Par Elie Mystal
Les défenseurs de la «naissance forcée» (forced-birth) sont enfin sur le point d’obtenir ce à quoi ils travaillent depuis des décennies. Il semble désormais certain que la Cour suprême révoquera le droit à l’avortement et renverra les femmes enceintes au statut de citoyennes de seconde zone: de simples couveuses qui n’ont pas le droit de contrôler le destin de leur propre corps.
Politico [plateforme numérique très visitée et publication papier] rapporte qu’il a obtenu un projet d’opinion majoritaire dans l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health, l’affaire qui concerne l’interdiction de l’avortement à partir de 15 semaines de grossesse instituée par l’Etat du Mississippi [en 2018], une violation claire de l’arrêt historique Roe v. Wade datant de 1973 [avortement possible tant que le fœtus n’est pas «viable», soit 22 à 24 semaines, tel que précisé en 1992]. L’avis, rédigé par le juge Samuel Alito et publié dans son intégralité par Politico, renverse à la fois Roe v. Wade et Planned Parenthood v. Casey [arrêt de la Cour qui, en 1992, confirmait le droit établi dans Roe v. Wade]. «Roe était manifestement erroné dès le départ», écrit le juge Samuel Alito [qui siège depuis le 31 janvier 2006, nommé par George W. Bush] dans le projet qui a fait l’objet d’une fuite.
Selon le rapport, quatre juges ont signé l’avis d’Alito: Clarence Thomas [nommé en 1991 par George H.W. Bush], Neil Gorsuch [nommé en 2006 par George W. Bush], le présumé violeur Brett Kavanaugh [nommé en 2018 par Trump], et Amy Barrett [nommée par Trump en octobre 2020]. Les trois juges libéraux travaillent à l’élaboration d’une opinion dissidente, et le juge en chef [président de la Cour suprême depuis 2005] John Roberts tente toujours de prendre une décision.
Il est très inhabituel qu’un avis de la Cour suprême fasse l’objet d’une fuite avant sa publication. C’est tellement inhabituel que personne ne peut dire avec certitude à quel point ce projet d’avis est conforme à la réalité. Mais voici la chose la plus importante à savoir: Samuel Alito a été désigné pour rédiger l’opinion majoritaire. Etant donné qu’il a été l’un des plus grands ennemis des droits des femmes depuis qu’il a rejoint la Cour suprême, on peut dire que cinq juges sont à l’aise, du moins en théorie, avec la version la plus extrême d’une décision soutenant l’interdiction de l’avortement dans le Mississippi. Il est possible que certains termes soient modifiés entre le projet que Politico a obtenu et la version finale que la Cour suprême publiera dans quelques semaines. Mais on n’attribue pas cette opinion à Samuel Alito à moins que l’objectif ne soit de renverser Roe.
La seule autre question qui se pose alors est de savoir si l’un des cinq conservateurs va céder face à la réaction du public. Je ne pense pas que ce soit probable. Samuel Alito l’a écrit; Clarence Thomas est un extrémophile chaque matin à son réveil; et Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Barrett ont été nommés spécifiquement pour faire cela par un président qui a promis que l’engagement à renverser Roe v. Wade serait son test déterminant pour les juges de la Cour suprême.
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Ils ne reculeront pas maintenant. Il est peu probable qu’une émeute fasse réfléchir les juges avant de bouleverser 50 ans de jurisprudence. Même une émeute réelle ne fera probablement que les inciter à faire une tournée de conférences pendant l’été afin de tenter de réhabiliter leur réputation personnelle.
En effet, les gens auraient dû s’attendre exactement à ce résultat à partir du moment où Donald Trump a remporté l’élection présidentielle de 2016. Plus précisément, les 52% de femmes blanches qui ont voté pour Trump, ainsi que les 52% de tous les hommes et un énorme 62% des hommes blancs, auraient dû s’y attendre. Certains d’entre eux voulaient clairement que le droit à l’avortement en vigueur soit annulé. Pourtant, 59% des Américains pensent que l’avortement devrait être légal dans la plupart des cas, dont 57% des Américains blancs – donc certains d’entre eux ne le voulaient clairement pas.
Pensaient-ils que ces théocrates conservateurs plaisantaient? Les conservateurs ont longtemps promis de supprimer les droits des femmes. Maintenant, ils le font. Que pensait-on qu’il allait se passer quand on les laisserait contrôler la Cour suprême?
Il n’y aura pas d’émeute, car la plupart des gens ont accepté de vivre avec une Cour suprême fondamentaliste chrétienne. Le combat pour sauver le droit à l’avortement a été perdu lentement, sur une longue période, puis d’un seul coup. Il a été perdu en 2016 lorsque le juge Antonin Scalia est mort [en février] et que Mitch McConnell [chef de la majorité républicaine au Sénat] a gardé le siège ouvert jusqu’à ce qu’un républicain (Trump) puisse être installé à la Maison Blanche. Il a été perdu lorsque le New York Times a mis l’accent lors une élection présidentielle ayant pour la première fois une candidate femme [Hillary Clinton] – nommée par l’un des deux grands partis – sur son utilisation de sa messagerie privée [pour sa fonction de secrétaire d’Etat] plutôt que sur son engagement en faveur des droits des femmes. Il a été perdu lorsque Ruth Bader Ginsburg est décédée en 2020 et que Mitch McConnell a été autorisé à faire passer à la hâte sa remplaçante Amy Barrett. Il a été perdu lorsque Joe Biden a pris ses fonctions et n’a pas fait sa priorité numéro un de la réforme, de l’élargissement du nombre de juges ou de la neutralisation du pouvoir de la Cour suprême conservatrice.
