L’article publié ci-dessous, traduit de l’arabe, indique, à la fois, le mécontentement social au sein de larges couches de la population d’Egypte et les grandes précautions prises par des journalistes pour échapper à la censure et à de potentielles mesures répressives. Sa lecture doit donc être appréhendée sous ces deux angles. Cet article du politologue libéral Mohammed El Qormani Les Egyptiens et les réformes: des craintes légitimes dévoile qu’au sein même de fractions libérales émergent des critiques à propos de la brutale austérité mise en œuvre par le gouvernement du maréchal Abdel Fattah al-Sissi, président de la République arabe d’Egypte depuis le 8 juin 2014 et «réélu» en 2018.
En effet, les réformes libérales du président Sissi, menées tambour battant sous la baguette du FMI, font grincer de plus en plus de dents. Leur brutalité a fait chuter les revenus d’un grand nombre d’Egyptiens de moitié en quelques semaines. Dans les entretiens effectués dans la presse de langue arabe sur la situation quotidienne d’Egyptiens que la sociologie dominante classerait dans les «classes moyennes supérieures», l’exigence de l’anonymat est généralisée, ce qui révèle les traits dictatoriaux du régime (militaire).
La hausse du prix du carburant implique une augmentation des transports par microbus, utilisés par des millions d’Egyptiens, de 20 à 40% depuis fin 2016. Une employée du gouvernement confie que les deux augmentations successives du prix des tickets du métro ont abouti à 100% d’augmentation, ce qui ampute, selon elle, presque un tiers de son revenu. Les quelques protestations des utilisateurs du métro ont été violemment réprimées.
Y compris dans les quartiers les plus pauvres du Caire, les prix d’un très modeste appartement de 2 pièces ont explosé, ce qui rend leur acquisition impossible. La répercussion sociale est directe: le mariage doit être repoussé car l’époux ne peut acheter un propre logement. Les soins de santé sont inabordables pour un secteur croissant de la population. Un professeur d’une université privée dans le Grand Caire confie, début juillet, à une journaliste de MEE: «Nous sommes fatigués, nous n’avons assisté à aucune amélioration dans les secteurs de l’éducation et de la santé. Nous n’avons rien reçu en retour des mesures d’austérité.» (Rédaction A l’Encontre)
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Les quatre dernières années, plus précisément depuis que le Président Abdel-Fattah al-Sissi tientles rênes du pouvoir, ont vu des réformes dans différents secteurs et dossiers économiques et sociaux importants. A la tête de ces réformes, on peut bien entendu citer les réformes financières et la politique monétaire qui a conduit à la libération du taux de change du dollar et autres mesures telles que le changement des taux d’intérêt, la réglementation des importations et l’instauration de la TVA. De même que les réformes ont porté sur la levée progressive des subventions à l’énergie [1], ce qui a abouti à l’augmentation des prix de l’électricité et du carburant et par conséquent à ceux des transports et de l’ensemble des biens et services. Ces mesures financières et économiques ont dans l’ensemble fait passer le taux d’inflation à 30% l’an passé et à près de 40% pour les denrées alimentaires et provoqué des crises passagères suite à la dégradation du taux de change de la livre égyptienne par rapport au dollar ainsi que de la réglementation des importations. Parmi ces crises, on peut citer la pénurie de certains médicaments, vaccins et denrées alimentaires. De l’aveu des autorités politiques, la situation qui a résulté de ces mesures a été très dure. C’est ce qu’a exprimé Monsieur le Président à diverses occasions en déclarant qu’il était conscient des efforts fournis par les Egyptiens [2] et plus particulièrement ceux aux revenus modestes, pour supporter les charges et les difficultés produites par les réformes, et qu’il appréciait ces efforts. Les réformes ne se sont pas limitées au secteur financier et économique; elles ont également touché à des dossiers sociaux importants comme les assurances, les retraites et la sécurité sociale et plus récemment la réforme du système éducatif, réforme qui reste très controversée à l’heure où j’écris ces lignes.
Cet article ne porte pas sur les détails ou la perspicacité des réformes; il tente de cerner les raisons de l’inquiétude et des craintes d’un grand nombre d’Egyptiens par rapport aux changements rapides et successifs que nous connaissons. De même qu’il propose quelques idées pour faire face à ces craintes. D’abord, il convient d’affirmer que les citoyens ont le droit de s’inquiéter et de craindre des réformes qui, comme nous l’avons vu précédemment, concernent des domaines qui touchent leur vie quotidienne et qui ont eu des répercussions directes sur le niveau des dépenses, de la consommation et de l’épargne et qui ont par conséquent eu un impact sur leur niveau de vie. De même que par nature, les réformes ne portent leurs fruits qu’après un temps relativement long, ce qui fait que les citoyens n’en voient pas l’utilité. L’être humain est naturellement hostile à ce qu’il ignore et craint le changement. C’est ce qu’affirment de nombreuses études en psychologie et en sciences sociales. Etant habitué à un certain mode de vie et tendant à prendre des décisions de routine concernant ses dépenses et sa consommation, il a besoin d’une longue période d’adaptation à la nouvelle donne. Tout changement soudain de son mode de vie le plonge dans l’embarras et l’incapacité à prendre des décisions. Les citoyens qui voient leurs revenus réels diminuer de moitié ou plus du jour au lendemain se trouvent confrontés à une véritable crise où ils doivent réorganiser leurs priorités et se voient contraints de réduire leur consommation de produits de première nécessité et parfois d’épuiser les économies qu’ils avaient mises de côté pour les dépenses imprévues.
