Par notre correspondant au Costa Rica
1.– Les profonds changements qui se sont produits au Nicaragua depuis les années 1980 ont mis en évidence la capacité des classes dirigeantes à absorber les conflits sociaux et à survivre.
2.- De plus, la révolution sociale des années 1980 n’a pas été synonyme de dépassement des contradictions sociales au profit des secteurs populaires. Au contraire, c’est la bourgeoisie traditionnelle et le grand capital qui sont sortis victorieux de cette bataille.
3.- Ces dernières années, les possibilités de créer une société démocratique se sont réduites et les possibilités de construire une société progressiste ont disparu, tout comme le grand capital a réussi à tordre les mains du gouvernement Ortega-Murillo pour poursuivre la logique d’un capitalisme de connivence.
4.- Je fais référence ici à la renonciation aux valeurs et idéaux du «sandinisme historique» qui avaient pour identité la lutte pour la dignité des femmes, la justice sociale, la lutte contre la corruption, la pauvreté, l’inégalité, l’impunité, et en faveur de l’émancipation intellectuelle et politique de la population.
5.- La dépolitisation des secteurs populaires encouragée par le gouvernement Ortega-Murillo, ainsi que la perte de sa légitimité politique due aux fraudes électorales, a contraint le régime à céder peu à peu une fraction de pouvoir réel au grand capital, sans cesser de disposer des principaux instruments du pouvoir réel.
6.- Au Nicaragua, une nouvelle fraction de la bourgeoisie est née, la «nouvelle classe», qui utilise l’Etat comme levier pour l’accumulation primitive de son capital et un enrichissement frauduleux.
7.- A la lumière de ce qui s’est passé ces dernières années, on peut arriver à une définition de cette «nouvelle classe»: c’est la force sociale et politique qui lutte pour rester au pouvoir en s’appuyant sur des secteurs populaires pour incruster ses cadres dans toutes les institutions étatiques. Ce qui, au fil des ans et du contrôle des mécanismes de décision, est devenu une nouvelle élite qui peut, à la fois, déplacer des anciens cadres, négocier avec eux ou fusionner avec une fraction de ces derniers.
8.- Le pire, c’est que la «nouvelle classe», qui se dit socialiste, est devenue similaire à la droite traditionnelle sur un point clé: l’obsession du pouvoir.
9.- La «nouvelle classe» représente le secteur de la bureaucratie gouvernementale la plus arriérée qui a accaparé le pouvoir, y compris ces éléments clés.
10.- Ce que nous vivons, ces dernières années (2007-2019), n’a pas le plus petit rapport avec une révolution ou avec le «socialisme», ni avec la «défense de la démocratie», ni avec la lutte pour la «réduction de la pauvreté», pour faire référence aux principaux arguments proclamés à droite et à gauche par le gouvernement.
11.- La «nouvelle classe» applique des politiques sociales clientélistes qui réduisent temporairement la pauvreté; cependant, ceux et celles «d’en bas» continuent de loger sans les sous-sols sociaux, offrant une main-d’œuvre bon marché, sans que ceux «d’en haut» aient renoncé d’un millimètre au pouvoir structurel dont ils disposent.
12.- La «nouvelle classe» est un mélange de hauts fonctionnaires des entreprises publiques et de dirigeants des entreprises privées, de membres de l’appareil d’Etat, de militaires et de policiers de haut rang – actifs et retraités – et de nouveaux hommes d’affaires enrichis à l’ombre des institutions de l’Etat.
13.- La plupart de ses membres sont des gestionnaires intégrés dans l’appareil d’Etat. C’est pourquoi ils sont si réticents à perdre le pouvoir, car tout le réseau assurant leur enrichissement frauduleux s’effondrerait. Certains ont déjà investi des sommes qu’ils se sont appropriées dans des biens assurant une rente.
14.- Une partie de la «nouvelle classe» est encore en train de consolider son capital, une fraction n’a pas encore réussi à consolider son enrichissement frauduleux qui reste donc «fragile» et «réversible». Ce sont eux qui ne veulent pas de changement et sont absolument favorables à ce que «le commandant reste».
15.- Les membres de la «nouvelle classe» ont été identifiés par les différents médias pour détournement de fonds publics, prévarication, fraude au détriment de l’Etat et divers autres délits. Cependant, en raison des complicités et des «négligences» des hautes sphères du gouvernement, ils continuent de jouir du miel du pouvoir. Ils sont également favorables à ce que le «commandant reste».
16.- Les «intellectuels gouvernementaux» qui dressent les louanges du pouvoir avec un langage pseudo-progressiste justifient une politique qui n’a favorisé que les banquiers, les grands importateurs, les chaînes monopolistiques, les grands capitaux et les transnationales.
17.- Entre 2007 et 2018, les grandes entreprises ont soutenu le gouvernement Ortega-Murillo. En retour, ils ont partagé les bénéfices du pouvoir autoritaire. En conséquence des exonérations et les exemptions qu’ils reçoivent, ils n’ont pas eu besoin de chercher des moyens d’accroître la productivité, la compétitivité et l’efficacité de leurs entreprises, puisque leurs (sur) profits (ou profits extra) sont obtenus grâce aux faveurs gouvernementales et aux bas salaires.
18.- Il n’y a pas de croissance réelle des forces productives ni d’augmentation significative des volumes de production. C’est précisément ce qui explique le retard, la stagnation du pays par rapport aux autres pays d’Amérique centrale. Le pays est l’otage de l’inefficacité et de la corruption de la classe dirigeante.
19.- Le «Syndrome de Pedrarias» [référence à un ouvrage de l’historien Oscar-René Vargas; Pedrarias fut un gouverneur colonial du XVIe siècle] a infecté, corrompu et perverti les membres de la «nouvelle classe» avec une attraction élevée d’ambition pour le pouvoir et un enrichissement accéléré sous la protection de l’Etat. Ils pratiquent maintenant la méthode d’enrichissement grâce à la rapine étatique comme ils avaient l’habitude de la qualifier lorsqu’ils combattaient la dictature de Somoza.
20.- Les membres de la «nouvelle classe» au pouvoir se sont avérés être les entremetteurs de l’esprit néocolonial d’une société arriérée, une société dans laquelle ils ont, en fait, des possibilités plus concrètes d’exercer un pouvoir élevé, un pouvoir autoritaire ou dictatorial.
21.- Il semblerait que l’histoire se développe en spirale et passe plusieurs fois, plus ou moins, sur un même point. Aujourd’hui, 40 ans après la chute de la dictature Somoza, la majorité des secteurs populaires, les citoyens auto-convoqués, se battent à nouveau pour vaincre une autre dictature, celle d’Ortega-Murillo. (San José/Costa Rica, 1er mai 2019; traduction A l’Encontre)
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