Just Eat annonce: «Dès 2021, les «riders» (cyclistes-livreurs) seront engagés en tant que salariés»

Par Stefano Galeotti

Le front des entreprises du food delivery (livraison de plats à domicile) s’est rompu sur la question des protections sociales des riders, les travailleurs à vélo ou scooter qui livrent les plats d’établissements de restauration [1]. En effet, l’entreprise Just Eat a annoncé qu’à partir de janvier 2021 – avec certains échelonnements – elle engagera ses 3000 livreurs en tant que salariés, abandonnant ainsi le travail rémunéré uniquement à la tâche.

Après la période d’essai ils seront engagés de manière régulière, ce qui leur permettra d’accéder aux droits aux vacances et à la couverture maladie. Ils toucheront un salaire partiellement fixe, partiellement à la tâche et qui inclura les temps morts entre deux commandes.

Jusqu’ici la plateforme de livraison faisait signer la nouvelle convention collective nationale de travail (CCNT) reconnue par le seul syndicat signataire, l’UGL [2], minoritaire, les autres organisations de salariés la considérant comme un simple usage imposé par l’entreprise. De la part de Just Eat, c’est un véritable lâchage de la CCNT, paraphée d’un côté par Assodelivery [3] et d’un autre côté par le syndicat UGL. Cet accord, signé courant septembre 2020, entré en vigueur début novembre, présenté comme le premier contrat collectif national de ce secteur en Europe, qui définit explicitement le statut des livreurs comme indépendants, a été condamné par les principaux syndicats, invalidé par le Ministère du travail et surtout contesté par de larges mobilisations des riders à l’échelle nationale.

Le retournement de situation provoqué par Just Eat, l’une des plus grandes entreprises du secteur, bouleverse les enjeux et rapports de forces entre salariés et patrons, tandis que le Ministère du travail vient de convoquer une rencontre des divers acteurs concernés pour recommencer des négociations.

Just Eat, qui a été acheté en février dernier par la société néerlandaise Takeaway, exigeait des riders qu’ils signent la nouvelle CCNT sous peine d’être bannis de l’application interactive permettant de fixer les plages de travail individuelles. Le retour de situation, annoncé publiquement par le PDG Daniele Contini dans une interview accordée au supplément économique du quotidien Corriere della Sera [4], explique que le système Scoober va être introduit; c’est un système contractuel déjà appliqué par Takeaway dans les autres pays européens, aux conditions mentionnées ci-dessus. En supprimant le salaire exclusivement fondé sur la prestation et en reconnaissant aux livreurs le statut de salariés, l’entreprise entre en matière sur les revendications mises en avant depuis des années par le personnel et aucunement prises en compte dans la CCNT signée en septembre par Assodelivery et l’UGL. «Si cela se traduit clairement dans les faits, dans les mois à venir, il s’agit d’une grande victoire syndicale, des mobilisations de toutes ces dernières années et des procédures portées en justice», se réjouit Yftalem Parigi, rider de Just Eat et représentant des travailleurs pour les questions de sécurité au travail à Florence. «Nous attendons maintenant que les autres multinationales avancent de même vers la reconnaissance, pour les riders, des protections sociales qui doivent revenir à tout travailleur.»

Assodelivery et UGL ont célébré avec fracas l’entrée en vigueur de la CCNT, n’hésitant pas à parler d’ouverture de nouvelles frontières pour les droits des riders. Tandis que les grandes centrales syndicales et les syndicats indépendants qualifiaient cet accord d’usages imposés par les patrons, signé avec un syndicat minoritaire proche des directions d’entreprise, qui maintient un salaire à la prestation sous le vocable de salaire minimum. Malgré les grèves et les protestations, les plateformes de livraison ont avancé comme si de rien n’était, en imposant aux riders la signature de la CCNT comme condition sine qua non pour continuer à travailler. La mobilisation de rue s’est doublée d’une bataille juridique, menée en première ligne par la Confédération générale italienne du travail (CGIL) qui a multiplié les recours contre la convention nationale, tandis que le Ministère du travail qui s’en est mêlé, d’abord avec une lettre très dure adressée à Assodelivery, juste après la signature de la CCNT, puis en menaçant de lancer des inspections sur l’application de la convention dans les entreprises concernées. Et aujourd’hui, quelques jours avant la rencontre de Rome qui a été convoquée par le Ministère, Just Eat décide d’étendre à toute l’Italie les protections reconnues aux riders de l’entreprise dans les autres pays d’Europe. Un choix d’autant plus remarquable que, il y a peu de temps, le même Just Eat signait la convention qui allait dans la direction opposée; c’est un choix qui affaiblit la position des entreprises du secteur et qui ouvre une brèche en direction de nouvelles négociations pour tous les riders. (Article publié sur le site du quotidien Il Fatto Quotidiano, le 8 novembre 2020; traduction Dario Lopreno)

