Procès France Télécom. «L’expression de souffrances, au point de préférer la mort»?

Par Cécile Rousseau

Les deux dernières journées d’audience ont été marquées par des témoignages accablants sur la responsabilité des dirigeants et par des décryptages d’experts quant aux causes des suicides. [Voir à ce sujet les articles publiés sur ce site datés des 6, 9 et 12 mai 2019.]

Elle l’a répété deux fois. En vingt-sept ans de métier, Sylvie Catala n’avait jamais vu ça. «Jamais vu autant d’écrits disant “je vais me suicider à cause du travail”», déclare fermement l’inspectrice du travail à la barre. Jeudi dernier (9 mai), les témoins clés de la mise au jour de la crise sociale chez France Télécom se sont succédé devant le tribunal correctionnel de Paris. Et ont martelé la responsabilité des anciens dirigeants dans les multiples suicides, tentatives et dépressions à la suite des 22’000 suppressions d’emplois et 10’000 mobilités du plan Next.

Nommée par la Direction générale du travail (DGT) pour coordonner l’enquête nationale à l’automne 2009, Sylvie Catala va vite découvrir l’ampleur des dégâts. «Des documents de mes collègues inspecteurs sont arrivés, tous faisaient état de risques psychosociaux (RPS) (…). Il y avait aussi des remontées de la médecine du travail, des alertes devant les tribunaux. La direction aurait pu agir avant 2009.» Dans cette société comptant deux tiers de fonctionnaires, elle constate les méthodes de management violentes: «On demandait aux salariés de se trouver un poste au travers de “l’espace développement. Tout reposait sur les employés et les managers. Les pratiques sont brutales, c’est inévitable quand on renvoie tout aux individus (…). Le lien entre toutes ces choses conduit à des agissements répétés, c’est une politique décidée au niveau de l’entreprise.» Pour Sylvie Catala, aucun doute, le plan Act (volet «social» du plan Next) «contenait en germe ces agissements».

En février 2010, elle transmet donc ses conclusions au procureur de la République. La machine judiciaire est lancée. «Les faits que j’ai examinés étaient constitutifs de mise en danger de la vie d’autrui et de harcèlement moral.» Faisant référence aux propos hallucinants de Didier Lombard, mardi 7 mai, expliquant qu’une crise médiatique avait volé leur succès aux cadres, maître Frédéric Benoist, avocat de la CFE-CGC (Confédération française de l’encadrement – Confédération générale), interroge: «Vous sentiez un climat de succès dans l’entreprise?» «Il y avait un climat de crise sociale», coupe court Sylvie Catala.

«Tous les indicateurs sont au rouge»

Cette prétendue «success story», Patrick Ackermann, délégué syndical SUD PTT – qui a déposé plainte en septembre 2009 au nom de son organisation – est aussi très loin de l’avoir ressentie. Premier à témoigner jeudi, il replonge avec une certaine émotion dans cette période noire: «à la CNCHSCT (Commission nationale des comités d’hygiène de sécurité et des conditions de travail), au même moment, on n’est pas en train de fêter la victoire, rappelle-t-il. Tous les indicateurs sont au rouge, il y a le feu à la maison sauf pour la direction.» En réponse à la défense s’étonnant qu’il se soit porté partie civile à titre personnel la veille, le représentant raconte, agacé: «Un jour, j’apprends qu’un collègue s’est pendu chez lui. Je téléphone à sa femme. Quand je lui ai dit que je travaillais chez France Télécom, elle m’a traité de salopard et a raccroché. Les syndicalistes en ont pris plein la tête, nous avons vécu des drames.» Il décrit l’ambiance extraterrestre qui régnait alors: «On se posait la question: “Sont-ils des Alien (les dirigeants) et nous, des sacs de viande?”» En juin 2007, l’Observatoire du stress et des mobilités forcées est créé avec la CFE-CGC. Plus de 3000 personnes répondent à la première enquête, révélant un mal-être général.

