Le 19 août 2020, le conseiller fédéral (Parti socialiste) Alain Berset a présenté un nouveau paquet de «mesures visant à freiner la hausse des coûts» de la santé [1]. Le mythique objectif de «gains d’efficience» de 20% (cette fois 16 à 19%, pour faire précis) est pointé en ligne de mire [2]. L’idée doit être un peu plus enfoncée dans les crânes que le système de santé serait caractérisé par le gaspillage: gaspillage des patient·e·s qui «consomment» pour le plaisir, ou pour «rentabiliser» leurs primes d’assurance maladie. Gaspillage des soignant·e·s, qui prescrivent des soins inutiles pour remplir leur compte bancaire. Et il s’agit d’avancer dans la mise en place d’un ensemble de mécanismes renversant les priorités: non plus soigner d’abord et financer ensuite, mais plafonner le budget d’abord et, ensuite, laisser soignant·e·s et patient·e·s se débrouiller avec des ressources rationnées. Berset est l’opiniâtre fourrier de cette politique [3].
Mettre au centre… le métier ou la finance
L’année 2020 est marquée par l’épidémie de Covid-19. En Europe, ce printemps, les systèmes de santé se sont soudainement trouvés confrontés à des sollicitations aux dimensions imprévues. Dans les pays où ils subissent depuis des années une contraction financière massive, comme en Italie, en Espagne, en France ou en Angleterre, ces systèmes de santé ont été, un moment, submergés. Comment réfléchir à l’avenir des politiques de santé sans intégrer cette expérience?
Et pourtant: le paquet de mesures proposé par Berset n’y fait pas la moindre référence, à l’exception du fait, allant de soi on l’espère, que les rigides règles financières proposées pourraient être allégées «en cas d’événements extraordinaires tels que les épidémies» (art 54d, al. 5).
La signification de ce mutisme ressort mieux si on le met en regard, par exemple, avec les réflexions développées dans le numéro de juillet 2020 de la Revue des conditions de travail, éditée en France par l’Agence nationale pour les conditions de travail (Anact), numéro consacré au thème du «monde du travail à l’épreuve d’un coronavirus». Une des contributions est basée sur l’expérience d’un médecin urgentiste travaillant dans un centre hospitalier universitaire (CHU) du sud de la France. En voici trois extraits:
«Pour ce médecin, la crise sanitaire a permis une volte-face organisationnelle très positive pour les urgences: «On retrouve le sourire.» L’activité se recentre sur le cœur de métier à savoir les urgences. (…) pour ce médecin, cette situation d’urgence devient l’occasion de se réconcilier avec le métier. «Ce n’est pas seulement les gens qui reviennent mais le métier qui revient au galop!» Cette mobilisation concerne tout le monde de l’aide-soignant au médecin. […]
L’une des vertus de cette crise, quand bien même la situation est dégradée et dramatique sur le plan humain, c’est cette possibilité pour le personnel de reprendre la main sur son travail. Plus que jamais, les urgences deviennent un espace dédié pour «sauver des vies» et non une façon d’absorber ce qui n’a pu être traité autrement. […]
[Mais,] «ce mode de fonctionnement n’est pas rentable». «On va revenir post-crise à un besoin de rentabilité. Aujourd’hui, avec la crise, l’organisation est basée au moins temporairement sur un principe de solidarité à tous les étages y compris de la part des citoyens. Avant, c’était la rentabilité qui primait.» «Il faudrait changer le modèle de rémunération de l’hôpital, accepter des lits vides, comme en Allemagne. La tarification à l’acte [analogue au financement par DRG en vigueur en Suisse] conduit à des formes de rentabilité excessive qui coupent les relations et empêchent les coopérations.» Or l’expérience montre que c’est par la vitalité des collectifs qu’il devient possible de faire face aux exigences du travail, d’assurer la qualité des soins et de permettre une meilleure régulation des urgences.»
(Ludovic Bugand, «Retour d’expérience au sein d’un service d’urgence de CHU: le «retour du métier» dans la crise», La revue des conditions de travail, juillet 2020, N° 10, pp. 61-65)
Placer le métier – soigner – et pas les rets managériaux et financiers au centre, permettre aux soignant·e·s, et à leurs collectifs de travail, de se réapproprier l’organisation de leur activité plutôt que de les subordonner toujours plus aux exigences de rentabilité: voilà des bilans qui, avec d’autres, mériteraient effectivement de faire partie d’une réflexion sur l’avenir des systèmes de santé à la lumière de la crise sanitaire provoquée par le Covid-19. Mais rien de tout cela dans le paquet fédéral de Berset: le travail des soins n’y existe tout simplement pas; seule la contrainte financière a droit de cité.
