Par Antonis Ntavanellos
La GSEE (confédération générale des syndicats du secteur privé) et l’ADEDY (confédération générale des syndicats du secteur public) ont appelé à une grève générale de 24 heures pour le 6 avril. Cette décision des appareils syndicaux apparaît comme un «changement» dans leur orientation, marquée jusqu’à présent par l’acceptation des contre-réformes néolibérales.
Cet appel à la grève – qui, cette fois, a été lancé suffisamment tôt pour donner les moyens d’une préparation effective à son succès – offre la possibilité d’exprimer le récent regain de combativité de la classe laborieuse, qui, au cours des derniers mois, a été évident pour ceux qui croient encore à la centralité du mouvement ouvrier.
En plus des niveaux «traditionnels» de mobilisation dans les hôpitaux et les écoles publiques – qui ont persisté même pendant les pires jours de la pandémie – on peut relever quelques victoires, comme celle de la grève des livreurs ou celle des dockers en grève du Pirée contre le géant chinois Cosco. A quoi s’ajoutent des mises en garde, des réactions et une grève de masse face à l’effort du gouvernement pour privatiser les mines et les usines qui produisent du nickel et du cobalt (entreprise LARKO). De plus, il faut noter la décision des travailleurs d’occuper les principales installations de LARKO afin de bloquer leur livraison aux «acheteurs». La décision des agriculteurs de réagir aux prix élevés des intrants, en organisant des rassemblements qui aboutissent au blocage des principales autoroutes, montre un potentiel de mobilisations populaires plus larges par rapport aux nombreuses années précédentes.
Bien sûr, il ne s’agit pas de cultiver des illusions sur la possibilité pour les appareils syndicaux bureaucratisés de faire face à ces défis et aux tâches qui en découlent. Il existe de nombreux doutes – très justifiés – quant à leur volonté de s’y atteler. Même si ces appareils le voulaient, ils ne le pourraient pas. En effet, la majeure partie des responsables syndicaux de la GSEE et de l’ADEDY sont restés inactifs pendant une dizaine d’années. Ils ont perdu tout souvenir vivace de ce qu’implique l’organisation d’une grève générale massive. Cette tâche incombe aux minorités radicales des syndicats qui sont restées actives et qui sont pour la plupart liées à la gauche politique.
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Malgré tout cela, l’appel à la grève du 6 avril a été dicté par l’accumulation d’une énorme pression exercée sur les conditions de travail et de vie des masses laborieuses. Les trois dernières années ont été amères pour les travailleurs et travailleuses. Le gouvernement de Kyriákos Mitsotákis a fait face à la pandémie avec la doctrine des «dépenses minimales», ce qui a conduit les hôpitaux publics au bord de l’effondrement. Les incendies de forêt désastreux de l’été dernier ont révélé le démantèlement de tous les services publics liés à la protection civile et une expérience similaire a été revécue lors du dernier hiver glacial qui a causé d’énormes souffrances à la population. Des dizaines de personnes sont mortes dans l’incendie de leur maison ou en inhalant de la fumée toxique, alors qu’elles essayaient de se chauffer avec des moyens de fortune, car elles n’avaient pas les moyens de payer les factures élevées d’électricité ou de gaz naturel.
C’est sur cet arrière-fond social qu’est apparue une nouvelle vague de hausse des prix, sans précédent – avant même l’invasion russe de l’Ukraine.
Selon les agences officielles, l’inflation a atteint 6,2% à la fin du mois de janvier. Fin février, elle était passée à 7,2%. D’après les prévisions de la commission financière du Parlement, elle atteindra un niveau à deux chiffres dans les mois, voire les semaines à venir. Cette évolution dévore les revenus des classes populaires et épuise la capacité des ménages à faire face à la situation. En même temps, l’inflation torpille les plans budgétaires du gouvernement, qui étaient fondés sur l’estimation que, pour 2022, l’inflation en Grèce resterait inférieure à… 2,5%!
