Par Esteban Mercatante
Après quatre mois de chute, le dollar a augmenté de 105% sur un an [le dollar a passé de 16,95 pesos en date du 4.9.2017 à 41,5 en date du 4.9.2018 à 13 heures; le décrochage s’est accentué dès le 1er mai 2018]. Mais rien n’indique que le nouveau taux de change, qui est encore supérieur aux ambitions des partisans les plus déchaînés de la dévaluation comme le président de Fiat Argentine, Cristiano Ratazzi, a freiné la fuite vers le dollar. La Banque centrale (BCRA) a fait la démonstration d’un manque d’instruments pour amortir la dévaluation comme au début de la crise. Elle a continué à mettre aux enchères les réserves de devises (sur un an elle a vendu près de 14 milliards de dollars), tout en augmentant pour la deuxième semaine consécutive les réserves obligatoires pour les dépôts (à 36% pour les dépôts à vue), tout en portant le taux d’intérêt pour le crédit à 60%.
Poussé par les marchés et sous la tutelle du FMI, le président argentin Mauricio Macri [mandat commencé en décembre 2015] entend se présenter comme le garant de la thérapie de choc, cherchant à stabiliser l’économie nationale par un nouveau pillage, combinant la liquéfaction des dépenses publiques et des salaires, par la dévaluation, par la contraction budgétaire et la tentative de rétablir, dans un avenir incertain, l’accès aux marchés financiers internationaux [pour des emprunts obligataires]. Sa crédibilité et celle de la «meilleure équipe économique des cinquante dernières années» – Federico Adolfo Sturzenegger, après avoir été nommé par Macri en 2015, fut remplacé à la présidence de la Banque centrale en juin 2018 par l’ancien ministre des Finances Luis Caputo (le premier est déjà oublié) – se sont effondrées après quatre mois de lutte face aux spéculateurs. Mais Macri compte sur le pouvoir de gouverner qui lui est accordé par les gouverneurs des provinces, qui se préparent à marchander la répartition des coûts entre la Nation (le pouvoir fédéral) et les provinces, sur le Parti justicialiste («péroniste») et sur la bureaucratie syndicale, qui vient d’appeler à une grève sans mobilisation… pour le 25 septembre. Une éternité dans la situation présente.
Accord avec le FMI version 2.0
Mercredi dernier, c’est Mauricio Macri lui-même qui, dans une courte vidéo destinée exclusivement aux investisseurs (bien que diffusée par les médias officiels mais plus adéquate pour un «message viral» par les réseaux sociaux) faite une demi-heure avant l’ouverture de la bourse, a poussé le taux de change peso-dollar dans une débandade frénétique. Le président a dit qu’il a demandé au Fonds monétaire international (FMI) d’avancer «toutes les ressources nécessaires» pour répondre au programme financier de 2019. Il a souligné l’intention d’«éliminer toute incertitude» et de «renforcer la confiance».
Le gouvernement voulait faire savoir qu’il avait bouclé le programme financier pour 2019, c’est-à-dire qu’il pouvait payer tous les engagements portant sur la dette avec l’aide du FMI sans la nécessité d’avoir recours au financement sur les marchés internationaux.
Dans les milieux financiers, la lecture a été différente: 1° que l’accord passé avec le FMI était pratiquement liquidé et que les fonctionnaires négociaient une version 2.0 contre-la-montre. Ce qui était la réalité, comme l’ont révélé des membres du staff du FMI à des financiers des États-Unis durant ce mercredi fatidique, le 29 août. En fait, les négociations n’avaient même pas commencé, ce qui impliquait plusieurs semaines de nouvelles tractations avec les responsables du FMI et cela dans un contexte encore pire qu’il y a quelques mois lorsque la lettre d’intention [présentée par l’Argentine] approuvée en juin 2018 a été signée; 2°que toutes les préoccupations du gouvernement se limitaient à garantir le service de la dette pour l’année prochaine. Mais qu’en est-il du service de la dette au-delà de 2019?
Nous pouvons ajouter une troisième dimension au message présidentiel, soit l’incertitude quant à ce qui arrivera avec les dollars que l’économie exige. Contrairement à ce que l’on pouvait s’attendre suite à la méga-dévaluation qui s’est produite jusqu’à présent, le déficit de la balance des opérations courantes [1] n’a pas encore été réduit malgré la dévaluation. Entre janvier et juillet, le déficit a atteint 9796 millions de dollars (soit plus de 3% du produit intérieur brut). Au cours de la même période de 2017, il avait atteint 7582 millions de dollars. Loin de reculer, il ne cesse de croître jusqu’à ce jour. La fuite des capitaux, quant à elle, a atteint 20 milliards de dollars au cours des sept premiers mois de l’année, et si le rythme actuel est maintenu, elle dépassera largement les 30 milliards de dollars pour l’année.