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Les conservateurs se sont battus pour le contrôle des tribunaux parce qu’ils voulaient supprimer le droit à l’avortement. Pourquoi les personnes, les institutions ou les groupes d’intérêt qui ne se souciaient pas assez de les arrêter auparavant s’en soucieraient-ils soudainement maintenant que les conservateurs sont sur le point de faire ce qu’ils ont promis de faire depuis longtemps?
Dans le projet d’opinion majoritaire, Samuel Alito dit que la Cour «renvoie» la décision sur l’avortement aux Etats – et la triste réalité est que la plupart des gens dans notre pays égoïste et arriéré vont être d’accord avec cela. Il y aura une forte expression initiale de tristesse, puis tous, sauf défenseur·e·s les plus déterminés du droit à l’avortement, retourneront à leur vie quotidienne, sûrs de savoir que s’ils ont besoin d’un avortement, ils pourront l’obtenir dans leur Etat ou payer pour se rendre dans un autre Etat (ou un autre pays) où la procédure est encore légale. Les personnes, principalement des femmes, qui ont été en première ligne pour tenter de protéger les droits reproductifs resteront sur place pour aider les femmes enceintes dans un monde post-Roe. Mais les nouveaux «alliés» ne seront que brièvement engagés par l’injustice en cours.
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Vous ne me croyez pas? Eh bien, les amis, les services d’avortement sont pratiquement illégaux au Texas depuis des mois. Où est passée la protestation publique qui a changé le paradigme de la loi texane qui a rendu cela possible? Les gens sont-ils descendus dans la rue quotidiennement? Est-ce que c’est le sujet principal des informations depuis des mois? Est-il même apparu sur les listes de sondages électoraux comme la question «la plus importante» pour les électeurs et électrices potentiels? Non, non, et non. L’administration Biden ne s’en soucie même plus. Biden a promis une réponse «globale» au Texas. Cela s’est résumé à un procès (qui a été rejeté par la Cour suprême) et à aucune autre action fédérale. Biden essaie même d’éviter d’utiliser le mot «avortement» lorsqu’il parle des droits reproductifs.
Les gens se trompent s’ils pensent que la réaction à l’annulation de Roe v. Wade sera très différente. Les gens seront en colère, pendant un certain temps, puis ils passeront à autre chose. Selon NPR (National Public Radio), 21 Etats sont sur le point d’interdire immédiatement ou de restreindre sévèrement l’accès à l’avortement si Roe v. Wade est annulé, mais aucun de ces Etats n’est New York ou la Californie. Les libéraux de la côte exprimeront leur indignation et iront ensuite bruncher. Plus tard, nous aurons un «GoFundMe» [financement participatif] pour payer les tickets de bus des femmes du Texas pour aller en Californie.
A un certain niveau, la fuite médiatique du projet d’opinion de la Cour suprême est le microcosme parfait de la façon dont le droit à l’autonomie corporelle a été perdu. Même avec cette fuite, la plupart des gens ne croiront pas ce qui se passe. Ils garderont l’espoir que, d’une manière ou d’une autre, les choses vont s’arranger. Personne ne va devenir trop dément pour l’instant: il s’agit d’un «projet» d’avis, après tout! Et lorsque le projet d’avis sera devenu l’avis réel, les gens s’y seront habitués. Les personnes aisées auront eu le temps de rationaliser la situation ou de se rappeler qu’elles vivent dans un Etat sûr ou qu’elles ont les moyens de s’y rendre. Les désespérées se résigneront à leur sort, sachant que personne ne viendra les aider.
Cette décision tombera et les Etats adopteront leurs lois et certaines personnes seront super énervées… mais la plupart des gens recommenceront à se plaindre du prix de l’essence. D’ici les élections de mi-mandat (8 nombre 2022), les conservateurs qui voulaient cela renverront leurs héros conservateurs à Washington, tandis que les libéraux qui ne le veulent pas seront déprimés et se demanderont pourquoi leur parti n’a pas fait plus pour empêcher que cela ne se produise. Les républicains ne seront pas punis pour cela mais récompensés, tandis que les démocrates seront punis pour ne pas s’être battus davantage pour empêcher cela.
Et ça se passera comme ça, au moins jusqu’à ce que les corps commencent à se montrer. Vous voyez, beaucoup de gens ont oublié que lorsque vous supprimez le droit à l’avortement, les personnes enceintes et qui ne veulent pas l’être chercheront toujours à mettre fin à leur grossesse. Elles essaieront de le faire, avec des résultats parfois horribles et tragiques.
Samuel Alito ne peut pas retirer aux femmes leurs choix en matière de procréation. Il ne peut que leur retirer la possibilité de faire ces choix en toute sécurité et légalité. Un jour, ceux et celles qui aujourd’hui ne font rien seront obligés de se rappeler pourquoi ce combat était si important, dès le départ. (Article publié sur le site The Nation, le 3 mai 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Elie Mystal est le correspondant de The Nation pour les questions de justice. Son livre considéré comme un best-seller par le New York Times s’intitule Allow Me to Retort: A Black Guy’s Guide to the Constitution (The New Press, 2022).
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