L’impact réel sur la vie de la classe laborieuse est plus dramatique. Selon les estimations de l’Institut du travail de la GSEE, l’inflation de 6,2% en janvier 2022 a entraîné une perte de 14% du pouvoir d’achat des salarié·e·s, car les hausses de prix des produits de première nécessité (comme la nourriture) ont été bien plus importantes que le taux moyen d’inflation. Fin février, le prix de l’essence ordinaire sans plomb dépassait 2,2 euros par litre dans la région de l’Attique, tandis qu’il atteignait 2,5 euros par litre dans les régions plus périphériques. La hausse des prix de l’électricité et du gaz naturel a été de 300%! Une seule «visite» au supermarché et à la station-service, ou l’arrivée des factures d’électricité, de gaz, d’eau sont devenues des moments d’effroi pour la majorité des ménages populaires.
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Face à cette tempête, le gouvernement a annoncé quelques mesures de «soutien» aux ménages précaires. Elles ont été accueillies par d’amers sourires. Pour «soutenir» les frais de transport, devenu très coûteux (mais qui reste une obligation pour les salarié·e·s), il est prévu une subvention de 13 euros par mois, pendant une période de trois mois (soit un total de 40 euros), pour chaque ménage dont le revenu annuel combiné ne dépasse pas 30 000 euros. Avec de telles mesures, Kyriákos Mitsotakis tente d’éviter toute discussion sur le contrôle public des prix (en invoquant la «liberté» du marché et les conditions de fonctionnement des entreprises) et, surtout, d’éviter la demande d’augmentations importantes des salaires et des pensions.
Les pensions sont «gelées» depuis plus d’une décennie. Elles ont perdu environ 40% de leur valeur réelle par rapport à 2010. Sur la question cruciale des salaires, le gouvernement prévoit une augmentation du salaire minimum, qui passerait de 663 euros actuellement à 703 euros en mai 2022. Malheureusement, la réalité qui se «cache» derrière ce tableau misérable est encore pire. Premièrement, le salaire minimum concerne les travailleurs à temps plein, alors que l’on sait qu’en Grèce, environ 30% des salarié·e·s occupent un emploi à temps partiel (réel ou virtuel) et ne gagnent qu’une partie du salaire minimum. Deuxièmement, le troisième mémorandum (signé par le gouvernement d’Alexis Tsipras), en réduisant l’évolution («échelonnement») des salaires au cours des années d’emploi, a rapproché une grande partie des revenus de la classe laborieuse du niveau du salaire minimum.
Le salaire moyen réel en Grèce a été réduit de 28% de 2012 à 2018; ainsi, un salaire brut, avant impôts et déductions, de 1248 euros a passé à un salaire brut de 898 euros. Selon les statistiques du ministère du Travail, 56% des salarié·e·s gagnent moins de 900 euros (avant impôts) par mois, tandis que 64% gagnent moins de 1000 euros.
La combinaison de cette austérité prolongée avec la vague actuelle de hausse des prix devient mortelle pour une partie non négligeable de la classe laborieuse.
A mon avis, ce ressort hélicoïdal comprimé est destiné à se détendre brutalement. Nous ne savons pas si cela interviendra le 6 avril, comme un début, mais nous savons que nous devons mettre toutes nos forces dans l’effort pour que cela se produise le plus tôt possible. Ce facteur conditionnera la situation politique. C’est d’ailleurs une estimation qui est progressivement partagée par l’establishment et ses états-majors.
Chocs et impasses politiques
Juste avant l’invasion par Poutine de l’Ukraine, l’orientation de Mitsotakis consistait à organiser des élections anticipées en mai. La loi électorale (votée par le gouvernement de Tsipras juste avant de quitter ses fonctions) privilégie la représentation proportionnelle, de sorte que, même si la Nouvelle Démocratie arrivait en tête, il lui serait impossible de remporter un nombre de voix lui permettant de former à elle seule un gouvernement de droite. Dès lors, le projet consisterait à organiser de nouvelles élections en juin, le parti de droite espérant profiter de la polarisation socio-politique. Il pourrait alors également compter sur les sièges supplémentaires (en bonus) accordés au premier parti en vertu d’une nouvelle loi électorale moins proportionnelle [que celle votée sous Tsipras] qu’il ferait entrer en vigueur pour l’élection de juin. Cette planification d’un nouveau mandat gouvernemental de quatre ans pour Mitsotakis a bénéficié et bénéficie toujours du soutien total de la classe dirigeante.
