Par Anshel Pfeffer et Ohad Zwigenberg
Mercredi matin 16 mars, il était difficile de trouver du pain frais à Mykolaïv, une ville d’un demi-million d’habitants sur la côte de la mer Noire. Les missiles russes avaient perturbé l’approvisionnement en électricité et, par conséquent, les boulangeries et les supermarchés étaient touchés. En revanche, ce ne sont pas les pommes de terre qui manquent. Des convois entiers de camions chargés de sacs brun foncé remplis de pommes de terre sont arrivés de l’ouest de l’Ukraine. Ils s’entassent maintenant dans les centres de distribution, tandis que les volontaires tentent de trouver un endroit pour les stocker.
Depuis trois semaines, Mykolaïv se trouve sur la ligne de front: un obstacle difficile à ébranler pour la concrétisation des plans de l’armée russe qui visent à couper l’Ukraine de ses principaux débouchés sur la mer. Mais la faim n’est pas au rendez-vous. La principale plainte des clients du petit magasin d’Anna Savyanka est qu’il n’y a pas de vodka. Le gouvernement a interdit la vente d’alcool depuis le début de la guerre, et la plupart des étagères vides du magasin sont celles qui contiennent habituellement de la vodka, du brandy et du vin. Ce «vide» crée désormais une fausse impression de pénurie.
Mykolaïv, une ville de chantiers navals et de parcs verts sur les rives de la rivière Boug, se trouve à un carrefour critique dans le sud de l’Ukraine, dominant les voies de transport sur l’eau et sur terre. A l’est se trouve Kherson, jusqu’à présent l’une des rares villes ukrainiennes à avoir été capturée et occupée par les Russes. A Odessa, qui se trouve à une heure et demie de route à l’ouest, le long de la côte, Mykolaïv est décrite comme «notre bouclier». Jusqu’à présent, Mykolaïv résiste aux tentatives de la Russie de dominer la mer Noire, et le gouvernement ukrainien affirme maintenant que son armée a lancé une contre-offensive pour repousser les Russes. Des convois militaires affluent vers et à travers la ville, bien qu’il ne soit pas clair si leur intention est de renforcer la contre-attaque ou de consolider les défenses.
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Jusqu’à présent, les Russes n’ont pu faire entrer leurs forces terrestres dans Mykolaïv qu’une seule fois, lorsqu’un petit groupe de véhicules blindés a fait son chemin depuis l’est. Il a été détruit dans la rue par des forces antichars cachées dans les appartements des étages supérieurs. Leurs forces terrestres étant bloquées, les Russes tentent dès lors de percer la ville par des attaques à la roquette, principalement la nuit. A Mykolaïv, jusqu’à présent, une centaine de personnes ont été tuées par des roquettes russes au cours des trois semaines de guerre. La moitié sont des civils. Les morgues et les unités de soins intensifs sont pleines. Une grande partie des ressources de la ville est consacrée au fonctionnement des hôpitaux en difficulté. Y sont soignés aussi les soldats blessés sur le front.
Inspiré par le président Volodymyr Zelensky, le maire de Mykolaïv, Vitaliy Kim, s’est également transformé en star des médias sociaux, utilisant ses plateformes numériques pour appeler les habitants à défendre la ville en érigeant d’énormes piles de pneus dans les rues principales pour bloquer les colonnes russes. Il lance aussi des appels au monde entier.
Tous les habitants ne sont pas aussi impressionnés par les messages de Vitaliy Kim. Tatyana Sorokoput, dont l’appartement a été gravement endommagé lorsqu’une roquette russe a fait un trou dans le côté d’un vieil immeuble résidentiel, se plaint: «Nous avons été frappés ici il y a une semaine, et entre-temps des journalistes du monde entier sont venus nous voir, mais les autorités n’ont toujours pas rétabli notre électricité et notre gaz.» Comme dans le reste de l’Ukraine, il y a un couvre-feu la nuit, lorsque les roquettes tombent. Pendant la journée, la plupart des citoyens et citoyennes qui restent à Mykolaïv se promènent dans la ville sans inquiétude. De temps en temps, on entend des explosions sourdes venant d’en haut et de petites bouffées de fumée blanche apparaissent dans le ciel. Ces explosions sont causées par les défenses aériennes ukrainiennes qui tentent d’abattre les drones russes.
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Il y a ceux qui ne se plaignent pas et qui n’attendent pas l’aide des autorités. Des milliers de volontaires se sont organisés pour faire en sorte que la ville continue de fonctionner malgré les bombardements. «Environ la moitié de la population a fui vers l’ouest de l’Ukraine ou en dehors du pays. Mais il s’agit principalement de jeunes familles et de personnes plus mobiles. Beaucoup de personnes âgées et pauvres sont restées, ainsi que celles qui sont indispensables à l’effort de guerre», explique Vitaliy Sivak, membre d’un groupe appelé Mriydiy (qui signifie «rêve et action» en ukrainien). Ce groupe organise en temps de paix divers projets citoyens à Mykolaïv. Vitaliy Sivak travaille principalement sur des initiatives touristiques. «Depuis le début de la guerre, nous gérons des centres de bénévoles et distribuons de la nourriture, des médicaments, des repas chauds et tout ce dont les gens ont besoin ici en cas d’urgence.» Les membres de Mriydiy et d’autres groupes ont mis en place des centres logistiques de quartier où arrivent les convois d’approvisionnement en provenance de l’ouest de l’Ukraine et d’autres pays d’Europe, d’aussi loin que les Pays-Bas.