Dix ans après les faits, sa colère est toujours vive: «Avant ce procès, j’ai appelé les proches de Jean-Michel, qui s’était jeté sous un train à Troyes en 2008. France Télécom n’a jamais contacté la famille. Moi, j’ai fait mon boulot de syndicaliste. Vous, vous n’avez pas fait le vôtre», lance-t-il aux prévenus en se retournant vers eux (…). «L’été 2009 a été un traumatisme, il y avait un suicide par semaine. Quand j’entends parler d’opération médiatique… moi, je vous ai téléphoné», accuse-t-il à nouveau en regardant les ex-dirigeants. Avant de lâcher: «Je suis atterré d’entendre ça.»

«Il y a eu une banalisation des comportements déviants»

Clôturant cet après-midi, Jean-Claude Delgenes, le président de Technologia, n’y va pas non plus par quatre chemins: «Je n’avais jamais vu une telle crise en trente ans, ce procès doit être un rempart contre l’oubli.» Le rapport du cabinet, remis en juin 2010, a jeté une lumière crue sur les ravages du plan Next: «Sur 104000 salariés, nous avons eu 80000 réponses (…). Troubles du sommeil, épuisement, perte de poids, passages morbides… On est passé pas loin d’une grande catastrophe. Certains voulaient sortir les fusils et disaient qu’ils voulaient en emmener d’autres avec eux.» Avec le plan Act, le mot d’ordre est clair: «Les gens vont être jugés comme des cibles. Le projet était d’en sortir un maximum (…). Certains managers vont appliquer au minimum, sans faire de zèle. D’autres se sont lâchés, il y a eu une banalisation des comportements déviants.» Résultat, sur la période, la fierté d’appartenance au groupe chute de 95 % à 39 %. Pour tenter de mettre en cause la qualité de sa mission, la défense assaille Jean-Claude Delgenès de questions. «Un rapport d’Alixio (société de conseil) a critiqué votre travail», souligne maître Frédérique Beaulieu, avocate de Louis-Pierre Wenès, ex-numéro deux du groupe. «C’est un de nos concurrents», rétorque-t-il. «Êtes-vous objectif?» insiste-t-elle. Rumeur dans la salle. «Je ne pense pas qu’il y ait un manque cruel d’objectivité dans nos travaux», ironise Jean-Claude Delgenès.

C’est également l’avis de Michel Gollac, sociologue et ex-administrateur de l’Insee. Cité comme témoin, vendredi, il considère le travail de Technologia comme fiable et a été «frappé par la disproportion entre l’ampleur du changement dans l’entreprise et l’inefficacité des mécanismes d’alerte (…).»

La déstructuration du milieu de travail-environnement 

«Quelques suicides, pas tous, ont eu une valeur d’alerte.(…) De fait, cette alerte a fonctionné alors que les dispositifs étaient défaillants». D’une voix grave et posée, Christophe Dejours, psychiatre spécialiste de la souffrance au travail, déroule ensuite un exposé convaincant: «Un seul suicide sur le lieu de travail, c’est déjà extrêmement grave, ça signe la déstructuration du milieu de travail-environnement», ajoutant que «ce suicide, ce n’est pas qu’une mise à mort de soi, il est adressé, il y a une dimension de message. Le suicide au travail est un message». Il précise que souvent «ce sont des gens qui étaient très engagés, pas des tire-au-flanc». Quant à Christian Baudelot, membre de l’Observatoire national du suicide et professeur émérite de sociologie à l’École normale supérieure (ENS), il démonte encore un peu plus les arguments des prévenus: «Chez France Télécom, il est clair que ce n’est ni l’imitation, ni la médiatisation qui produisent le phénomène (des suicides). Les personnes qui sont passées à l’acte ne sont pas dans l’imitation de leurs devanciers. Elles expriment les mêmes souffrances au point de préférer la mort.» À la fin de son intervention, Louis-Pierre Wenès, ex-numéro deux de la société, tient absolument à prendre la parole. «J’ai relevé des contre-vérités, notamment sur le lean management. J’ai entendu parler de néotaylorisme. Je m’en expliquerai lundi.» Reprise aujourd’hui, lundi 13 mai, à 13h30. (Article publié dans L’Humanité, en date du 13 mai 2019)

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