Mais – comme c’est souvent le cas – la vie réelle s’avère plus compliquée. Le déclin du soutien au gouvernement est accéléré par le processus inflationniste. Il est maintenant tout à fait possible que la Nouvelle Démocratie ne parvienne pas à obtenir suffisamment de voix afin de former un gouvernement, même lors des élections de juin. Même les «sièges bonus» de la nouvelle loi électorale décidée par Mitsotakis pourraient ne pas suffire à lui assurer une majorité gouvernementale. En outre, le parti de droite manque de possibilités concrètes pour former un gouvernement de coalition. Le leader nouvellement élu [en décembre 2021] du PASOK (Mouvement socialiste panhellénique), Nikos Androulakis, pourrait difficilement être convaincu de former une coalition gouvernementale entre la Nouvelle Démocratie et le PASOK. La seule réserve politique restante est la Solution grecque, parti d’extrême droite constituée en 2016, dirigée par Kyriakos Velopoulos. Il s’agit d’une petite formation raciste et nationaliste peu fiable qui est apparue comme une opération strictement électorale, dépourvue de base solide. Elle est devenue encore plus incertaine car elle a adopté une position pro-russe sur la crise ukrainienne.
Derrière cette vitrine de la politique politicienne, les questions et dilemmes politiques réels sont bien plus compliqués. Il est bien connu que lorsque l’économie européenne éternue, le capitalisme grec attrape une pneumonie. L’impact financier de la guerre en Ukraine, la politique énergétique, la renégociation du Pacte de stabilité européen sont autant de questions qui, prises ensemble, constituent un champ de mines pour la classe dirigeante grecque.
L’invasion par Poutine de l’Ukraine a un effet secondaire important sur notre région. Les Etats-Unis et l’UE font maintenant manifestement pression pour la réhabilitation de l’aile sud-est de l’OTAN, qui a été paralysée par l’escalade de la concurrence gréco-turque. Ils suggèrent que la Grèce et la Turquie devraient travailler rapidement pour parvenir à un «accord». Mais l’histoire de la région suggère que les épisodes de conflits les plus dangereux se sont produits juste avant que l’«entente» suggérée à chaque fois par les grandes puissances n’entre en vigueur.
Sur quelle base les principaux points de discorde entre les deux Etats de la mer Egée et de la Méditerranée orientale peuvent-ils être résolus, même temporairement? Au cours des efforts des grandes puissances pour permettre une «entente», quelle priorité sera accordée en récompense pour la stratégie grecque constamment pro-occidentale (comme le demande désespérément Mitsotakis). Et quelle priorité sera accordée à la reconnaissance de la position géopolitique cruciale de la Turquie, de sa population importante (et de son armée), comme le projette Erdogan dans la nouvelle situation, après l’invasion russe? La récente rencontre entre Mitsotakis et Erdogan à Istanbul, le 13 mars, a lancé ce débat, mais la «discussion» entre les deux Etats est encore loin d’être mûre pour aboutir à des conclusions.
Comme l’a dit le journal (pro-gouvernemental) To Vima dans son éditorial du dimanche 13 mars: en mai-juin prochain, tous les dirigeants politiques internationaux seront concentrés sur des négociations d’importance stratégique et il serait absolument irresponsable de la part des dirigeants politiques grecs de ne pas faire face à ces tâches en choisissant de se concentrer sur les batailles électorales.
Si le scénario d’élections à venir en mai-juin est finalement annulé, Mitsotakis sera poussé vers un épuisement non volontaire de son mandat, avec des élections qui auront lieu au printemps 2023. Dans ce cas, toutes les perspectives sont envisageables: un délai pesant (pour le parti au pouvoir) avant des élections qui pourrait conduire à une défaite électorale encore plus grave en 2023; l’effondrement du gouvernement après un affrontement avec un mouvement social résurgent pendant les mois précédant le moment des élections au printemps 2023; ou la version «intermédiaire» d’une crise politique qui éclate au «sommet» et qui pourrait poser un défi au leadership de droite existant.
