Il est aujourd’hui courant d’entendre des experts déclarer que les États-Unis sont confrontés à une crise «sans précédent» de la démocratie.
Les libéraux de la chaîne MSNBC [1] expliquent depuis des années combien «l’ingérence russe» dans les élections présidentielles de 2016 et de 2020 constitue une menace existentielle pour la démocratie et la souveraineté des Etats-Unis.
Lors d’un discours à l’Université George Washington, en septembre 2020, le sénateur du Vermont Bernie Sanders soutenait à propos de l’élection présidentielle de 2020: «Il ne s’agit pas simplement d’un choix entre Donald Trump et Joe Biden. Il s’agit de choisir entre Donald Trump et la démocratie – et la démocratie doit gagner.»
Et l’axe stratégique pour «sauver» la démocratie américaine du «fascisme», soutiennent-ils, consiste à voter pour Joe Biden et pour un Congrès démocrate: «bleu, peu importe qui» [2].
Il y a de nombreuses raisons de déplorer le mauvais état de la démocratie étatsunienne aujourd’hui, et même sous la forme limitée qui est la sienne: élections, parlements, tribunaux, etc. Mais beaucoup de critiques libéraux font croire que c’est Trump, ou ses bailleurs de fonds russes, qui constitue la principale menace pour la démocratie américaine.
Pourtant, et même en recourant à des critères assez rudimentaires pour définir la démocratie – des élections relativement libres et équitables, des électeurs peu menacés dans leur sécurité personnelle – quelque 12% seulement de la population mondiale vit dans une «démocratie achevée», selon l’indice de démocratie de 2010 établi par l’EIU (l’unité de recherche du fort néolibéral hebdomadaire britannique The Economist). Selon ses critères trois fois plus de gens subissent des régimes autoritaires [3].
En 2010, les États-Unis étaient classés 17e dans la liste des «démocraties à part entière». En 2020, ils avaient chuté à la 25e place, et quitté les rangs des «démocraties achevées» pour rejoindre ceux des «démocraties imparfaites», derrière la Corée du Sud, l’Espagne, le Portugal et le Chili dont les régimes actuels sont tous quatre nés au cours des deux dernières générations de dictature militaire et sont classés aujourd’hui parmi les «démocraties achevées» [bien que des interrogations existent à ce sujet si l’on examine la politique répressive du Chili et de l’Etat espagnol].
Trump est certainement un Bonaparte de deuxième ordre. Mais il suffit de se demander comment il a atteint ce rang pour comprendre la véritable crise de la démocratie américaine. En 2016, Trump a remporté une victoire serrée au Collège électoral, mais a perdu le vote populaire de plus de 2 millions de voix. Il a été le second président républicain de ce siècle à «gagner» avec moins de voix que son adversaire [4]. Mais l’élection de Trump en 2016 est la cinquième dans l’histoire des États-Unis où le vainqueur de la présidentielle obtient moins de voix que le perdant.
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Cela n’est pas le fruit du hasard. C’est le fruit d’un projet qui remonte aux documents fondateurs de la république américaine.
La Constitution, que vénèrent libéraux et conservateurs, n’était à la naissance des États-Unis pas beaucoup plus qu’un pacte destiné à cimenter pour l’éternité le règne de l’élite des principaux marchands et des propriétaires d’esclaves.
Le langage de la Déclaration d’Indépendance de 1776, lorsque les Etats-Unis s’émancipent de la Grande-Bretagne, est assez radical: «tous les hommes sont créés égaux»; «les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés»; «lorsqu’une longue suite d’abus et d’usurpations, tendant invariablement au même but, marque le dessein de les [les hommes] soumettre au despotisme absolu, il est de leur droit, il est de leur devoir de rejeter un tel gouvernement et de pourvoir, par de nouvelles sauvegardes, à leur sécurité future»; etc. L’élite coloniale a recouru à cette rhétorique pour mobiliser la masse de la population à gagner leur indépendance sur la Grande-Bretagne.
Mais les fondateurs, issus pour la plupart des rangs des principaux marchands et propriétaires de plantations, n’envisageaient en rien de confier le nouvel État indépendant aux artisans et aux agriculteurs. L’un des plus conscients de leurs intérêts de classe, Alexander Hamilton [1757-1804], militaire, premier secrétaire au Trésor et principal rédacteur des Federalist Papers, une série d’essais qui furent très populaires et qui justifiaient la Constitution, le dit clairement: «C’est au pouvoir qui tient les cordons de la bourse qu’il doit revenir de régner sans limite.»