La manette du frein dans les mains du Conseil fédéral
La mesure phare du nouveau paquet Berset est en effet un mécanisme de contrôle a priori des dépenses de santé, dans le cadre de l’assurance maladie obligatoire. Le nouvel article 54 de la Loi sur l’assurance maladie (LAMal) prévoit: «Le Conseil fédéral fixe le pourcentage que l’augmentation des coûts des prestations au sens de la présente loi [sur l’assurance maladie] ne doit pas dépasser par rapport à l’année précédente.» Cet objectif général est ensuite décliné en sous-objectifs, par catégories de coûts (stationnaires, ambulatoires, etc.) et cantons, puis, par les cantons, en sous-sous-catégories de coûts par canton, etc… Tout une machinerie contraignante est également prévue en cas de «dépassement des objectifs» (art 54d). Pour «conseiller» le Conseil fédéral, l’article 54e institue par ailleurs une «commission fédérale des objectifs en matière de coûts», où seront représentés «de manière appropriée» cantons, fournisseurs de prestations, assureurs, assurés et spécialistes.
L’ensemble du dispositif a des allures d’usine à gaz folle pouvant prêter à sourire. Il faut s’en garder:
1 – Le principe d’un frein permanent aux dépenses de santé est ainsi posé. L’expérience de pays voisins, comme la France, où un mécanisme de contraction ininterrompu des dépenses de santé est en place et a abouti au délitement de pans entiers du système de santé, comme les urgences, montre sans ambiguïté où conduit ce genre de politique.
2 – Ce mécanisme est placé entre les mains du seul Conseil fédéral. C’est lui qui fixera la barre. Le Parlement? La population? Hors course! La commission achève de boucler le dispositif: c’est l’expression institutionnelle du fait qu’il s’agit d’une affaire «d’experts», soustraite au débat public. Circulez, il n’y a plus rien à voir!
3 – La cascade de sous-objectifs attisera la compétition, de tous contre tous. Cantons contre cantons: «les cantons, qui sont essentiellement responsables des soins de santé en Suisse, devront être de plus en plus comparés en termes d’évolution des coûts», se réjouit la notice explicative fédérale. Mais aussi prestataires de soins contre prestataires de soins, afin de grappiller quelque marge financière. La «coopération» entre prestataires est invoquée, comme garante d’économies (c’est l’essentiel) et de qualité (c’est l’argument de vente), chaque fois qu’il s’agit de limiter la liberté des patients, en les poussant vers des réseaux de soins par exemple. Mais, en même temps, au cœur du pilotage du système de santé, une compétition exacerbée est érigée en alpha et oméga de la saine gestion…
Trop de dépenses, vraiment?
L’a priori de l’ensemble du projet est simple: on dépense trop pour la santé. Vraiment?
Revenons au printemps de cette année et à la crise Covid-19. Une catégorie de la population a été particulièrement frappée par la maladie et par un nombre anormalement élevé de décès: les personnes âgées vivant en établissement médico-social (EMS). Cette réalité ne s’explique pas seulement par la fragilité de ces personnes face au nouveau virus, mais aussi par une impréparation très largement répandue et un manque de matériel de protection, par un soutien insuffisant des autorités sanitaires, obnubilées par les services de soins intensifs des hôpitaux, et, plus fondamentalement, par une difficulté à faire face, suite à un manque structurel de ressources, de personnel qualifié en particulier.
Qu’y a-t-il derrière ce déficit structurel? Premièrement, un cadre réglementaire qui, motivé justement par la «maîtrise des coûts», fixe des normes, en particulier en matière d’effectif et de formation du personnel, manifestement insuffisantes pour garantir durablement une prise en charge de qualité des résidentes et résidents sans épuiser le personnel. Deuxièmement, le fait que ce secteur est fondamentalement dominé par des acteurs privés. Une partie des structures, très petites, peuvent être tout simplement dépourvues face à un défi sanitaire imprévu. Pour un certain nombre de sociétés et de groupes, comme Tertianum qui est le plus grand d’entre eux, le secteur des EMS est un business devant dégager un (confortable) profit: il s’agit pour cela de «rationaliser» encore des ressources déjà insuffisantes. Les scandales relayés par les médias ces derniers mois au sujet du fonctionnement de homes du groupe Tertianum, dans la région de Neuchâtel ou en Valais, illustrent cette réalité.
L’importance de la prise en charge sanitaire des personnes âgées va croître à l’avenir. Ce qui s’est passé ce printemps confirme que davantage de moyens doivent y être consacrés et qu’un autre type d’organisation de ce secteur, sur un modèle de service public, est nécessaire pour une prise en charge de qualité. Mais où trouver les ressources pour de tels développements dans le cadre du frein aux dépenses voulu par Berset?