Aussi, n’échappera-t-il à personne que ces réformes viennent toutes d’en haut. Non consensuelles, elles sont imposées aux citoyens. Elles sont à ce titre obscures et font l’objet de scepticisme quelle que soit la confiance des citoyens dans leur direction politique [3]. De même que l’objectivité nous impose de reconnaître que les Egyptiens ont, depuis plusieurs décennies, perdu toute confiance dans le système politique et même dans le processus politique dans son ensemble. Il ne s’agit pas là d’une mise en cause de la crédibilité ou de la compétence du régime [4] politique encore moins de sa déconsidération mais de la constatation d’une réalité que le régime actuel doit prendre en considération même s’il n’en est peut-être pas responsable.
On ne peut, certes, pas faire disparaître les craintes des citoyens d’un coup de baguette magique. Celles-ci demeureront jusqu’à ce qu’ils commencent à ressentir une amélioration réelle de leurs conditions de vie. Il convient à ce propos de cesser d’accuser tous ceux qui s’interrogent sur le bien-fondé des réformes ou qui les craignent d’être des ennemis de l’Etat et du régime car une telle pratique ne peut que renforcer la méfiance et les doutes à propos des mobiles de ces réformes. A cet égard, les responsables de l’Etat et des médias publics comme privés soutenant le régime ont un rôle important à jouer: faire preuve de transparence et d’ouverture vis-à-vis de l’opinion publique et exposer en détail et avec pédagogie les mesures que l’Etat entend prendre, et ce, pour donner aux citoyens l’occasion de se préparer assez longtemps à l’avance au changement de leur vie.
Autre point important: la nécessité d’élargir la base de la participation et d’intégrer les citoyens au processus politique pour en faire de véritables partenaires du processus de réforme, prêts à en accepter le coût. Or, cela ne peut se produire que par des réformes politiques importantes, par le changement des méthodes de gestion de l’Etat et par l’autorisation des rares forces politiques et sociales (les partis, les syndicats, les associations et les organes d’expression) existantes à jouer un rôle principal dans la définition des objectifs et des priorités politiques et sociales. Ceci pourrait aboutir à l’adoption de politiques consensuelles servant les intérêts d’un plus grand nombre de catégories du peuple égyptien, à donner davantage de force et de légitimité aux décisions du régime et à renforcer la cohésion sociale et la stabilité politique. Le retranchement de chaque camp derrière ses positions, les accusations réciproques et la négation du droit des citoyens à participer, à s’interroger et à être informés ne sert ni l’intérêt général ni l’intérêt du régime en place. Ceci ne fait que renforcer les divisions et donner une véritable occasion aux ennemis de l’Egypte de pêcher en eaux troubles [5]. (Publié dans le quotidien Al-Shorouk le 8 juin 2018, traduit de l’arabe par Hany Hanna)
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[1] Le passage à un régime de changes flexibles ainsi que la levée des subventions de l’énergie sont parmi les conditions imposées par le FMI à l’Egypte en contrepartie d’un prêt de 12 milliards de dollars effectué en novembre 2016. (Réd.)
[2] Afin de passer le barrage de la censure, tout article critiquant le régime contient désormais un hommage même discret au Président Sissi. (Réd.)
[3] La perte de crédibilité du pouvoir politique auprès des citoyens est un sujet tabou. Aussi, l’auteur de cet article se sent obligé de préciser que la méfiance des citoyens vis-à-vis de la politique du gouvernement n’implique pas un discrédit du régime. (Réd.)
[4] Idem.
[5] Le principal prétexte utilisé par le régime du maréchal Sissi pour réprimer les libertés publiques et la diversité politique est de maintenir l’unité du front intérieur face aux puissances étrangères souhaitant la destruction et le démembrement de l’Egypte au même titre que la Syrie et l’Irak. Tous ceux qui critiquent le régime sont donc accusés par celui-ci de faire le jeu de ces puissances étrangères. A défaut de pouvoir récuser l’argument du complot contre l’Egypte sur lequel le régime s’appuie, l’auteur de cet article le retourne contre les éléments les plus autoritaires du régime en les accusant de servir involontairement ce complot. Afin de limiter la portée de son accusation, il y inclut l’opposition. C’est ce genre d’acrobaties intellectuelles et rhétoriques auquel les auteurs d’articles critiques ont désormais quotidiennement recours afin de pouvoir s’exprimer. (Réd.)
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