de ses temps de vie, etc.»
«La Sécu, elle est à nous» crie-t-on dans les manifestations. Reconnaissons qu’on nous l’a volé depuis bien longtemps. Si tant est que ce fut le cas dans le passé, qui pense aujourd’hui que la Sécu, donc la retraite mais pas seulement la retraite, est gérée par celles et ceux qui, par leurs cotisations, la font exister, c’est-à-dire les travailleurs et les travailleuses? Pourtant, quoi de plus simple à concevoir? Le rapport présenté par Henri Raynaud au Comité confédéral national de la CGT, en janvier 1947 [16], insistait sur trois enjeux: une caisse unique, un taux unique de cotisation interprofessionnelle, la gestion ouvrière sans patrons et sans tutelle étatique. Les moments de luttes sont des moments où la prise de conscience de l’exploitation, des oppressions, s’accélère. Il est d’autant plus important de mettre en avant des revendications faisant apparaître au grand jour les contradictions du système capitaliste, son incapacité à se réformer au point de satisfaire les besoins collectifs et de garantir l’avenir de la planète. Quelques discussions entre grévistes, quelques débats en assemblées générales suffisent pour faire émerger ces réflexions et bien d’autres. Partant de là, il est plus facile de faire partager l’idée que l’avenir des retraites ne dépend pas de questions techniques, mais qu’il est lié à la remise en cause du système capitaliste.
Le social fait la politique
Autre leçon de la période: comme lors de chaque moment de fortes luttes collectives de notre classe sociale, l’extrême droite n’est plus du tout au centre des discussions. Organiser la lutte de classes, dans les faits, est bien le meilleur moyen de la faire reculer. D’où les tentatives du Rassemblement national (RN) de revenir dans le paysage médiatique avec la motion de censure à l’Assemblée nationale. Quant à la gauche, elle court derrière le mouvement; ses leaders reprennent les mots d’ordre syndicaux à leur compte, mais tout le monde sait que ce n’est pas eux qui ont permis au mouvement actuel et à ses perspectives d’exister.
Il faut insister: le syndicalisme est politique, il n’a pas à se mettre au service de fractions partidaires et/ou philosophiques, respectables par ailleurs. Le syndicalisme rassemble celles et ceux qui décident de s’organiser ensemble sur la seule base de l’appartenance à la même classe sociale. Ensemble, ils et elles agissent alors pour défendre leurs revendications immédiates et travailler à une transformation radicale de la société. L’oppression liée au système capitaliste, oppression économique issue des rapports de production et du droit de propriété, est commune à toutes celles et tous ceux «d’en bas». C’est là que se joue l’affrontement de classe. Cela n’empêche pas, bien au contraire, de considérer qu’il y a d’autres formes d’oppressions, qu’il ne s’agit pas de hiérarchiser, ni entre elles, ni vis-à-vis de l’oppression économique. Les luttes contre les oppressions et pour l’égalité, la liberté, etc., font aussi de la politique. La répartition des rôles qui veut que le parti s’occupe de politique et le syndicalisme du social est une impasse. Les syndicats sont, ou du moins devraient être, l’outil d’organisation autonome de la classe ouvrière.
La crise de leur «démocratie» bourgeoise
Le gouvernement s’est appuyé sur sa majorité relative et sur la droite de l’Assemblée nationale. Ce n’est pas une surprise. Durant quelques semaines, la «représentation nationale» a fait … de la représentation, du théâtre; sans surprise, là non plus. L’opposition a agi pour retarder l’adoption du texte, le gouvernement a fait de même pour en accélérer la validation. Chaque groupe a fait mine de s’offusquer des moyens utilisés par l’autre camp: multiplication d’amendements d’un côté, vote bloqué de l’autre. Il ne s’agit que du jeu institutionnel normal, tel que prévu par la Constitution de la 5e République française; cette république au service de la bourgeoisie, bâtie sur le massacre des Communeux et Communeuses de 1871.
