Par Pierric Marissal (reportage)
Derrière une jolie banderole bleue taguée «EN GRÈVE», une grosse cinquantaine d’étudiant·e·s de l’université Gustave-Eiffel de Marne-la-Vallée cherchent à rejoindre la tête du cortège qui part de la Bastille, à Paris, ce 23 mars. Les organisations de jeunesse sont en tête, juste derrière Solidaires.
Mais elles sont bloquées à deux rues de là en raison de l’affluence énorme. C’est la première fois qu’ils se mobilisent ainsi. «Il y a eu le 49.3, et puis l’allocution de Macron, c’était le coup bas de trop», assure Hanna, qui défile pour la première fois.
Justin, lui, aurait bien aimé que ses camarades de fac se mobilisent en nombre plus tôt, aux précédents jours de mobilisation, «mais le campus est éclaté. Ça a été un vrai travail de fond», assure celui qui participe à la création du premier syndicat étudiant sur le site.
«C’est la première fois ce matin que les classes prépa rejoignent les lycéens pour bloquer le lycée», se réjouit aussi Lea sous une banderole violette annonçant que le lycée Voltaire est en grève. «Côté profs, on est toujours autour de 30% de grévistes, mais les élèves se mobilisent vraiment. On avait semé des graines, organisé une projection du documentaire 1336 sur la lutte victorieuse des Fralib [reprise par les salarié·e·s de l’usine de thé d’Unilever et création en 2014 d’une société coopérative ouvrière], ça prend», ajoute la jeune professeure, qui aurait bien aimé que tout le lycée défile.
«On sent beaucoup de colère, mais elle reste motivante, joyeuse, et il y a toujours de l’humour. La dernière fois, on s’est retrouvés face aux CRS qui tapaient sur leurs boucliers pour nous intimider, on s’est mis à chanter tous ensemble la musique de Star Wars, vous savez quand Dark Vador arrive», raconte-t-elle tout sourire.
Comme pour lui donner raison, Matthieu Trubert, de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens-CGT, invite avec malice le patronat à se joindre au cortège. «L’employeur a toujours l’obligation de résultat en matière de santé au travail, pointe-t-il. Comme l’âge de départ à la retraite va dépasser celui de l’espérance de vie en bonne santé, comment vont s’en sortir les patrons??» rigole-t-il.
Chez les égoutiers, on tient bon, mais l’heure est moins à la fête
Chez les égoutiers, on tient bon, mais l’heure est moins à la fête. «On est là parce qu’on n’a pas le choix, lance Frédéric Aubisse, responsable CGT aux égouts de Paris. Nous avons dix-sept années d’espérance de vie en moins que la moyenne des Français, c’est douze années chez les éboueurs…»
Pour eux, le nerf de la guerre est le retrait de la réforme. Le 49.3, le mépris présidentiel, cela n’a fait qu’attiser la colère. Et après? «Il nous restera à distribuer des allumettes, sourit-il un peu désabusé. Quand on pense que la dernière fois qu’il avait parlé de nous, on était des travailleurs essentiels… Ah ben, justement, en parlant de travailleurs essentiels…» s’interrompt-il, tendant la joue à Sylvie, de la CGT AP-HP (Assistance publique – Hôpitaux de Paris), dans sa blouse blanche d’hospitalière bardée d’autocollants en grève.
Elle est déterminée mais épuisée. «On est nombreux à être en grève, assure-t-elle, mais on est assignés, alors on doit bosser. On a travaillé pendant le Covid, parfois avec de simples sacs-poubelle en guise de protection, en sous-effectif, de jour comme de nuit, on ne peut pas prendre nos vacances, et ils veulent qu’on bosse jusqu’à 64 ans?»
Un sentiment de mépris
Vêtue de la chasuble blanche de SUD santé AP-HP, Isabelle est tout aussi déterminée. «Quand on est épuisés, qu’on en a marre de manifester, la colère c’est un moteur, ça nous redonne du jus», assure-t-elle. Pour elle comme pour beaucoup, quelque chose a changé depuis la dernière journée de mobilisation.
Ce sentiment d’être méprisé par le gouvernement, le président. Le référendum d’initiative partagée reste un peu flou: «C’est par la rue qu’on y arrivera, comme pour le CPE [contrat première embauche retiré en 2006].»
Pour Cyril, qui a fait le chemin avec ses collègues pour manifester jusqu’à Paris depuis la centrale de Dampierre (Loiret), la colère a même pris le pas sur le fond de la réforme comme motivation à défiler. «Ce mépris de classe du président mobilise de nouvelles personnes, je pense qu’il fait tout pour que cela dégénère.» Il soupire et hausse les épaules: «Tant pis, on est prêts.»