Note du traducteur: Précisons que la séance de négociations, tenue entre les différents syndicats, Assodelivery, Just Eat (qui a quitté l’association patronale) et le Ministère du travail, le 11 novembre, n’a rien donné et doit se poursuivre le 18 novembre prochain. Notamment sous la pression des mobilisations des mois passés, la ministre du Travail qualifie la CCNT d’illégale, les inspecteurs du travail multiplient les inspections, et les salariés se mobilisent toujours. Quant aux syndicats, ils agissent sur deux plans. D’un côté ils attendent le nouveau round de négociations, sans appeler à une nouvelle grève qui pourtant leur donnerait clairement plus de poids pour négocier et qui aurait des chances sérieuses de réussite, vu la victoire à peine obtenue. D’un autre côté, ils revendiquent unitairement l’application, dans ce secteur, du contrat collectif national de la logistique, des transports de marchandises et de l’expédition [5]. Ce à quoi Just Eat se refuse, sachant que cela apporterait de considérables avancées en termes de base de minima salariaux fixes, de 13e salaire, de santé au travail, de protections horaires et sociales. En outre l’entreprise continue d’appliquer la CCNT jusqu’à fin décembre 2020.

____________

[1] Le groupe d’activité des riders est difficile à cerner statistiquement. Leur nombre varie entre 20’000 et 30’000 selon la source. Ils ont en grande majorité entre 20 et 30 ans, les 2/3 travaillent moins de 6 mois d’affilée, pratiquement tous sont à temps partiel et 80% ne tirent de cette activité qu’un revenu secondaire, plus de 30% sont des immigrés (ces derniers représentent moins de 1% de la population active totale). La Stampa de Turin, l’un des organes de la grande bourgeoisie italienne, qualifie elle-même les conditions de travail des riders de «cauchemar du travail à la tâche, des paies de misère et de la négation des droits». (Cf. Gli stranieri nel mercato del lavoro in Italia, Direzione Generale dell’Immigrazione e delle Politiche di Integrazione, Roma, 2020; Chi sono i fattorini del food delivery? Istituto Bruno Leoni, Milano-Torino, ottobre 201 ; Gabriele de Stefani, Rider, nulla di fatto al ministero. Il governo: “Contratto fuori dalla legge”, Corriere della Sera, Turin, 11/11/2020). [ndt]

[2] L’UGL (Unione generale del lavoro, Union générale du travail) est la quatrième centrale syndicale italienne par ses membres, regroupant un peu moins de 2 millions de membres, les trois autres principales centrales, Confédération générale italienne du travail, CGIL, Confédération italienne des syndicats de travailleurs, CISL, et Union italienne du travail, UIL, regroupant respectivement 5.5, 4.1 et 2.2 millions de salariés, étant entendu que, d’une manière générale, le nombre de membres des syndicats relève de la mathématique politique. L’UGL est issue en 1996 de la fusion de plusieurs petits syndicats avec la CISNAL (Confederazione Italiana Sindacati Nazionali Lavoratori, Confédération italienne des syndicats nationaux de travailleurs), fondée en 1950, d’idéologie corporatiste (défense des conditions de travail dans un esprit nationaliste et de refus de la reconnaissance des clivages de classe sociale), organiquement liée au parti néo-fasciste italien MSI (Movimento sociale italiano). L’UGL est aujourd’hui liée à la Lega (le principal parti politique italien, national-souverainiste, à cheval entre ses composantes majoritaires de diverses droites dites dures et d’autres composantes proches des extrêmes droites). [ndt]

[3] Assodelivery est la principale association patronale de cette branche d’activité, à laquelle sont affiliés Deliveroo, Glovo, Just Eat, SocialFood et Uber Eats, Just Eat l’ayant récemment quittée. [ndt]

[4] Stefano Righi, Contini (Just Eat): «Assumeremo i rider, investiremo sulle persone» L’Economia lunedì gratis, Corriere della Sera, L’Economia, 07/11/2020. [ndt]

[5] F. Me., Riders, i sindacati: “Applicare il contratto nazionale della Logistica”, 05/11/2020, Corriere communicazioni, https://www.corrierecomunicazioni.it/digital-economy/riders-i-sindacati-applicare-il-contratto-nazionale-della-logistica/

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*