C’est dans cette logique que, plutôt que de soumettre son projet de loi au vote des député·es, et d’en risquer ainsi le rejet, le président de la République a eu recours à l’article 49-3 de la Constitution. Il s’agit de considérer par défaut que le texte en question est adopté, sauf si une motion de censure est votée dans les jours qui suivent par une majorité de députées. Il y a bien sûr une nouvelle arnaque arithmétique et démocratique derrière ce choix: alors que l’approbation ou le rejet d’une loi s’apprécie à la majorité relative (les abstentions et les absences font baisser le seuil à atteindre, il suffit d’avoir plus de «pour» que de
«contre»), la motion de censure qui suit la mise en œuvre de l’article 49-3 nécessite la majorité absolue du nombre de député·es; en l’occurrence 287. Cela renverse, de fait, la nécessité de majorité sur le texte: incapable de recueillir les suffrages qu’il lui aurait fallu pour le faire valider, le gouvernement imposait aux oppositions parlementaires de recueillir 287 votes pour qu’il soit rejeté à travers la motion de censure. Comme prévu, cela n’a pas été atteint, il y en a eu 278 (plus que le nombre de voix qu’aurait recueilli le gouvernement dans le cas d’un vote ordinaire le 16 mars)
Il faut mentionner que depuis que l’article 49-3 existe, les gouvernements dits de gauche comme les gouvernements dits de droite y ont eu recours avec entrain: avant cette 100e édition, depuis 1962 on avait compté 56 «49-3 de gauche» et 33 «49-3 de droite». Depuis 1962, concrètement depuis 1981, aucun gouvernement comportant les forces de gauche criant au scandale depuis la décision Macron/Borne du 16 mars 2023 n’a esquissé de réforme visant à abolir cette possibilité constitutionnelle. Il n’en reste pas moins que la décision du président de la république d’utiliser cette méthode a contribué à relancer la révolte dans le pays. Le 49-3 venait en réalité couronner l’ensemble de l’œuvre: délais restreints pour l’examen du texte, vote bloqué sur l’ensemble du texte au Sénat, et surtout mensonges éhontés depuis la présentation du texte. La palme revenant à l’affaire du minimum de retraite à 1200 euros pour tous et toutes: les premières déclarations portaient sur 2 millions de personnes concernées, de reniement en reniement, le ministre du travail en est arrivé à 10’000 par an. Autre exemple avec les régimes spéciaux de retraite, source de tant de maux selon le gouvernement: ceux, outrageusement avantageux, des parlementaires ne sont pas touchés! Il y a une exaspération démocratique dans le pays, en premier lieu parmi les exploité·es du système capitaliste. Ce n’est pas sans lien avec ce qui fondait une bonne part du mouvement des Gilets jaunes, avec le mépris affiché lors de la crise sanitaire de la COVID où tout et son contraire fut raconté par le pouvoir.
La principale leçon a tiré de la séquence parlementaire est qu’elle marque, une nouvelle fois, le fossé qui existe entre les «représentantes et représentants du peuple» et … le peuple. En toute légalité, dans le plus grand respect des règles de la démocratie dite représentative, le Parlement a adopté une loi rejetée par l’immense majorité de la population. Les mouvements, organisations et collectifs se réclamant de l’émancipation sociale doivent prendre l’offensive sur cette question.
Il faut assumer la remise en cause du jeu dit démocratique, qui renie les bases mêmes de la démocratie. Le système en place est fait pour protéger les intérêts des patrons, des actionnaires, des profiteurs, des capitalistes; il est illusoire de penser que les outils mis en place pour le pérenniser permettront de le dépasser! Il ne sert à rien de répéter «en agissant comme ça, Macron fait le lit du Rassemblement national». Oui, l’extrême droite en profitera … s’il n’y a pas d’alternatives portées publiquement. Notre camp social, celui de celles et ceux qui ne vivent pas de l’exploitation d’autrui, doit reprendre l’offensive en termes de propositions d’organisation d’une société autogestionnaire, égalitaire, écologique… démocratique, si on en revient au vrai sens du mot.
