Par Marcelo Aguilar
L’histoire de ce que l’on appelle au Brésil Correios [service postal] se confond avec l’histoire du pays. Née en 1663, lorsque la Couronne portugaise a créé le Correio-Mor, l’institution étatique gère le service postal du pays depuis plusieurs siècles. Aujourd’hui, ce service est connu sous le nom de Empresa Brasileira de Correios e Telegrafos (Compagnie brésilienne des postes et télégraphes). Détenue à cent pour cent par l’Etat et responsable non seulement des services postaux et de la logistique, mais aussi des étapes clés de la mise en œuvre de diverses politiques publiques, elle est la seule entreprise qui touche toutes les municipalités brésiliennes. Elle emploie près de 100 000 travailleurs. En avril dernier, par décret, le président du pays, Jair Bolsonaro, a inclus Correios dans le plan national de privatisation, approuvé par le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso [président de 1995 à 2003, PSDB-Parti de la social-démocratie brésilienne] en 1997, l’année même de la privatisation de la société minière Vale [dont le siège est à Saint-Prex, canton de Vaud, Suisse]. L’idée du gouvernement est de vendre, le plus rapidement possible, l’ensemble de l’entreprise à une seule société privée. Jeudi 5 août, la Chambre des députés a approuvé la privatisation, qui doit maintenant passer devant le Sénat.
Des mythes
Les fans de Bolsonaro crient: «Mythe, mythe!» Dans le dictionnaire portugais, mythe signifie «récit des exploits des dieux ou de héros», mais aussi «quelque chose ou quelqu’un dont l’existence n’est pas réelle, ou ne peut être prouvée», ainsi que «connaissance sans fondement». La proposition du président de privatiser le service postal semble se fonder sur cette deuxième signification. Lundi 2 août, le ministre des Communications, Fabio Faria, a déclaré que «la privatisation est la dernière option pour garantir la survie de Correios». Cependant, en 2020, l’entreprise a réalisé un bénéfice de 1,5 milliard de réais (295 millions de dollars). Sur les 20 dernières années, elle en a clôturé 16 avec un bilan positif. Parmi les entreprises publiques brésiliennes, selon le dernier bulletin qui mesure la participation au Trésor national, Correios a le troisième meilleur taux de retour sur investissement (69,3%). En d’autres termes, elle est bon marché pour l’Etat et, qui plus est, elle est rentable.
Fabio Faria a également déclaré lundi que, sans privatisation, la société ne serait pas en mesure de soutenir l’universalisation de ses services. Pour Igor Venceslau, qui a obtenu un master en géographie humaine à l’Université de São Paulo pour son étude de l’histoire et de la situation actuelle de Correios, «c’est un mythe que la logistique de marché qui répond au commerce électronique et aux grandes entreprises est incompatible avec un service postal compris comme un droit qui doit être offert aux citoyens sans but lucratif». L’entreprise publique, a-t-il déclaré à Brecha, «travaille actuellement sur ces deux fronts. Et si sa situation était conforme à ce qu’affirme le gouvernement, elle devrait être déficitaire et son activité en ruine. Or, cela ne correspond pas à la réalité.»
Les arguments de Fabio Faria sont quelque peu fantaisistes. Selon lui, l’entreprise publique gagnerait en «efficacité, souplesse et ponctualité» avec la privatisation. Toutefois, un rapport de la Cour des comptes de l’Union, publié en février 2020, indique que l’année dernière, le taux de livraison dans les délais était de 97%. Selon le document, «des investissements substantiels ont été réalisés pour acquérir des machines de tri, renouveler plus de 30% de la flotte de véhicules pour livrer les articles et moderniser les livraisons avec l’utilisation de smartphones, qui rendent le processus plus souple, efficace et fiable».
Ces dernières années, Correios a été une figure de proue des World Post & Parcel Awards, sorte d’Oscars du service postal, qui récompensent chaque année les meilleures entreprises du secteur, tant publiques que privées, dans le monde entier. En 2019 et 2020, Correios a gagné dans la catégorie du service à la clientèle et en 2020, elle a gagné dans la catégorie de la croissance transfrontalière après avoir mis en œuvre un modèle d’importation électronique. Igor Venceslau ajoute: «Si l’entreprise n’était pas efficace, elle n’aurait pas la part de marché qu’elle détient, à savoir près de 75% des colis. Les 25% restants sont partagés entre plus de 200 entreprises. Le fait que Correios soit présent dans toutes les municipalités est déjà une preuve de la capacité et de la compétence de l’Etat. Cela ne dépend pas du fait que ce «véhicule» date de 2018 ou de 2020. La capacité technologique correspond à la capacité d’action de l’entreprise. Et Correios est la seule entreprise du pays qui dispose d’une capacité d’action universelle, sur tout le territoire national.»
Le gros butin
La pandémie de Covid-19, qui a déjà tué 560 000 personnes dans le pays, a entraîné une augmentation significative des expéditions et des livraisons. Selon l’Association brésilienne du commerce électronique, la croissance des ventes en ligne a été de 68%. Cette tendance est là pour rester et les grandes entreprises internationales le savent mieux que quiconque. Les entreprises étrangères telles qu’Amazon souhaitent dominer le marché brésilien et développer leurs activités dans le pays. Selon ce qu’a déclaré Fabio Faria en septembre 2020, Amazon de Jeff Bezos est l’une des entreprises intéressées par le rachat de Correios, de même que DHL [Dalsey, Hillblom and Lynn, firme créée aux Etats-Unis et possédée par la Deutsche Post], Fedex [firme des Etats-Unis] et certaines entreprises locales. A l’époque, cela a suscité des spéculations sur l’intérêt pour cette acquisition de Mercado Libre [firme argentine spécialisée dans le commerce en ligne et les ventes aux enchères], un autre géant de la distribution.