L’intervention d’Emmanuel Macron de la veille a aussi exaspéré les responsables syndicaux, présents en tête du cortège. «Son discours est une sorte de provocation par le vide, cingle Benoît Teste, secrétaire général de la FSU. L’utilisation du 49.3 il y a quelques jours, tout comme ce passage à la télé complètement lunaire montrent bien l’isolement de l’exécutif. Il n’y a plus que les macronistes pour croire que tout va bien se passer.»
«?La classe ouvrière hausse le ton»
Pour la suite, les responsables syndicaux affichent leur détermination. La fébrilité perçue dans le camp macroniste – des députés ont fait part de leurs doutes quant à l’utilisation du 49.3 – tout comme le regain de mobilisation observé ces derniers jours galvanisent les troupes.
On se prend à espérer un scénario «façon CPE» en 2006, où Jacques Chirac avait fini par jeter l’éponge malgré le vote de la réforme: «C’est évidemment notre objectif», affirme Murielle Guilbert, codéléguée générale de Solidaires, tandis que son collègue Simon Duteil se félicite de l’ampleur de la mobilisation. «Je reviens du Havre, où je n’avais jamais vu un tel niveau de colère, raconte-t-il. Les manifestants ont mis une carcasse de bus au milieu de la route… La classe ouvrière est en train de hausser le ton.»
Frédéric Souillot, secrétaire général de Force ouvrière, appelle les opposants à la réforme «à actionner tous les leviers disponibles: il y a la saisie du Conseil constitutionnel, mais aussi le référendum d’initiative partagée (RIP) et bien évidemment le mouvement social».
Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, croit à un engouement populaire autour du RIP?: «La privatisation d’Aéroports de Paris (ADP) ne parlait pas forcément aux habitants de Nantes ou de Rodez, par exemple. La réforme des retraites parle à tout le monde.»
Conclusion de Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT: «Certains auraient pu penser que le vote de la loi provoquerait une baisse du nombre de manifestants. C’est tout le contraire: cette journée est l’une des plus grosses mobilisations depuis les années 1990.» (Article publié dans le quotidien L’Humanité, le 24 mars 2023)
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Répression macronienne: garde à vue pour absence d’infraction!
Par Nadia Sweeny
Cette semaine, il flotte un air de délitement au tribunal judiciaire de Paris. Les journalistes vont et viennent d’une salle à l’autre à la recherche des rares dossiers de manifestants opposés à la réforme des retraites, qui passent en comparution immédiate (CI). Pour ne pas les rater, certains assistent, hagards, au cortège des affaires classiques de CI.
Des heures à voir défiler trafics de stups, vols, refus d’obtempérer, bagarres avant que, tout à coup, ne soient lancés les mots-clés tant attendus: dégradation, groupement, feu de poubelle, barricades… L’attention, alors, se réveille. Les corps se redressent. Le clapotis des claviers d’ordinateurs bruisse.
Trois dossiers lundi 20 mars. Cinq le mardi. Sept le mercredi. Il n’y a pas foule au portillon. Mais où sont donc passées les 442 personnes placées en garde à vue entre mercredi 15 mars et samedi 18 mars à Paris et les 52 personnes déférées devant un magistrat? En réalité, 88% des personnes interpellées ces jours-ci ont vu leur affaire classée sans suite.
D’après les observateurs, ce sont majoritairement des classements pour absence d’infraction. Alors que les récits de personnes emmenées par erreur, au commissariat – dont deux adolescents autrichiens en voyage scolaire – se multiplient, le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez a réfuté l’existence d’«arrestations préventives».
Pour le Syndicat de la magistrature, au contraire, «ces chiffres montrent que les forces de sécurité intérieure utilisent très abusivement la garde à vue» afin de «museler la contestation en brisant les manifestations en cours et en dissuadant – par la peur – les manifestations futures».
Il appelle les magistrats à «refuser le détournement de la procédure pénale au profit du maintien de l’ordre, à refuser de donner un vernis judiciaire à des opérations de police qui ne sont plus au service de la protection de la population mais de sa répression».
Quelques jours plus tôt, dans une dépêche du 18 mars envoyée en interne aux magistrats, le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, a bien appelé à la fermeté face aux manifestant·e·s. Et force est de constater que les procureurs tentent de s’y plier, au risque de pousser artificiellement des dossiers difficiles à défendre.
Justice d’abattage
En comparution immédiate, beaucoup de dossiers «manifs» sont renvoyés à une date de jugement ultérieure: les militants aguerris refusent, par principe, ce qui est considéré comme une « justice d’abattage», notamment dans les dossiers les plus complexes. Mais quelques-uns décident tout de même d’être jugés tout de suite.