Violences policières
Surtout depuis le 16 mars, on reparle de poubelles brûlées, de vitres cassées. Certes, dans la période que nous connaissons, ce ne sont pas là des marques de radicalité si on entend par ce terme la perspective de rompre plus vite avec le capitalisme. Mais la colère est grande et très partagée; tant pis si quelques poubelles en font les frais! «Nous avons dit plusieurs fois qu’à force de ne pas se sentir écoutés, les gens allaient avoir envie de se radicaliser. Nous le sentions venir, même chez nos militants qui ne sont pas des anarchistes»: ce sont là les propos du président de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC)!
La manière dont le pouvoir utilise ces quelques faits pour parler de «violence» est inacceptable. La violence est dans le fait de vouloir faire perdre deux ans de retraite à des millions de personnes! Elle est aussi dans la répression policière qui s’est fortement renforcée au fil des semaines. A Paris, l’Union départementale Solidaires avait déclaré l’intention d’organiser un rassemblement devant l’Assemblée nationale, le jour du vote. La veille, la préfecture de police a interdit cette manifestation! Il a fallu un référé liberté devant le Tribunal administratif pour que l’interdiction soit levée. Des milliers de personnes s’y sont retrouvées dès l’annonce du 49.3. Dans la soirée, la police a interpellé plus de 200 personnes! Manifestations, rassemblements et répression policière se sont répétés dans de nombreuses villes et les jours suivants. Dans un communiqué du 20 mars intitulé «L’autorité judiciaire n’est pas au service de la répression du mouvement social», le Syndicat de la magistrature résume bien la situation: «L’interdiction de la manifestation sur la place de la Concorde à Paris ce 18 mars, s’est ainsi soldée par une multitude de placements en garde à vue, sans élément pour caractériser une infraction. Sur 292 interpellations, 283 ont donné lieu à un classement sans suite. Cette utilisation dévoyée de la garde à vue illustre les dérives du maintien de l’ordre […]» L’exemple cité concerne Paris, mais les mêmes méthodes – interdiction de rassemblements ou manifestations, interpellations sans motif et violences policières – ont été utilisées dans bien d’autres villes et dans la durée; jusqu’aux interdictions du port de la casserole, objets de dérision dans le monde entier…
La jeunesse en lutte
La contre-réforme attaque notre classe sociale. Elle sert les intérêts du patronat et des actionnaires. A peu près tout le monde l’a compris. Inutile de perdre trop de temps et d’énergie à en discuter les détails. C’est de projet de société dont il s’agit. Pour beaucoup de jeunes, «la retraite, c’est loin», certain·es disent «la retraite, on n’en aura pas». Mais ce qu’ils et elles comprennent, c’est qu’après la retraite, pourquoi pas l’assurance maladie? Et puis les congés payés? Et puis le contrat de travail? Et puis le salaire? Il faut faire le lien entre les revendications les plus locales qui traînent depuis des mois ou des années, le refus de la contre-réforme sur les retraites et la possibilité d’un autre futur. La large participation de jeunes aux manifestations interprofessionnelles, mais aussi quelques actions au sein même de lycées et d’universités sont à noter. Ces dernières sont insuffisantes; là aussi, c’est en grande partie la conséquence de présences et activités syndicales en recul; c’est donc à cela qu’il faut s’attaquer pour être plus efficaces.
A propos de la jeunesse, il est remarquable que le président de la République préfère différer ce qui est une de ses marottes depuis des années. En janvier déjà, Macron voulait annoncer la «généralisation» du Service national universel (SNU). Il a reculé. On a ensuite parlé de mars; puis la secrétaire d’Etat en charge du dossier a évoqué une décision en juin. Le gouvernement n’abandonne pas son projet militariste d’asservissement de la jeunesse [17]. Mais, compte tenu de la mobilisation des jeunes, dans le cadre du mouvement contre le projet de loi sur la retraite et aussi pour l’amélioration de leurs conditions d’études et de vie, il a craint que cette annonce de généralisation et/ou obligation du Service national universel soit l’élément déclencheur d’un mouvement de contestation encore plus fort!
