Par Colette Braeckman
Que sont devenus les Robocop qui samedi 29 décembre encore tournaient dans Kinshasa, casqués, armés, dissimulés derrière leur bouclier de plexiglas? Voici quelques heures, à leur seule vue, les enfants se cachaient dans les pagnes des femmes, les mamans commerçantes se figeaient.
Dimanche 30 décembre, lavée par une pluie diluvienne, purifiée peut-être par les prières d’un culte œcuménique sinon rassérénée par les adresses télévisées du chef de l’Etat sortant [Joseph Kabila au pouvoir depuis janvier 2001] et les ultimes explications de Corneille Nangaa au nom de la Ceni [Commission électorale nationale indépendante], l’immense métropole s’est réveillée plus légère. Les policiers, de faction devant les écoles, faisaient des clins d’yeux aux enfants et bavardaient avec les plus matinaux.
A cause de la pluie, d’une aube d’orage qui tardait à se lever, les électeurs ne se sont pas pressés dans les centres de vote et durant la matinée, c’est au rythme d’une promenade dominicale que les Kinois se sont dirigés vers les écoles de leur quartier. Placardées sur les murs depuis la veille, des affiches indiquaient à chacun son bureau de vote et dans les salles de classe, bancs bien rangés, tableau noir effacé, tout était prêt.
«Plus facile qu’un smartphone!»
Et surtout, à côté de la table réservée au président du bureau, en face du banc des témoins, trônait la nouvelle héroïne du Congo, la désormais fameuse machine à voter dissimulée derrière un isoloir de toile blanche. A l’école Saint-Joseph, derrière la gare centrale, Mme Baseya, habillée comme pour se rendre à une fête ou à une messe solennelle, n’en revient pas: en trente secondes son vote a été expédié!
Elle avait bien mémorisé le numéro des députés provinciaux et nationaux de son choix, introduit les chiffres sur l’écran et fait de même pour les candidats à la présidentielle. «C’est encore plus facile que de retirer des billets à la banque ou d’utiliser son smartphone!», s’exclame-t-elle.
La plupart des électeurs ont moins de facilité, mais rien ne les décourage. Au lycée Kabambare, Sylvestre, qui affiche gaillardement ses 77 ans, ne se plaint pas de la file qui s’allonge à mesure que la matinée avance: «Si je ne m’en sors pas, je demanderai de l’aide… De toute façon, pour rien au monde je ne me serais privé d’aller voter. Il y a longtemps que j’attendais ce jour et enfin il est devenu réalité…» Pour cet ancien ouvrier des chantiers navals de Chanimetal, le changement dont il rêve n’est pas un principe abstrait: «Après 34 ans de bons et loyaux services, j’ai été licencié sans retraite ni indemnités et j’espère bien qu’un jour mes droits à la pension seront rétablis…»
Le précédant dans la file, de jeunes universitaires approuvent le vieux papa: sortis de l’Université de Kinshasa voici quelques années, ils n’ont pas trouvé de travail et sont fatigués de vivre en vendant des cartes de téléphone et des «unités»…
Alors que les policiers canalisent la foule avec des gestes patients, étonnamment doux, les électeurs endimanchés partagent leurs rêves, leurs aspirations. Très librement, les gens s’expriment: quelques bourgeois soulignent l’expérience de Shadary, les plus jeunes visiblement acquis à Fayulu – Mafa pour les intimes – estiment que lui seul apportera le changement…
Le préfet impose le silence
Mais dans le bureau de vote proprement dit règne un silence de cathédrale: les électeurs sont graves, concentrés, le président du bureau et ses assesseurs scrutent scrupuleusement les cartes des témoins. «J’ai placé ici mes meilleurs enseignants, nous explique le préfet du lycée, c’est le prof de géographie qui surveille l’usage de la machine et presse les traînards d’avancer ou de demander de l’aide à un autre électeur, c’est le préfet de discipline qui impose le silence et la concentration…»
Tout se déroule tellement bien dans ces communes proches du centre-ville qu’il nous faut mettre le cap sur N’Djili, ce fameux district de Tshangu, l’un des plus remuants de la ville, d’où partent toutes les colères populaires. La veille en effet, on pouvait y craindre le pire. A quinze heures, les machines n’étaient pas encore arrivées, un candidat député, le docteur Priya, fraîchement débarqué du Val-d’Oise où il exerce comme anesthésiste, éructait que dans ces quartiers acquis à l’opposition, on a délibérément réduit le nombre de machines à voter et il concluait: «Ici, c’est comme à Beni où les gens ont été privés de leur vote…». C’était l’ère du soupçon, les malédictions pointaient, la colère n’était pas loin.