Ce tri permet de rendre visibles les affaires particulièrement légères pourtant considérées par le parquet comme solides, puisqu’elles ont été retenues et les personnes poursuivies devant un tribunal correctionnel en comparution immédiate, soit mesure d’urgence.
Lundi 20 mars, on tombe sur Edwige et Jonathan, deux étudiants arrêtés deux jours plus tôt dans le quartier de Chatelet-Les Halles, accusés d’avoir mis le feu à des poubelles [1]. On écoute les éléments du dossier, la lecture du procès-verbal du policier, seul témoin, qui déclare avoir vu un individu «à capuche grise» allumer le feu.
On se tourne vers Edwige et Jonathan. Pas de capuche. On espère alors beaucoup de la vidéo-surveillance. «On voit que ce n’est pas vous qui mettez le feu, souffle la présidente. Vous mettez des gobelets dans la poubelle. Voilà ce qu’on a.» Résultat: relaxés.
Arrive ensuite Pierre, 19 ans, étudiant. Primo-manifestant, lui aussi accusé d’avoir mis le feu à une poubelle, le même soir mais place d’Italie. Le jeune homme reconnaît les faits mais dit que le feu, ce n’est pas lui, qu’il a juste poussé une poubelle dedans. Résultat: soixante-dix heures de travaux d’intérêt général.
Aucun témoin, aucune preuve
Le lendemain, trois jeunes gens d’une vingtaine d’années s’alignent dans la salle 6.04 du tribunal judiciaire de Paris. On rencontre Clothilde, en service civique – très émue par sa comparution –, Margot, graphiste sans emploi et Martin, agent immobilier. Arrêtés le 19 mars dans le deuxième arrondissement de Paris, ils ont tous un casier judiciaire vierge et ont gardé le silence pendant leur garde à vue. Ils nient en bloc avoir mis le feu aux détritus.
Au fur et à mesure que les débats avancent, une fois encore, le dossier fond comme neige au soleil. Sur procès-verbal, les policiers affirment ne pas avoir vu le feu et évoquent «trois requérants», dont personne n’a pris les identités, qui auraient accusé des personnes «habillées de noir avec un masque sanitaire sur le visage» d’avoir mis le feu.
Problème: le jeune homme porte un sweat-shirt mauve et aucun masque n’a été retrouvé. Aucun témoin, malgré une recherche de voisinage active. Là encore, l’existence d’une vidéosurveillance donne une sorte d’espoir: il y a bien quelque chose de concret dans ce dossier.
Le résultat tombe à 20h28: «Constatons l’impossibilité d’identifier les personnes». Comment, alors, ces jeunes gens ont-ils pu être poursuivis? «Ce dossier aurait dû être classé sans suite comme les autres, plaide maître Raphaël Kempf. Il est symptomatique de ce que nous voyons en ce moment: de l’interpellation arbitraire.»
«Il y a des choses qu’on n’a pas, reconnaît la procureure, visiblement embêtée. Pourtant, les policiers ont essayé.» Pour donner un peu de consistance à son dossier, elle questionne les prévenus: «Que pensez-vous des dégradations faites en ce moment?» Chacun refuse de répondre à une question clairement orientée.
Alors elle clame: «C’est regrettable et dommageable de casser et d’incendier, car cela brouille le message des manifestants légitime.» Et demande entre 140 et 175 heures de travaux d’intérêt général. Résultat: relaxe générale. Martin repart tout de même avec un mois de sursis pour avoir refusé de donner ses empreintes. Et ce, bien qu’il ait finalement accepté de le faire au bout de 48 heures de garde à vue.
Une journée en absurdie judiciaire
Ce soir-là, en sortant dans la rue adjacente du tribunal, vers 21h15, un groupe de jeunes gens s’avance vers nous. «Excusez-nous, savez-vous comment on peut avoir des nouvelles d’un de nos amis censé sortir à 13h30: son dossier a été classé sans suite.» Ledit ami a été arrêté au Panthéon le samedi soir, accusé de groupement en vue de commettre des violences.
Une avocate décroche son téléphone et appelle le greffe. Personne ne semble savoir où en est le dossier de ce jeune homme: classé sans suite, puis en fait non, puis en fait oui. Une erreur d’envoi de fax semble être invoquée pour justifier le retard de libération. Vers 22h, le jeune homme finit par sortir, clôturant une journée de plus en absurdie judiciaire.
Le lendemain, mercredi 22 mars, rebelote: la plupart des dossiers «manifs» sont renvoyés à une date ultérieure mais pas celui de Clément, 26 ans. L’apprenti couvreur, en région parisienne depuis un mois, est déjà connu pour dégradation. Il est accusé d’avoir construit une barricade rue Saint-Sabin dans le 11e, et d’y avoir mis le feu. Mais il n’est pas interpellé tout de suite car, selon les policiers «c’est trop compliqué».