De la lutte anticapitaliste et féministe aux retraites
Un début de grève reconductible le 7 mars obérait-il la journée internationale pour les droits des femmes du 8 mars? Au contraire, cela permettait de resituer clairement cette journée, mais plus globalement les luttes féministes, dans un cadre anticapitaliste, en lien avec la lutte des classes. Ce n’est pas toujours «naturel», y compris dans les milieux syndicaux; mais c’est un enjeu important que de rendre très visible ces liens, de ne pas considérer comme secondaires les différents systèmes d’oppression, dont le patriarcat, mais au contraire d’inscrire les luttes s’y opposant dans celle pour l’émancipation totale. L’exemple est donné par les collectifs militants qui organisent des tournées et permanences syndicales dans les secteurs les plus féminisées. D’un point de vue historique, rappelons que, si à l’origine de la grève de novembre/décembre 1995 en France il y eut les sections syndicales qui lancèrent assemblées générales et grève reconductible le 24 novembre, le lendemain se tint une très grande manifestation féministe, pour les droits des femmes, leurs revendications, leurs libertés.
Grève par procuration, référendum, Conseil constitutionnel
En termes de grève reconductible nationale, il y a eu la SNCF, les raffineries, l’énergie. D’autres secteurs ont été touchés, mais pas nationalement (nettoiement), ou pas sous forme d’un mouvement reconductible qu’on peut qualifier de masse. Face aux difficultés à étendre la grève, une partie des forces sociales tentent de trouver des solutions ailleurs. C’est d’abord le retour de la «grève par procuration»: la mise en avant des caisses de grève dans ce type de période participe de cette stratégie. Autant la constitution de tels outils, dans la durée, est une nécessité pour le mouvement syndical, autant faire mine d’y penser que lorsqu’un mouvement qu’on veut général a démarré n’a pas de sens: hormis les personnes en retraite ou au chômage, qui doit alors donner aux caisses de grève, si ce n’est celles et ceux qui devraient être en grève? La question de la constitution de vraies caisses de grèves est importante. Il est dommage de la caricaturer en agissant de la sorte.
L’opposition parlementaire a déposé des recours auprès du Conseil constitutionnel; qui pensait que celui-ci invaliderait en totalité le texte? Il aurait pu le faire de manière suffisante à ce que le gouvernement en prenne prétexte pour «renouer le dialogue» comme disent les tenants de l’harmonie sociale: mais c’est oublier que l’objectif gouvernemental, le mandat des capitalistes, des patrons, des actionnaires, n’était pas de discuter mais d’écraser les organisations syndicales. Comme le soulignait le constitutionnaliste Dominique Rousseau, «le Conseil constitutionnel reconnaît ainsi que des ministres ont délivré des “estimations erronées” lors des débats parlementaires, que plusieurs procédures ont été utilisées “cumulativement” pour accélérer l’adoption de la loi et que l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre a un “caractère inhabituel”», mais il valide.
Deux mots à propos du référendum d’initiative partagée visant à s’opposer au report de l’âge légal au-delà de 62 ans. Validé par le Conseil constitutionnel, il aurait eu l’avantage de geler la loi durant neuf mois; mais ensuite il faut 4,7 millions de signatures pour valider la démarche. Une démarche qui aboutit à la tenue du référendum … sauf si le Parlement examine lui-même la demande dans les 6 mois qui suivent. Retour à la case départ.
L’international
Sans surprise, la dimension internationale de ce qui se passe actuellement en France est presque ignorée du mouvement social. Comme pour l’activité interprofessionnelle, c’est la conséquence de l’insuffisance de prise en compte de l’internationalisme dans le syndicalisme, globalement. Les organisations syndicales reçoivent des messages de soutien de leurs homologues d’autres pays. Quelques présences internationales dans les manifestations s’organisent, à l’image de ce que les organisations membres du Réseau syndical international de solidarité et de luttes ont fait, à plusieurs reprises ces derniers mois. Des actions transfrontalières ont aussi eu lieu. La manifestation parisienne du Premier mai a accueilli plusieurs délégations syndicales venues de divers pays européens [18].
C’est important mais encore trop symbolique. En Europe, et au-delà, toutes les populations ont été la cible d’attaques des capitalistes contre les retraites; toutes sont aussi confrontées à ce qui sous-tend la colère populaire également au cœur du mouvement actuel en France: la misère qui s’étend, la précarisation des emplois, la destruction des services publics, le déni de démocratie, le mépris de classe. Pour en rester à des pays proches géographiquement, il y a eu ces derniers temps, ou il y a encore, d’importantes grèves en Grande-Bretagne, dans l’Etat espagnol, en Grèce, en Belgique, en Allemagne, au Portugal; et la liste est loin d’être exhaustive. Une des clefs pour la victoire sociale est aussi dans l’action syndicale internationale.