Cependant, la population coloniale avait entrepris une révolution pour gagner son indépendance, et les fondateurs se sont rendu compte qu’il leur était tout simplement impossible de faire fi de la démocratie. Ainsi, leur Constitution a proposé un système qui institutionnalisait le rôle des riches et des «bien-nés» pour contrôler les passions de ceux qu’ils qualifiaient de «populace». La formule retenue par la Constitution est celle du «gouvernement représentatif», où le peuple élit un nombre limité de représentants, choisis parmi les riches.
Hamilton a expliqué cela explicitement dans le Federalist Paper n° 35, où il soutient que «les artisans et les mécaniciens» (terminologie du XVIIIe siècle pour dire travailleurs) seront enclins à voter pour «des marchands et pour ceux qu’ils recommandent» comme étant leurs «patrons naturels, leurs amis». Et le fait que le commerçant soit élu suffira à assurer sa loyauté aux intérêts des gens ordinaires.
L’autre point fondamental qui préoccupait les Pères fondateurs était de s’assurer que le gouvernement ne donne pas l’occasion aux masses de s’unir pour menacer la propriété de quelques-uns. L’un des événements qui ont conduit les élites à renoncer au gouvernement faible des Articles de la Confédération [5] pour le remplacer par le gouvernement fédéral que prévoyait la Constitution, fut la rébellion de Shay [d’août 1786 à janvier 1787], un soulèvement armé d’agriculteurs de l’ouest du Massachusetts contre la confiscation de leurs biens pour payer leurs dettes à l’État.
Le général Henry Knox [1750-1806, premier secrétaire à la Guerre], parlant de ces rebelles écrivait à George Washington [1732-1799]: «Ils ont pour credo que les efforts conjoints de tous ayant protégé la propriété des États-Unis de sa confiscation par la Grande-Bretagne, elle devrait donc être la propriété commune de tous.» «Cette terrible situation a alarmé tous les hommes animés de principes et détenteurs de propriété en Nouvelle-Angleterre», poursuivait Henry Knox. «Notre gouvernement doit être renforcé, changé ou modifié pour protéger nos vies et nos biens.»
Les commentaires d’Henry Knox étaient peut-être alarmistes, mais une grande partie de la Convention constitutionnelle [6] et de nombreux partisans des Federalist Papers se sont saisis de la question de savoir comment empêcher la majorité d’affirmer sa volonté. A en juger par leurs résultats, les Pères fondateurs y sont largement parvenus.
Ils ont créé un système dans lequel, au départ, seule une partie du gouvernement (la Chambre) était directement élue. Il y a une centaine d’années, les Etats nommaient les sénateurs américains. Le sénat devait comprendre les principaux citoyens de l’État, qui devaient refroidir les passions de la foule à la Chambre. Aujourd’hui, les électeurs américains n’élisent toujours pas directement le président.
La structure du gouvernement est établie pour fragmenter le pouvoir, avec les deux chambres du Congrès (Sénat et Chambre des représentants), élues à des moments différents, pour des mandats différents. Avec des pouvoirs partagés entre les municipalités, les États et le gouvernement fédéral. Avec un pouvoir réparti entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Tout cela visait, comme le disait James Madison dans Federalist n° 10, à se prémunir entre autres contre «une rage pour le papier-monnaie, pour une abolition des dettes, pour un partage égal des biens, ou pour tout autre projet inacceptable ou malfaisant».
Et peut-être le principal de ces «projets inacceptables ou malfaisants», cette citation ne le nommait pas. Mais il s’est finalement imposé, et ce fut l’abolition de l’esclavage, la plus grande expropriation de richesse de l’histoire des États-Unis. James Madison, faut-il le souligner, était lui-même issu de ces élites de Virginie, dont le pouvoir économique et politique reposait sur l’esclavage.
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Cette crainte de la volonté populaire a suscité d’autres caractéristiques du système politique et institutionnel des Etats-Unis, le Collège électoral, l’égale représentation des États au Sénat américain – quelle que soit leur taille ou leur population – et même le vote aux élections fédérales dont chaque Etat édicte sa propre réglementation représentaient des «compromis» avec la puissance esclavagiste que la guerre civile elle-même n’a pas éliminée.