C’est à quelque 400 mètres de là, place de la Bastille, que le policier déclare «l’avoir reconnu grâce à son jogging rouge aux bandes blanches». Problème: dans le PV de la vidéo surveillance joint au dossier, il est inscrit: «Constatons individus construisant une barricade, ne constatons pas la présence de l’individu» pourtant clairement reconnaissable grâce à son jogging. La procureure ne se démonte pas et demande 8 mois de sursis. Résultat: relaxe.
Lorsque Clément dit à la barre «On continuera à se mobiliser contre cette réforme», la présidente du tribunal explique qu’il ne s’agit pas de juger des idéologies politiques et que la justice n’est pas une tribune. Et le jeune homme de rétorquer calmement: « Moi, j’ai l’impression que mon arrestation est politique.» (Article publié sur le site de l’hebdomadaire Politis, le 24 mars 2023)
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[1] SUD éducation, dans un communiqué du 24 mars, parmi d’autres considérations, souligne la répression contre les lycéens et les lycéennes et les étudiant·e·s ainsi que les apprenti·e·s: «Les personnels de l’Education nationale sont pleinement engagés dans ce mouvement social et subissent une répression intolérable. Des nombreuses et nombreux syndicalistes ont été arrêtés alors qu’elles et ils usaient de leur droit à manifester contre le 49.3. De même, le gouvernement bafoue le droit des lycéen·nes et des étudiant·es à se mobiliser en les réprimant violemment. Leur colère est légitime et elle doit pouvoir s’exprimer sur leurs lieux d’étude. Les gardes à vue et les violences policières: usage de gaz lacrymogènes, matraquages, arrestations… que subissent les lycéen·nes, étudiant·es et apprenti·es sont inacceptables. Des jeunes, femmes et personnes LGBTQIA+, dénoncent des violences sexuelles et sexistes lors d’interventions policières. La criminalisation de l’expression des lycéen·nes, étudiant·es et apprenti·es par l’intervention systématique et violente des forces de l’ordre aux abords et dans les établissements scolaires doit cesser.» (Réd. A l’Encontre)
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«La mobilisation sociale s’accentue, c’est l’heure du retrait!»
Communiqué de l’intersyndicale: CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC, UNSA, Solidaires, FSU, Unef, la Voix lycéenne, FAGE, FIDL, MNL
A l’appel de l’ensemble des organisations syndicales et de jeunesse, la 9e journée de mobilisation contre la réforme de retraites a encore réuni plus de 3 millions de manifestants, ce qui en fait l’une des plus importantes depuis le début du mouvement social. La jeunesse s’est aussi largement mobilisée.
Massifs et déterminés, ces manifestations, ces actions intersyndicales, ces grèves et ces débrayages sont une réponse aux contre-vérités exprimées par le Président de la République et son entêtement incompréhensible.
L’intersyndicale réaffirme que contrairement aux propos du président de la République, de nombreuses alternatives aux mesures d’âge ont été formulées. Aucune n’a été sérieusement étudiée. La responsabilité de la situation explosive n’incombe donc pas aux organisations syndicales mais bien au gouvernement.
Alors que l’exécutif cherche à tourner la page, ce mouvement social et syndical pérenne et responsable confirme la détermination du monde du travail et de la jeunesse à obtenir le retrait de la réforme.
A l’issue d’un parcours parlementaire chaotique, au cours duquel le gouvernement a utilisé tous les outils constitutionnels à sa disposition permettant de limiter l’exercice démocratique, le texte de loi est à présent soumis au Conseil constitutionnel. Dans ce cadre, l’intersyndicale lui adressera prochainement des contributions explicitant les raisons pour lesquelles cette loi doit être entièrement censurée.
Face à l’absence de réponse de l’exécutif, Président de la République en tête, les organisations syndicales et de jeunesse ont demandé publiquement une consultation citoyenne.
Les parlementaires se sont saisis de l’outil constitutionnel à leur disposition et ont transmis un projet de Référendum d’Initiative Partagée au Conseil constitutionnel. Les organisations syndicales et de jeunesses sont prêtes à y prendre toute leur part dans le périmètre de leur représentation du monde du travail et de la jeunesse.
Le puissant rejet social de ce projet est légitime et son expression doit se poursuivre.
Revendiquant le retrait de la réforme des retraites, l’intersyndicale appelle les millions de travailleurs et travailleuses, les jeunes et les retraités à continuer de se mobiliser. Elle appelle à des rassemblements syndicaux de proximité ce week-end et à une nouvelle grande journée de grève et de manifestations mardi 28 mars partout dans le pays.
L’intersyndicale se réunira mardi 28 mars au soir.
Paris, le 23 mars 2023 au soir
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