«La lutte continue». Grâce à qui?
Grâce aux millions de personnes qui participent aux manifestations; mais s’il n’y avait eu que ces journées d’action, la crise politique provoquée par le refus massif du projet de loi gouvernemental n’aurait pas cette ampleur. Cela, c’est aux grévistes qu’on le doit. Des grèves difficiles, des grèves insuffisantes, mais des grèves qui font que cette loi n’est peut-être pas près d’être mise en œuvre, que la période d’instabilité politique institutionnelle ouvre des perspectives, à condition de ne pas s’enfermer dans les dites institutions. Sans les grévistes, le gouvernement n’aurait pas eu besoin de recourir au 49-3; sans les grévistes, la question du référendum n’aurait pas été mise dans le débat public; sans les grévistes, le groupe parlementaire LIOT n’aurait pas déposé d’amendement à l’Assemblée nationale pour annuler le passage à 64 ans…
Nous n’avons pas gagné puisque le gouvernement a transformé son projet de loi en loi. Mais redisons que l’objectif de nos adversaires de classe était autre: il s’agissait de détruire le mouvement syndical (voir les deux graphiques en fin d’article, avant les notes). Ils ont échoué. Les dizaines de milliers d’adhésions nouvelles au cours de ce semestre de luttes l’illustrent. Maintenant, il nous faut «faire quelque chose» de ce renouveau syndical, l’inscrire dans la durée. Des décisions politiques organisationnelles sont indispensables: (re)donner des moyens importants aux Unions locales (UL) interprofessionnelles, établir des plans de travail (tournées, permanences, etc.) qui correspondent aux objectifs décidés collectivement, poursuivre le travail syndical commun…
On le comprend, ceci n’engage pas que «le national», loin de là. C’est à chaque syndiqué·e, chaque militant·e, chaque section syndicale, chaque collectif de syndicat de décider, d’agir pour développer une pratique syndicale conforme aux ambitions de transformation sociale, de lutte d’ampleur, de grève générale. Cela passe par un tissu militant plus étendu et plus solide. La formation syndicale est sans doute une des priorités; les outils interprofessionnels locaux aussi.
Nous faisons le constat de notre difficulté à construire une grève nationale interprofessionnelle? Alors, il faut qu’une partie des moyens syndicaux, notamment en temps, de chaque militante et militant serve au développement d’Unions locales, pour que le syndicalisme soit présent dans bien plus d’entreprises et services, et s’adresse à tous les travailleurs et travailleuses, quel que soit leur statut. Le renforcement des collectifs syndicaux locaux interprofessionnels, mais aussi dans les entreprises et les services est nécessaire? Des décisions doivent être prises et appliquées quant à la répartition du temps passé avec les patrons et avec les collègues. La remise en place des CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) et des Délégué.es du personnel doit être une priorité revendicative, une exigence vis-à-vis de celles et ceux qui font les lois.
Nous notons une trop faible participation aux assemblées générales de grévistes? Au quotidien, il est nécessaire de récréer la confiance collective, grâce au syndicat; il faut que chacune et chacun sente que sa parole, ses réflexions, ses idées, sont prises en compte. Dans les secteurs où des dispositifs antigrèves ont été mis en place, combattons-les unitairement; partout où il faut une «déclaration individuelle d’intention de se mettre en grève», cette manœuvre individualise la grève et contribue à ce que l’AG soit perçue comme inutile puisqu’il faut se décider … deux jours avant. Cependant, l’AG n’est pas la réponse unique à des situations disparates. Dans beaucoup d’entreprises, il s’agira de ce qu’on peut plutôt qualifier de «discussions entre collègues»; c’est aussi important, même si c’est moins mythique!