Pour ces entreprises, le rachat de l’entreprise publique brésilienne est un pas de géant vers la domination de la distribution de marchandises dans le pays. Dans les années 1990, il était courant de dire que le service logistique fourni par une entreprise postale d’Etat appartenait au passé face aux sociétés de l’information et du numérique qui arrivaient. Ce discours qui a été utilisé pour justifier les privatisations, comme ce fut le cas en Argentine. Aujourd’hui, cependant, il est clair que ces services constituent une étape cruciale dans le fonctionnement du commerce électronique. «C’est ce même type de commerce qui a fait d’Amazon l’entreprise la plus importante du monde aujourd’hui; en Amérique latine, il s’agit de Mercado Libre, dont le cours de l’action a dépassé celui de Vale en 2020. Pour être au centre de la bataille pour ces marchés, il est nécessaire de contrôler le service postal, car dans sa version publique – comme celle qui existe au Brésil, en Uruguay et dans la plupart des pays d’Amérique latine – il a des principes démocratiques qui n’intéressent pas les entreprises hégémoniques du capitalisme mondialisé», analyse Igor Venceslau.
Le capital invisible
«Ce qui apparaît dans les médias grand public, c’est la discussion: sur la viabilité économique de Correios en 2021, sur la valeur de l’entreprise et sur qui veut l’acheter. Mais Correios a une valeur politique et géopolitique qui doit également être prise en compte, même si cela n’est pas accepté par la rationalité néolibérale, qui tente de cacher cette dimension», explique le géographe. La fonction publique est fondamentale en tant que bras logistique de l’Etat. Elle garantit, par exemple: la viabilité de l’ENEM [Exame Nacional do Ensino Médio], l’examen national d’entrée dans les universités publiques qui se déroule le même jour et à la même heure dans tous les Etats du pays; la distribution de matériel didactique pour l’éducation; la distribution de vaccins et de fournitures sanitaires, et même la distribution d’appareils de vote électronique [qui est généralisé au Brésil], aujourd’hui remis en cause par les partisans de Bolsonaro [affirmant que seul le vote sur papier permet de lutter contre les fraudes].
Correios est essentiel au système judiciaire et a été fondamental pour le programme «Faim zéro», créé par le gouvernement de Luiz Inácio Lula da Silva en 2003. «Le risque immédiat de la privatisation est de rendre certaines politiques publiques non viables. Dans un avenir proche, tout projet que l’inventivité politique permet de profiler serait à risque. Correios intervient dans presque tous les domaines de l’administration où il est nécessaire de déplacer des objets d’un endroit à un autre. Après sa vente, ces politiques publiques seraient, à tout le moins, plus coûteuses», indique le chercheur. Le gouvernement Bolsonaro n’a pas encore présenté la manière dont il atténuerait ces conséquences en cas d’adoption du projet de loi au Sénat.
«Le fait d’avoir développé cette structure au fil des siècles confère au Brésil une condition stratégique, non seulement parce qu’il dispose d’une poste publique, mais aussi parce qu’elle est grande et très robuste dans un pays si inégalitaire à bien des égards et si diversifié sur le plan territorial», explique Igor Venceslau. Il ajoute: «Cette condition permet au pays non seulement de créer des politiques publiques, mais aussi de réguler les actions des grandes entreprises de commerce électronique, comme Amazon, par exemple, en contrôlant les prix et les délais de livraison.»
Un discours vide
«Les données objectives sont tellement explicites et claires que le discours de vente du gouvernement devient vide», déclare Igor Venceslau. A court terme, sur le plan politique, il estime que «le gouvernement veut tenir une promesse de campagne pour faire plaisir à ses mécènes sur le marché financier, qui espèrent gagner de l’argent avec ces politiques». Pour l’expert, «ils n’ont pas d’intérêt particulier à privatiser Correios, mais à privatiser n’importe quoi, au point que sur la liste des privatisations figurent des entreprises de toutes sortes: des entreprises rentables, des entreprises déficitaires, des entreprises stratégiques et des entreprises inconnues».
Il s’agit, selon Igor Venceslau, d’un fanatisme idéologique qui va au-delà des conséquences et n’implique pas nécessairement un calcul élaboré. Contrairement à la droite traditionnelle, explique-t-il – et il cite ici l’ancien président Fernando Henrique Cardoso – «qui avait une rationalité économique perverse mais cohérente et explicite», cet «ultra-libéralisme agit d’une autre manière, beaucoup plus violente: il cherche à privatiser tout ce qu’il peut, le plus de choses possible en un minimum de temps». Ce gouvernement, dit-il, «est à l’avant-garde du discours et des pratiques néolibérales et accentue les principes de ce courant idéologique». Il conclut: «Même si les 219 autres pays du monde avaient privatisé leurs bureaux de poste publics, j’insiste sur le fait que le Brésil n’a pas à le faire: il n’est pas dans son intérêt de le faire. Et, à vrai dire, très peu de pays ont privatisé ce service: moins de 20. Correios remplit actuellement ses fonctions et, de surcroît, il est bénéficiaire. Il n’y a aucune justification pour sa privatisation, si ce n’est celle d’une option idéologique.» (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 6 août 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
Soyez le premier à commenter