L’histoire de la démocratie aux Etats-Unis ne s’est évidemment pas arrêtée là. Les luttes de masse ont élargi son espace, les plus importants d’entre elles ayant été le renversement de l’esclavage, la mobilisation des femmes pour obtenir le droit de vote, la lutte pour le référendum, le «recall» [7] et l’élection directe des sénateurs qu’ont conquise les mouvements [dans les années 1890 et début 1900] populiste et progressiste [8], la lutte pour les droits syndicaux dans les années 1930 et celle pour les droits civils des années 1960.
Ce n’est qu’à travers ces luttes – le plus souvent dirigées contre la classe dirigeante et les gens «bien nés» – que l’éventail des droits démocratiques formellement reconnus aux États-Unis s’est élargi au-delà des limites qu’avaient imposées les Pères fondateurs.
Néanmoins, les résultats des élections présidentielles de 2000 et 2016, où le perdant du vote populaire a «gagné» l’élection, nous rappellent que la structure du gouvernement américain est orientée contre la majorité et qu’elle est orientée vers le conservatisme.
James P. Cannon [1890-1974], l’un des fondateurs du courant trotskyste américain, a dit un jour que «[les socialistes] devaient reconnaître que les revendications [des travailleurs] en faveur des droits de l’homme et pour des garanties démocratiques – maintenant et dans le futur – étaient en elles-mêmes progressistes. Le devoir des socialistes n’est pas de nier la démocratie, mais de l’étendre, de la rendre plus complète.» Il a ajouté: «Aux États-Unis, la lutte pour la démocratie ouvrière est avant tout une lutte de la base pour obtenir le contrôle démocratique de leurs propres organisations.»
C’est le point important. Les périodes de l’histoire des États-Unis où les droits démocratiques ont été élargis sont celles où des masses de gens s’organisaient pour défendre leurs propres intérêts et s’engageaient dans un processus de «prise de contrôle démocratique» de leurs propres organisations, formant des milliers de gens ordinaires à devenir des militant·e·s menant leurs propres combats.
Le grand historien du peuple Howard Zinn [1922-2010] (une cible récente des déblatérations de Trump) l’a bien expliqué:
«La Constitution ne donne aucun droit aux travailleurs; aucun droit à travailler moins de 12 heures par jour, aucun droit à un salaire décent, aucun droit à des conditions de travail sûres. Les travailleurs ont dû s’organiser, se mettre en grève, défier la loi, les tribunaux, la police, créer cet immense mouvement qui a remporté la journée de huit heures et a provoqué un tel bouleversement que le Congrès a été contraint d’adopter une loi sur le salaire minimum et sur la sécurité sociale, sur l’assurance-chômage… Ces droits ne viennent à la vie que lorsque les citoyens s’organisent, protestent, manifestent, font grève, boycottent, se rebellent et violent la loi pour faire respecter la justice.» [9]
Cette leçon, nos mouvements doivent la prendre à cœur, et peu importe, sous cet angle, qui siège à la Maison Blanche ou à la Cour suprême. (Article publié sur le site International Socialism Project en date du 12 octobre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
Lance Selfa est l’auteur de The Democrats: A Critical History (Haymarket Books, 2012) et coordinateur de U.S. Politics in an Age of Uncertainty: Essays on a New Reality (Haymarket Books, 2017).
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[1] MSNBC est une chaîne d’information en continu du câble diffusée aux Etats-Unis et au Canada. Son nom est la combinaison MSN (service de Microsoft) et de NBC (nom générique de chaîne appartenant au groupe NBC Universal). Elle a été lancée le 15 juillet 1996.
Rétrospectivement, on remarque que depuis une dizaine d’années, la chaîne MSNBC a su se doter d’une identité politique. Perçue outre-Atlantique comme l’antithèse du réseau conservateur Fox News, MSNBC est considérée comme l’une des chaînes les plus libérales (dit «de gauche» aux Etats-Unis) du câble américain et comme proche du Parti démocrate. (Réd.)
[2] Le bleu, aux Etats-Unis, est la couleur du Parti démocrate. Le rouge, celle du Parti républicain. (Réd.)
[3] The «Democracy Index» est établi par l’«Economist Intelligence Unit» (EIU). L’indice de démocratie est un indice créé en 2006 par l’EIU, l’unité de recherche du groupe de presse britannique fort neolibéral The Economist Group. Cet index permet d’évaluer selon les critères qu’il a élaborés le niveau de démocratie de 167 pays, dont 166 sont des États souverains et 165 sont membres de l’Organisation des Nations Unies. Les pays sont classés en 4 catégories: la première est celle des «démocraties achevées». Viennent ensuite les «démocraties imparfaites», les «régimes hybrides» puis les «régimes autoritaires». (Réd.)