Ces derniers jours, de nombreuses analyses ont été faites sur les problèmes logistiques qui ralentissent l’armée russe. Mais la logistique ukrainienne n’est pas bien meilleure, voire elle n’existe pas du tout. Dans de nombreux endroits, les citoyens ordinaires s’y mettent pour pallier le manque d’équipement et de fournitures.
«Nous avons des volontaires de toutes les professions», dit Roman Sidenko, également de Mriydiy. «Il peut s’agir de n’importe quoi. Nous avons des chauffeurs et des propriétaires de sociétés de transport routier qui distribuent de la nourriture. Des restaurateurs préparent des milliers de repas pour les soldats, les personnes âgées et les fonctionnaires qui travaillent encore dans les bureaux du gouvernement. Nous avons des ateliers de couture qui fabriquent des tenues de combat pour les soldats de réserve en route pour le front et des métallurgistes qui fabriquent des obstacles contre les chars. Nous avons également une plateforme de financement (du crowfunding, financement collectif) et des personnes du monde entier effectuent des dons.»
L’un des centres logistiques a été installé dans un centre d’art pour enfants, où des bénévoles s’affairent à trier les conteneurs remplis de dons venus de toute l’Europe. Des piles de caisses portent les drapeaux de l’Allemagne, de la Slovaquie, de la Pologne et de l’Italie. «L’ampleur des dons qui arrivent à Mykolaïv fait chaud au cœur, mais la vérité est que tout ce qui est envoyé n’est pas vraiment nécessaire», explique Roman Sidenko. «Hier, nous avons reçu un camion avec 20 tonnes de vêtements en provenance de Pologne. Il n’y a aucune possibilité que tout cela puisse être utilisé. Hier soir, nous avons reçu une famille de 11 personnes dont la maison entière a été détruite, nous avons donc pu leur donner des vêtements pour tous.»
Un autre centre de volontaires opère dans un bâtiment délabré du XIXe siècle, autrefois élégant, le «Club des amiraux», construit à l’origine pour les officiers de marine de la flotte de la mer Noire de l’Empire russe. Le bâtiment n’a pas été utilisé depuis l’époque soviétique, mais lorsque les Russes ont envahi le pays, les assaillis ont pénétré à l’intérieur et en ont fait à la fois une forteresse et un centre logistique. Dans une aile du bâtiment, dans les premiers jours de la guerre, des milliers de cocktails Molotov ont été préparés pour être lancés sur les chars russes. Certaines de ces «bouteilles» ont été envoyées vers l’est, dans les villes et villages situés sur la ligne de front. D’autres, pour le moment, ont été stockées au sous-sol, quand elles seront nécessaires. Une caisse de ces «bouteilles» est prête à être utilisée près de l’emplacement des sacs de sable, à l’entrée du bâtiment. Dans une autre aile, des fournitures sont préparées pour être livrées aux résidents âgés et isolés.
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Anastasia Alexeyeva, 28 ans, organisatrice de concerts, a terminé son service militaire il y a deux ans avec le grade de capitaine. Lorsque la guerre a commencé, elle a envoyé son bébé d’un an, Sofya, avec sa mère dans un refuge en Roumanie. «Nous comprenons que les autorités locales n’étaient pas vraiment préparées à une guerre d’une telle ampleur et il leur faut du temps pour s’organiser. Bien sûr, le gouvernement national est occupé par l’effort de guerre», dit-elle. «Nous sommes donc ici pour faire tout ce qui est nécessaire en attendant. Nous savons qu’il ne suffit pas de se battre sur les lignes de front et que si les gens abandonnent Mykolaïv, il sera beaucoup plus facile pour les Russes d’occuper la ville. Nous avons donc pris l’initiative d’aider les citoyens et citoyennes à survivre jusqu’à ce que la situation se stabilise. Nous aidons également à l’approvisionnement des soldats.»
Le financement par crowfunding des groupes de Mykolaïv ne concerne pas seulement les besoins civils. L’un des groupes a mis en place une «unité de drones» qui achète, grâce aux dons, de grands quadcopters (quadrirotor) en provenance d’Europe et forme des opérateurs qui rejoignent ensuite les batteries d’artillerie sur le terrain en tant que guetteurs de cibles. Leur prochain plan est d’acheter des quadcoptères (quadrirotor) encore plus perfectionnés avec des caméras thermiques pour les opérations de nuit. «C’est incroyable que des gens du monde entier nous contactent, fassent des dons et nous aident à acheter et à fournir les drones», déclare l’un des volontaires qui organise l’unité.
«Nous aidons l’armée d’ici par tous les moyens possibles», ajoute Anastasia Alexeyeva. «En tant que civils, nous pouvons aussi faire notre part pour arrêter les Russes.» (Article publié par le quotidien Haaretz le 17 mars 2022, à 13h31; traduction par la rédaction d’Alencontre)
merci de ce témoignage