Jusqu’à la non-accession du pays aux marchés financiers internationaux, l’émission de la dette en devises étrangères jouait non seulement le rôle de fournir des fonds à la trésorerie, mais aussi de fournir les dollars nécessaires à ce drainage permanent. Elle l’a fait en même temps que l’attraction de capitaux à court terme [investissement de portefeuilles] qui, jusqu’au début de cette année, a stimulé les opérations de carry trade [opérations sur écart de rendement] de la BCRA par le biais des Lebacs [2], dont le stock a augmenté de façon exponentielle en imposant des taux de plus en plus élevés pour assurer l’afflux d’investisseurs qui sont passés du peso au dollar pour profiter des rendements élevés de ces titres. Ces deux canaux d’approvisionnement en dollars se sont contractés depuis le début de l’année. La question est donc de savoir d’où viendront les dollars qui manquent à l’économie et qui sont fondamentaux pour la politique de pillage permanent de l’économie nationale [transferts] qui caractérise les grands groupes économiques (nationaux et étrangers) qui opèrent dans le pays.
Le message de Macri, contrairement à l’objectif souhaité, a intensifié la hausse du dollar et a fixé le risque pays [qui détermine le taux des crédits potentiellement accordés] à des niveaux explosifs. Le vendredi 31 août, il s’est situé à 770 points lors de la fermeture, après avoir dépassé 800 points. Cela signifie que pour un emprunt, le Trésor argentin paierait près de 8% de plus qu’une obligation du Trésor américain, soit environ 11%.
La Banque centrale n’a cessé de courir derrière le dollar pendant ces jours. Le taux de change a passé de 40 pesos pour 1 dollar. La BCRA était limitée par les restrictions liées à l’accord du FMI, ce qui a renforcé les réserves de la Banque centrale mais en échange d’une limitation de ses interventions sur le marché, ce qui imposait un taux de change flottant qui n’a pas de plafond. Les spéculateurs ont accentué le rythme de leurs enchères, comme ils l’avaient fait auparavant lors des interventions de Federico Sturzenegger. Par conséquent, malgré les mesures agressives de contraction monétaire qui auront un impact sévère sur l’activité économique (avec ce taux de crédit de 60%, le coût du financement par carte de crédit est passé à 120% par année), la fuite en avant spéculative continuera.
De nouveaux secteurs d’épargnants, qui détiennent encore des Lebacs par le biais de fonds d’investissement ou de futurs contrats en dollars, continuent de fuir vers la devise américaine, alimentant ainsi sa demande. L’offre, en revanche, devient de plus en plus réticente: qui va renoncer volontairement à un dollar qui pourrait valoir jusqu’à 10% de plus demain? Les exportateurs reportent indéfiniment la liquidation des devises étrangères de leurs opérations (qui, par décision de ce gouvernement, ne sont pas obligés de les liquider immédiatement, soit de les changer en pesos). Les multinationales qui opèrent déjà dans le pays retardent toute entrée possible de capitaux; lorsqu’elles ne liquident pas leurs opérations comme Walmart qui a fermé des supermarchés ou les a vendus. Les producteurs de soja qui n’ont pas encore vendu leurs récoltes stockent leurs récoltes dans des silos jusqu’à ce que la tempête sur le marché des changes se soit dissipée.
Déficit (presque) nul
Nicolás Dujovne (ministre du Trésor) a anticipé, sans détails, ce que le FMI demandera en échange de l’avance sur les décaissements [sur le montant du prêt 50 milliards]: une accélération du calendrier de réduction du déficit. Bien qu’aucun autre détail ne soit connu au moment de la rédaction du présent article [2 septembre 2018], le nouvel objectif passe d’un déficit zéro à une tolérance maximale de 0,5% du PIB. En d’autres termes, si, depuis juin, le gouvernement s’est lancé dans une nouvelle réduction du déficit de 300 milliards de pesos, dont 66% devaient être assumés par l’Etat fédéral et le reste par les provinces, le chiffre est maintenant proche de 500 milliards de pesos.
Comment un tel objectif pourrait-il être atteint reste un point d’interrogation auquel N. Dujovne n’a pas donné de réponse? Mais nous pouvons prévoir qu’il inclut de nouvelles mesures contre les travailleurs de l’Etat (ces jours sont prévus par une nouvelle série de licenciements dans de secteurs liés à l’Agroindustrie). On ne peut exclure d’autres tentatives de modification les dépenses indexées (ajustées automatiquement en fonction de l’inflation), qui représentent 58% du budget: retraites et allocations sociales diverses. On peut aussi envisager un arrêt total des travaux publics (il était déjà prévu pour 2019 de réduire de 50% les dépenses engagées en 2018, qui se situent déjà à un niveau inférieur de 50% de ce qui a été dépensé en 2017).