[4] En effet, dans les trois Etats pivots – Wisconsin, Michigan et Pennsylvanie – le total des voix en faveur de Trump n’était que de 77’000, ce qui lui a assuré une majorité du collège électoral qui élit le président. Ainsi, ces 77’000 ont annulé, de facto, les 2 millions de suffrages d’avance d’Hillary Clinton. En 2016, les fonds de la Mercer Familly Fondation ont joué un rôle important en mobilisant non seulement le réseau animé par Steve Bannon, mais aussi – et en particulier – les ressources de Cambrigde Analytica qui ont servi à viser de manière fort précise, sur la base d’un ensemble massif de données croisées, les électeurs potentiels pouvant voter Trump, en particulier dans les Etats pivots. (Réd.)
[5] Les Articles de la Confédération et de l’Union perpétuelle (Articles of Confederation and Perpetual Union) sont un document élaboré le 15 novembre 1777 par le Second Congrès Continental, réunion des treize Etats fondateurs des Etats-Unis d’Amérique. Les États-Unis sont alors en guerre depuis deux ans contre la Grande-Bretagne pour leur indépendance. Les Articles établissent une première Constitution qui organise les treize États en une Confédération. (Réd.)
[6] La Convention constitutionnelle a eu lieu du 25 mai au 17 septembre 1787 à Philadelphie (Pennsylvanie). Initialement prévue pour traiter des problèmes aux Etats-Unis à la suite de l’indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne déclarée le 4 juillet 1776 en amendant les Articles de la Confédération, elle résulta en la rédaction et l’adoption de la Constitution des Etats-Unis toujours en vigueur aujourd’hui. La volonté de nombreux participants, dont le fédéraliste James Madison (1751-1836, quatrième président des Etats-Unis de 1809 à 1817) et Alexander Hamilton, était en effet d’instaurer un nouveau mode de gouvernement plutôt que de corriger simplement celui établi par les Articles de la Confédération. (Réd.
[7] Recall: Une élection de rappel (également appelée référendum de rappel, pétition de rappel ou rappel d’un représentant) est une procédure par laquelle les électeurs et électrices peuvent révoquer un élu par un vote direct avant la fin du mandat. Les rappels, qui sont lancés lorsqu’un nombre suffisant d’électeurs signent une pétition, ont une histoire remontant à la constitution de l’ancienne démocratie athénienne et figurent dans plusieurs constitutions actuelles. Dans la démocratie indirecte ou représentative, les représentants du peuple sont élus et ces représentants gouvernent pendant une période déterminée. Cependant, là où la possibilité de rappel existe, si un représentant venait à être perçu comme ne s’acquittant pas correctement de ses responsabilités, il peut alors être rappelé avec la demande écrite d’un nombre ou d’une proportion spécifique d’électeurs. (Réd.)
[8] Mouvement populiste, «Populist movement»: le Parti populiste a longtemps été le troisième parti politique des Etats-Unis. Fondé en 1876 par les milieux paysans américains, il eut son heure de gloire en 1892 quand son candidat aux présidentielles rafla plusieurs États, dont l’Idaho, le Colorado, le Kansas et le Nevada ainsi qu’une part de l’Oregon et du Dakota du Nord. Il cessa toute activité en 1908. Le parti défendait l’abandon de l’étalon-or, la lutte contre les monopoles, ou encore la nationalisation des chemins de fer. Une partie de ses idées, après sa disparition, se sont retrouvées dans le Parti socialiste d’Amérique (SPA), dans le New Deal des années 1930. Ces idées trouvent une forme «actualisée» chez Bernie Sanders.
Alors que les Populistes étaient principalement des agriculteurs mécontents qui préconisaient des réformes radicales, les Progressistes étaient des réformateurs urbains de classe moyenne, entre autres des femmes, qui voulaient accroître le rôle du gouvernement dans la réforme tout en maintenant une économie capitaliste, bien que dénonçant les inégalités.
[9] D’où l’importance d’aborder la question de la défense «de la démocratie» non pas sous un angle générique, mais sous l’angle de la défense des droits démocratiques dans leurs diverses dimensions. (Réd.)
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