Dimanche midi, alors que le soleil pompait les immenses flaques d’eau, le miracle a eu lieu. Dans les salles de classe de l’institut Biochimie, les machines ont été installées, le président des bureaux, les assesseurs sont en place et surtout, ici comme ailleurs, de simples citoyens se pressent sur les bancs des témoins. Se poussant pour nous faire place sur le siège étroit, l’un se dit envoyé par son église, l’autre par une ONG locale. Trois jeunes gens, représentant plusieurs partis politiques différents, assurent que depuis l’aube, sans boire ni manger ni être payés, ils ont pris place dans les bureaux de vote, ne perdant rien du fil des opérations. «Ce sont nos élections, on ne nous les volera pas», chuchote Frank tandis que le président du bureau impose le silence…
Certes, les Européens et même les Américains, qui n’ont pas été invités, brillent par leur absence; devant les centres de vote, il y a moins de 4×4 blanches et de vestes à poche, mais de nombreux observateurs africains sont présents, levés à l’aube (à 5 heures, ils réveillaient tout l’hôtel…) et surtout des milliers de Congolais sont devenus des témoins vigilants. Ils prennent des notes, relèvent le moindre incident, pianotent sur leur smartphone pour transmettre leurs observations…
A Limete, machines sans électricité
C’était trop beau. Une rumeur soudain traverse les files: il y aurait des problèmes du côté de Limete! On ne sait pas encore quoi, mais «ça ne va pas…». Et on chuchote qu’un centre de vote aurait été incendié par la foule en colère. Lorsque nous arrivons dans le fief de l’UDPS (Union pour la démocratie et le progrès social), la foule est compacte, mais elle contient sa colère. Remy Massamba, l’un des cadres du parti de Felix Tshisekedi, nous explique qu’il est 16 heures, que depuis l’aube tout le monde attend et que rien ne bouge dans l’école d’en face. Les machines à voter, privées d’accès à l’électricité et de batteries, ne fonctionnent pas.
La tension monte, les jeunes motards qui forment la garde rapprochée de Félix commencent à pétarader. Dans sa villa, Félix Tshisekedi, géant débonnaire tout de blanc vêtu, affiche un calme imperturbable: il répète que tout finira par s’arranger mais, lucide, il constate tout de même qu’à Tshangu, le fief de Martin Fayulu, où la majorité de la population vient du Bandundu, tout s’est bien passé, alors que ce sont ses partisans à lui qui ont été victimes d’incidents de parcours.
«Le pouvoir ne s’est pas trompé d’ennemi, conclut-il, vous, les Occidentaux, vous croyez que c’est Fayulu qui va gagner mais moi, je vois bien où vont les foules…» Sous les ovations de ses militants, Félix, une fois encore, prêche la patience: «Ne craignez rien, on attendra le temps qu’il faut mais on votera. Ces élections, ce sont les nôtres…»
Mais dans le bureau en face de sa maison, d’autres machines à voter sont amenées… qui ne fonctionnent pas plus que les premières. La colère qui monte risque de tourner à l’émeute… (Article publié par Colette Braeckman, grande reporter pour le quotidien Le Soir et qui tient un blog régulier, en particulier sur la situation en RDC).
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PS. Dans différents quartiers de la capitale les listes électorales, sur papier, n’étaient pas présentes et cela suscitait une colère et des opérations de vote «autogérées». Et un observateur africain du Mali – Diocounda Traoré, président du 12 avril 2012 au 4 septembre 2013 – s’étonnait ouvertement de voir l’absence de listes électorales, ce qui empêchait le vote. Il le soulignait dans un reportage rapporté dans le journal d’informations de France Culture du 31 décembre 2019, à 8 heures du matin. (Réd. A l’Encontre)
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Dans son «brief du matin», le quotidien Le Monde écrivait, le 31 décembre 2018: «Files d’attente interminables, machines à voter en panne et pluies torrentielles dans la capitale Kinshasa ont perturbé l’élection présidentielle organisée dimanche en République démocratique du Congo (RDC), tandis que l’opposition dénonçait des irrégularités. Les bureaux de vote sont restés ouverts après l’heure de fermeture pour permettre aux électeurs qui patientaient en longues files de pouvoir glisser leur bulletin dans les urnes. Les opérations se sont déroulées en général dans le calme mais quelques faits de violences ont été signalés. Les élections sont rares en RDC, pays qui a connu coups d’Etat, guerres civiles et autres assassinats depuis son indépendance de la Belgique en 1960. Quarante millions d’électeurs étaient appelés à désigner le successeur de Joseph Kabila, au pouvoir depuis l’assassinat de son père, en 2001, et auquel la Constitution interdit de briguer un troisième mandat consécutif. Le scrutin pourrait donner lieu à la première alternance démocratique de l’histoire du pays.»
On pourrait ajouter que divers analystes «bien informés», selon la formule consacrée, jugent possible la nomination de J. Kabila à la tête du Sénat; ce qui en ferait la deuxième personnalité de l’Etat de la RDC et préparerait sa succession suite à l’intérim de son «poulain»: Emmanuel Ramazani Shadary. Ces analystes, qui utilisent la métaphore politique Medvedev-Poutine, envisagent même une démission d’Emmanuel Ramazani Shadary en cours de mandat. Ce dernier n’a pas hésité à s’affirmer gagnant de ces élections avant que la nuit ne tombe sur la capitale. Une autre nuit turbulente pourrait tomber sur la RDC suite à ces élections «préparées avec un soin particulier», d’autant plus que le pouvoir de Kabila avait saisi l’engagement effectif d’un large secteur de la population, après des reports d’échéances qui ont perduré durant deux ans… et trois importantes régions du pays mises hors jeu électoral étant donné le «danger de l’épidémie d’Ebola» et les «problèmes de sécurité». (Réd. A l’Encontre)
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