Mais tout cela n’est pas suffisant pour atteindre l’ampleur de l’ajustement proposé par Mauricio Macri. Cela, en outre, lorsqu’à la suite de la récession, les recettes fiscales diminueront, comme en juillet 2018: la perception (des impôts) n’a augmenté que de 23,8%, ce qui implique qu’elle est inférieure au taux d’inflation annuel de 31%.
Par conséquent, bien que M. Macri ait jusqu’à présent évité d’arrêter la mise en œuvre de la réforme fiscale – qui implique un calendrier de réductions d’impôts représentant chaque année, entre 2018 et 2022, une contraction des recettes de 0,3% du PIB annuel – forcé par la crise, il devra envisager une révision de cette position. En principe, il pourrait freiner la retenue à la source sur les exportations de soja, qui devait être réduite de 0,5 point de pourcentage jusqu’en décembre 2019, date à laquelle elle sera de 18%. Il y a deux semaines, le gouvernement a annoncé une décision de mettre fin, pendant six mois, au rabais sur les produits à base de soja. Pourraient également être rétablie une imposition sur le blé et le maïs, cultures sur lesquelles les droits à l’exportation ont été éliminés en décembre 2015.
Les «loups» hurlent en direction du ciel, bien qu’avec une telle mesure ils ne cesseraient de gagner que ce qui équivaut à un pourboire. L’agropower (le pouvoir des grands producteurs) n’est pas très enclin à suivre les conseils d’Elisa Carrió [députée connue qui s’est ralliée à Macri lors des élections de 2015; elle a demandé, depuis le mois de mai, que ce secteur ne freine pas les exportations afin de faire «rentrer des dollars» et manifeste ainsi son «patriotisme»]. Or, les gros propriétaires terriens et producteurs sont parmi les principaux bénéficiaires du pillage du pays. Après l’énorme transfert de revenus à ces secteurs qu’implique la méga-dévaluation, un petit pourcentage de leur marge leur est enlevé. Ils maintiendront toutefois leurs profits records.
La méga-dévaluation pourrait également contribuer à atteindre les objectifs en matière de déficit. En stimulant l’inflation (déjà élevée), elle pourrait contribuer à traduire la réduction nominale des postes de dépenses en une contraction encore plus importante en termes réels. C’est-à-dire moins de budget, pour la santé, l’éducation, etc. Ce «sale boulot» d’ajustement du taux de change afin de «mettre de l’ordre» dans les comptes du gouvernement implique que les dépenses baissent, en termes réels, plus que des recettes. Ce resserrement peut être la voie d’une attaque un peu plus «indirecte», mais non moins agressive, pour atteindre les objectifs budgétaires contraignants que le gouvernement poursuit sous la pression des créanciers et pour obtenir plus d’«aide» du FMI.
L’autre «liquéfaction»
Si le dollar devait rester au taux actuel, il enregistrerait une hausse de 105% tout au long de l’année (tout indique qu’il dépassera largement cette limite); les prix sont déjà sur la bonne voie pour dépasser la hausse annuelle de 40%. Les salaires nominaux, si les contrats paritaires actuels ne sont changés, n’augmenteront que 20% ou d’un peu plus; les salaires de l’Etat, en moyenne de 15%. Avec cet écart entre l’évolution du taux de change, des prix et des salaires, ces derniers sont en passe de subir une perte importante en termes de pouvoir d’achat et de devenir fortement moins cher en tant que «coût» en dollars pour les entrepreneurs. Il y a un an, le salaire moyen (selon le Rapport sur le travail du Ministère du travail) était équivalent à 1530 dollars; avec le cours actuel du dollar, il tomberait à 800. Il n’est donc pas surprenant que de nombreux industriels, en particulier ceux qui sont engagés dans les exportations, saluent le nouveau taux de change.
C’est une photographie provisoire, parce que le dollar n’a toujours pas de toit au-dessus de sa tête et parce que le taux de change (dollar/peso) pousse à la hausse les prix, et donc aussi le conflit portant sur un réajustement salarial. Une image des gagnants et des perdants est déjà en train d’être dessinée. Parmi les premiers, on trouve «l’agropower» et ceux qui transforment les matières premières, l’aluminium et l’acier, les automobiles, les firmes du secteur énergétique; et tous ceux qui, dès les premiers signes de turbulences, se sont précipités pour dollariser les actifs avec un dollar beaucoup moins cher que le dollar actuel. Par exemple, la banque JP Morgan et le fonds vautour BlackRock [en 2016, il gérait, officiellement, 5000 milliards d’actifs en euros], ont sauvegardé leurs actifs, en avril, avec un dollar au cours de 20 pesos.