L’unité syndicale est importante? Organisons-nous pour qu’elle perdure, dans les villes, dans les entreprises; par des diffusions de tracts ensemble, par des rassemblements ensemble, par des fêtes ensemble, par des débats ensemble, par l’établissement de «cartes ouvrières» ensemble, par des luttes ensemble. Car l’unité ne saurait se traiter seulement par le prisme de l’intersyndicale nationale! Pour autant, sur ce plan, des initiatives pourraient être prises; la dynamique des intersyndicales femmes, des intersyndicales mises en place depuis un certain temps à propos d’activités internationales, ce qui s’est fait aussi contre l’extrême droite, tout cela pourrait être amélioré bien sûr, mais aussi étendu à d’autres sujets.
Le patronat s’applique depuis des années à casser les collectifs de travail, pour affaiblir nos résistances et nos luttes revendicatives; sans ce sentiment de collectif, ce sentiment d’appartenir à une classe sociale même si ce n’est pas explicitement dit, il est difficile de construire des mouvements… collectifs!
Notre syndicalisme doit répondre à ces attaques, à partir de ce que vivent et de comment vivent (et travaillent) les salarié·es d’aujourd’hui. La majorité sociale qui s’exprime dans le pays depuis mi-janvier ouvre des perspectives politiques nouvelles. Que les grévistes et les manifestant·es veillent à ne pas se faire confisquer ce qu’ils et elles ont construit. Au contraire, il faut le faire fructifier! (Contribution envoyée par l’auteur, Christian Mahieux, le 15 juin 2023; elle est publiée dans la revue Les Utopiques, numéro 23, Ed. Syllepse, comme indiqué au bas de la 1re partie)
Notes
[15] www.ceriseslacooperative.info
[16] La défense de la Sécurité sociale. Rapport présenté par Henri Raynaud, secrétaire de la CGT au comité confédéral national les 14 et 15 janvier 1947, Editions syndicalistes, 2016.
[17] Extrait d’un récent communiqué du Collectif Non au SNU:
«Qu’est-ce que Service national universel que le gouvernement veut rendre obligatoire pour les jeunes de 15 à 17 ans?
- Une opération de soumission de la jeunesse: uniforme, drapeau, hiérarchie, ordres, … il s’agit d’inculquer un esprit d’obéissance aux règles, un respect absolu des normes. Règles et normes qui, pour la plupart, ne visent qu’à perpétuer les inégalités et injustices inhérentes à l’organisation actuelle de la société.
- La remise en cause des droits des travailleurs et travailleuses: avec le SNU, chaque année, 800 000 jeunes sans droit seront utilisé·es pour remplacer des emplois aujourd’hui occupés par des employé·es qui ont un salaire, la possibilité de s’organiser syndicalement, des droits individuels et collectifs.
- Des dépenses considérables: l’Etat va budgéter une dépense annuelle supplémentaire d’un milliard et demi d’euros, pour rendre obligatoire le SNU. Le budget des armées est déjà de 44 milliards d’euros pour 2023. En voilà une masse d’argent qui pourrait être bien plus utile à la collectivité que confiée aux mains des militaires!
- Le renforcement de la militarisation: encadrement militaire, levée du drapeau, chant guerrier, uniforme, parcours du combattant, etc. contribueront à l’endoctrinement des jeunes.
La propagande vise à banaliser le rôle de l’armée, alors que celle-ci est en pointe dans la répression, sur le territoire français, dans les colonies et diverses régions du monde.
Il faut que les jeunes s’engagent, dit le gouvernement. Mais c’est déjà le cas! Contre le racisme, pour que cesse la destruction de la Terre, pour défendre leur droit à étudier, pour le partage des richesses et contre l’exploitation, pour le droit au logement, pour l’égalité des droits et contre les discriminations, etc. Comment peut-on parler d’apprendre la citoyenneté, lorsqu’on confie l’encadrement à l’armée?»
[18] Dont par exemple les Commissions ouvrières espagnoles (CCOO) qui, avec l’UGT, le patronat et le gouvernement signent depuis des années tous les accords remettant en cause les droits à la retraite et organisant le départ en retraite à 67 ans. Accords ensuite transformées en loi par les gouvernements successifs de droite ou de gauche (PS et Podemos pour le plus récent épisode).
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