La politique de Mitsotakis par rapport à la question ukrainienne est déterminée par ces difficultés. Le gouvernement ne s’est pas contenté de s’identifier à l’OTAN (rappelant qu’il fournit la base militaire cruciale d’Alexandroupoli, dans le nord-est de la Grèce) et de s’aligner sur la politique euro-atlantique très à droite. Il a choisi d’utiliser idéologiquement l’invasion russe dans sa «guerre contre la gauche» à l’intérieur du pays, en essayant d’identifier toute la gauche politique organisée avec… Poutine!
La cible de cette attaque, au-delà des organisations et des partis existants, est le militantisme ouvrier au sens large, la force qui effraie réellement Mitsotakis. Ainsi, alors que Poutine a ressenti le besoin d’attaquer Lénine et les bolcheviks [leur reconnaissance du droit à l’autodétermination des Ukrainiens] pour préparer son invasion de l’Ukraine, les intellectuels et journalistes grecs de droite – afin de poursuivre l’attaque contre les droits des travailleurs et travailleuses à exprimer une résistance minimale face aux politiques gouvernementales et patronales – essaient de convaincre «les gens» que… Poutine est le successeur naturel de Lénine et ils dénoncent les «idées naïves et romantiques de révolution» ainsi que de tout type de révolte de la classe laborieuse.
Face à ces scélérats, SYRIZA oppose le slogan d’Alexis Tsipras pour un gouvernement «progressiste-démocratique». En pratique, cela signifie la formation possible d’un gouvernement de coalition entre SYRIZA et le PASOK après les premières élections obéissant à la loi proportionnelle actuelle, coalition gouvernementale possible si ces deux partis parvenaient à remporter ensemble les 151 sièges nécessaires. Il est clair qu’un gouvernement de coalition PASOK-SYRIZA serait un gouvernement avec des engagements minimaux envers les travailleurs et travailleuses et une configuration permettant une politique de trahisons plus affirmée que celle de 2015. Il est révélateur que SYRIZA et le PASOK, malgré l’approche de l’échéance électorale, évitent de prendre des engagements importants, plus exactement aucun! La comparaison avec l’ancien (et déjà assez modéré) «programme de Thessalonique» de 2013-14 – qui comprenait des thèmes comme l’arrêt du remboursement de la dette, la nationalisation des banques, l’augmentation des salaires et des pensions, etc. – ne peut que susciter une sorte de déprime. Cela explique pourquoi, malgré les pertes d’influence constantes de Mitsotakis, SYRIZA ne parvient pas à rallier un courant politique menaçant et stimulant.
Une question peut susciter un intérêt, celle de savoir ce qui pourrait se passer si l’équilibre électoral des forces aboutissait à une impasse. Les courants dominants de l’establishment ont une réponse claire. Bien qu’ils préfèrent avoir Mitsotakis comme Premier ministre, ils ne seraient pas pris au dépourvu si une «grande coalition» ou – peut-être – un Mario Draghi à la grecque s’avérait nécessaire. C’est pourquoi le président social-libéral de la Banque de Grèce, Yannis Stournaras, est toujours prêt à intervenir. Il est intéressant qu’Alexis Tsipras semble prêt à s’adapter à une telle perspective. La récente affectation de Giorgos Chouliarakis (ancien secrétaire d’Etat aux finances sous SYRIZA et conseiller personnel de Tsipras) au personnel proche de Yannis Stournaras – avec le consentement public de Tsipras – est un message révélateur à ce sujet.
Ainsi, la situation politique au sommet n’offre aucun espoir. Mais notre «peuple d’en bas» n’a pas dit son dernier mot. C’est pourquoi, pour nous, la grève générale du 6 avril sera un jour important. Non pas comme un terminus, mais comme un point de départ. (Article écrit par l’auteur le 21 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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