Ce qui définira finalement le tableau des grands gagnants et des grands perdants, c’est l’ampleur de la récession (qui est déjà profonde) et son impact sur l’emploi et l’inflation. Jusqu’à présent, les tentatives de Macri d’aller de l’avant avec des mesures de chocs, telles que prendre appui sur la méga-dévaluation pour accentuer le pillage, ont été limitées par les rapports de forces. L’expression la plus forte de cette réalité a trouvé son expression en décembre 2017, lorsque le Congrès a voté en faveur d’une réforme ayant trait aux retraites et aux allocations familiales [avec une baisse en moyenne de 3% en 2018 et de 8% en 2019], devant payer un coût politique élevé, dans un contexte de durs affrontements entre les masses et les forces répressives.
Contrairement à 2002, alors que la crise de la convertibilité [soit le taux de 1 dollar = 1 peso établi entre 1991 et 2001 par D. Cavallo, sous la présidence de C. Menem] durait depuis quatre ans – jetant les bases pour que la bourgeoisie argentine lance contre la classe ouvrière une attaque féroce qui a jeté les bases du cycle de croissance qui a commencé en 2003 – la classe ouvrière ne souffre pas d’une situation analogue. Le chômage, bien qu’il ait augmenté de quelques dizaines de milliers, n’a pas encore atteint 8%, contre 25% en 2002. Le mouvement ouvrier ne sort pas de défaites graves.
L’ajustement par la voie de la dévaluation, accompagné d’une nouvelle destruction de l’emploi qui commence déjà à se faire sentir, pourrait étayer la différence entre le dollar, les prix et les salaires au profit du capital. Néanmoins, cette ambition peut être sapée si la mobilisation ouvrière et populaire impose des mesures contre l’attaque aux salaires, telles que l’échelle mobile des salaires et la répartition du temps de travail entre toutes les mains disponibles. C’est une lutte pour mettre fin au pillage qui pèse sur les épaules des masses laborieuses et aboutit à la faillite de l’économie nationale.
Eux ou nous
La stabilisation économique que le gouvernement cherche à obtenir, pour calmer les marchés, ne peut se faire qu’aux dépens des salarié·e·s et des pauvres. Le capitalisme argentin montre une fois de plus, comme il l’a fait à maintes reprises au cours des dernières décennies, qu’il ne peut se reproduire qu’en imposant à nouveau une dégradation féroce des conditions de vie de la majorité: augmentation du chômage, baisse des salaires, dégradation des conditions de travail par la flexibilité, coupes directes et indirectes dans les dépenses sociales, etc.
Compte tenu du caractère radical de l’offensive proposée pour défendre les intérêts d’une minorité, il est nécessaire de réagir au même niveau: avec un programme de mesures pour que la crise soit payée par ceux qui l’ont provoquée, à commencer par l’abandon de l’accord avec le FMI, le non-paiement de la dette frauduleuse et la nationalisation des banques. Le moyen de l’imposer est la mobilisation, la lutte pour une grève nationale active maintenant (pas dans un mois, fin septembre, comme le veulent la CGT et la CTA –Centrale des travailleurs d’Argentine – qui s’y adapte) et qui soit le début d’un plan de lutte qui culminera dans une grève générale, paralysant l’ensemble de la production et frappant les profits capitalistes. C’est eux ou nous. (Article publié le 2 septembre 2018 sur le site de La Iszquierda Diaro, traduction A l’Encontre)
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[1] La balance des transactions courantes (ou des paiements courants) est composée: de la balance commerciale, plus le soldes desdits «invisibles», soit les services liés au commerce extérieur (assurance, transport) et aux redevances pour brevets, et les intérêts, etc. Le solde de cette balance est assez proche de ce qui est peut être considéré comme la capacité de paiement d’un pays. (Réd. A l’Encontre)
[2] Las Letras de Banco central (LEBAC) sont des titres (obligations) de dette émis à court terme, remboursés totalement en une seule fois, avec une remise implicite. Ainsi, un titre ayant une échéance de remboursement à 63 jours – émis aux enchères, hebdomadaires, avec un prix fixé par la BCRA à 0,95064 pour un LEBAC (pour un montant de 1’000’000) – sera débité du compte détenu par l’acheteur auprès de la BCRA: soit 950’640 pesos. Cela lui donne le droit de recevoir, après 63 jours, 1’000’000 de pesos. Sur la base de cet exemple, le gain sur un an, est légèrement supérieur à 28%. Ces opérations sont le fait de gros investisseurs, qui de plus peuvent, selon leurs anticipations, opérer un transfert du peso au dollar, ce qui touche les réserves en devises de la BCRA. (Réd. A l’Encontre)
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