Piloter le pilote
L’autre grande mesure annoncée le 19 août par Alain Berset est l’obligation introduite pour toute la population de choisir un «premier point de contact» ( art. 40a). Celui-ci (médecin généraliste, pédiatre, mais aussi réseau de soins, etc.) serait à l’avenir le point de passage obligé pour accéder aux soins délivrés par des spécialistes (hors urgences et, probablement, consultations gynécologiques ou ophtalmologiques).
Cette obligation est justifiée ainsi: 70% des assurés ont déjà opté pour un modèle d’assurance «médecin de famille»; ils ne s’en portent pas plus mal et cela coûte moins cher; donc, il est logique d’étendre ce système aux 30% restants.
Petit problème: la très grande part des personnes avec le modèle «médecin de famille» sont en bonne santé; elles consultent rarement, voire jamais: pour elles, le modèle «médecin de famille» signifie seulement une réduction des cotisations. A l’inverse, parmi les 30% restants, une grande part des personnes n’a pas adhéré à un modèle d’assurance «médecin de famille» justement parce qu’elles souffrent de chroniques problèmes de santé et qu’elles ont un recours fréquent aux consultations médicales et aux soins. Le changement proposé n’est donc pas une formalité, mais un bouleversement en matière d’accès aux soins.
D’autant plus qu’il est lié à une autre nouveauté, en matière de financement des médecins devenus des «premiers points de contact». Ils recevraient pour rémunérer cette fonction un «forfait annuel par assuré» (art. 40c), indépendant du recours effectif à leur consultation. Ce mode de financement par capitation ouvre la porte à un «pilotage» de ces médecins référents. On peut anticiper que, dans quelques années, les «premiers points de contact» qui orientent «trop souvent» leurs patients chez un spécialiste, en comparaison de leurs confrères, seront «incités» à être plus restrictifs par une rémunération amputée. Que ce n’est pas de la science-fiction témoigne le fait que ce genre de «comparaison» intervient déjà maintenant dans le contrôle par les assureurs de la rémunération des médecins. Et si les «premiers points de contact» ne limitent pas l’accès aux spécialistes, à quoi serviraient-ils du point de vue du «frein aux dépenses», leur raison d’être?
Cachez ce profit qu’on ne saurait voir…
Le paquet de Berset comprend aussi un volet relatif au financement des médicaments. Il s’agit de donner une base légale aux «modèles de prix». Les modèles de prix, qui concernent les «médicaments onéreux» selon la fiche d’information consacrée à ce thème, supposent un double mécanisme. Dans un premier temps, un prix public est fixé entre l’industrie pharmaceutique et les autorités. Puis, l’entreprise qui vend le médicament restitue une partie du prix, selon un montant fixé par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Si l’on comprend bien, le médicament est autorisé avec un prix maximal, qui aidera notamment à négocier des prix élevés ailleurs dans le monde. Puis, ce prix étant plus que surfait, une partie est rendue par les pharmas, qui ont obtenu l’essentiel: une référence élevée.
Or, en lien avec ce mécanisme, l’article 52c du projet de loi précise ceci. «L’accès aux documents officiels au sens de l’art. 5 de la loi du 17 décembre 2004 sur la transparence est refusé dans la mesure où ils concernent le montant, le calcul ou les modalités des restitutions au sens de l’article 52b.» Dans sa présentation, l’OFSP ajoute: «Ce procédé [refus d’accès] sera utilisé dans les cas où les sommes à restituer sont si élevées que les titulaires de l’autorisation [les compagnies pharmaceutiques] ne souhaitent pas les rendre publiques.» En d’autres termes, lorsque les pharmas arrivent à imposer des prix exorbitants, la Confédération dissimulera toute information susceptible de permettre l’estimation des surprofits réalisés et d’aider d’autres autorités ou institutions à négocier des prix plus bas.
Dans le cadre d’un paquet intitulé «mesures visant à freiner la hausse des coûts», cela revient à dire: comprimer les dépenses de la santé, c’est bien si ce sont les patients, les personnes âgées, les médecins ou le personnel soignant qui sont comprimés. Mais pas touche à la pharma! Berset mérite d’être chaleureusement remercié à Bâle pour les services rendus. (25 août 2020)
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[1] Tous les documents relatifs à ce paquet sont disponibles à partir de cette page internet : https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/das-bag/aktuell/medienmitteilungen.msg-id-80111.html
[2] A propos de cette valeur, reprise en boucle, de 20% de «gain d’efficience» censée justifier «scientifiquement» les programmes de coupes dans les dépenses de santé du Conseil fédéral, cf. la contribution publiée sur le site alencontre : http://alencontre.org/suisse/couts-de-la-sante-en-suisse-des-milliards-deconomie-en-voici-en-voila-iii.html
[3] Cf. également sa proposition de durcir le financement des hôpitaux, rendue publique en février 2020 : http://alencontre.org/suisse/suisse-covid-19-et-hopitaux-encore-un-effort-pour-garrotter-les-hopitaux-et-epuiser-les-soignant·e·s.html
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