Matteo Pronzini
Nous publions ici le texte de Matteo Pronzini qui a été écrit pour être lu lors de l’assemblée d’Unia Bellinzona, Biasca et Moesa qui s’est tenue le 26 juin 2009 [voir sur ce site les articles du 30 juin, 3 juillet et 15 juillet 2009].
Matteo Pronzini a été secrétaire responsable de cette section d’Unia jusqu’à fin 2008. Le texte a été lu lors de l’assemblée par Gianni Frizzo. Il illustre bien le travail développé à Bellinzone au cours des quinze dernières années. Il permet de comprendre où se situent les divergences et les éléments de crise à l’intérieur d’Unia. (Réd. de Solidarietà)
«A Pietro Tresso et aux milliers de militants syndicaux réprimés au cours de l’histoire par l’appareil, à cause de leur cohérence et de leur détermination.»
Chères collègues, chers collègues,
A l’occasion de l’assemblée générale de notre section syndicale UNIA Bellinzona, Biasca et Moesa de ce soir, je considère qu’il est juste – et que c’est un devoir – de rendre compte de mon activité en tant que secrétaire responsable de notre section au cours de l’année 2008 ; et je le fais à travers ce texte. J’aurai bien voulu être aujourd’hui parmi vous ; les circonstances en ont voulu autrement, mais je suis certain que dans le futur nous aurons encore de nombreuses autres occasions de réfléchir et de débattre ensemble des questions qui intéressent le monde du travail et des stratégies de lutte du mouvement syndical.
Dans cette intervention, je voudrais commencer par rappeler le débat qui s’est développé à l’occasion de notre dernière assemblée de section le 25 avril 2008.
Les thèses développées et discutées à cette occasion concernaient: la lutte pour la défense du contrat national de la construction et l’imposante grève des Ateliers mécaniques CFF (Officine). Cette grève a permis de boucler un cycle de l’histoire syndicale de la Suisse italienne et de notre section. Un cycle qui a commencé au cours de la moitié des années 1980 et dans lequel les éléments centraux étaient constitués par la tentative de construire un syndicat démocratique, pluraliste, combatif, enraciné parmi les travailleurs et la population.
1. La construction
Le secteur de la construction a été le premier front sur lequel nous avons concentré nos forces. Au cours des années, grâce à un tenace travail quotidien sur le lieu de travail, il fut possible de gagner la confiance des travailleurs de la construction. Au cours de la seconde moitié des années 1990, grâce aux travailleurs de la construction de notre section, il fut possible de démontrer aux autres sections syndicales du canton du Tessin et de la Suisse qu’il était possible, dans le secteur de la construction (gros œuvre et second œuvre), de lutter et d’organiser des grèves de masse pour des revendications propres et légitimes. La liste des grèves et mobilisations au cours de ces années est longue: 1997, 1999, 2001, 2003, 2007. Notre section syndicale peut, de plus, être fière de ce qu’elle a réalisé sur les chantiers de la NLFA (Nouvelle ligne ferroviaire à travers les Alpes) en réussissant là où d’autres ont échoué: c’est-à-dire en gagnant la confiance de la très grande majorité des 1000 mineurs [travaillant dans le tunnel] présents à Bodio et Faido [Tessin] . Plus d’une fois, ce furent ces deux chantiers qui initièrent des grèves nationales pour le contrat collectif national et pour la retraite anticipée. En pensant à ces chantiers, mes souvenirs se concentrent sur trois collègues qui ont perdu la vie en travaillant: Andrea Astorino, Heiko Bujak et Salvatore Di Benedetto.
Nous devons jamais oublier que l’on peut mourir en travaillant et que chaque mort est un mort de trop. Cette semaine encore, dans le canton de Lucerne, un travailleur de la construction, âgé de 32 ans, est mort en tombant d’un bâtiment.
A l’occasion de la dernière suspension du contrat national de la construction, notre section UNIA, grâce à l’expérience accumulée a pu donner une forte impulsion dans l’élaboration et la mise en œuvre d’une stratégie de lutte qui s’est avérée gagnante grâce à: la participation démocratique de la base, des grèves échelonnées, le soutien mutuel entre diverses régions [du syndicat], des grèves sur les chantiers des NLFA.
2. La vente
Au cours de la moitié des années 1990, grâce à l’expérience accumulée dans la construction, il a été possible de réaliser des choses inimaginables dans un secteur, la vente [commerce], où le syndicat était historiquement absent. A été mise en œuvre une stratégie intelligente de synergie entre une présence capillaire sur le poste de travail et une participation de la population (quelque chose que l’on reverra à l’occasion de la grève des Officine). Notre section UNIA a réussi à mettre en mouvement, au plan syndical, un nombre important de vendeuses et vendeurs (pour l’essentiel travaillant à la Coop et à la Migros).
Les principales conquêtes ont porté sur l’amélioration des salaires, la réduction des discriminations entre genre et une résistance victorieuse face aux tentatives de libéralisation des horaires d’ouverture (des magasins).
3. Un sujet social
Au travers de son processus d’accumulation d’expériences et de pratiques syndicales, notre section s’est imposée en quelque sorte comme sujet [acteur] socio-politique dans la région. Notre section syndicale fut le moteur de deux référendums contre la privatisation de l’usine électrique de Bellinzone (la lutte contre les privatisations, on la retrouvera aux Officine). Ce référendum a gagné lors de la votation en obtenant un soutien populaire supérieur à 70 % des votes. Puis, en 2003, ce fut grâce à notre détermination – avec le soutien d’une grande personnalité, dont le nom est Werner Carrobio, qui sera aussi à nos côtés dans la lutte des Officine – que l’automne fut caractérisépar des mobilisations syndicales et sociales contre le budget cantonal 2004. L’apogée de ce mouvement de protestation a été une journée de mobilisations marquée par la grève des travailleurs de la construction et une manifestation dans les rues de Bellinzone réunissant plus de 10’000 personnes.
4. L’expérience extraordinaire des Officine
Pour boucler la boucle, passons à la lutte magnifique des Officine.
Notre engagement et notre soutien aux travailleurs des Officine et de leurs structures syndicales remontent à quelque dix ans. Un travail de construction syndical très difficile qui a plus d’une fois dû reculer face aux directions des CFF. Battu, mais pas vaincu. Chaque fois nous sommes retournés chez nous avec nos propres drapeaux, notre cohérence et la conviction que le futur serait nôtre.
Et ce fut le cas. Ce qui a commencé au printemps 2008 n’a pas d’équivalent dans l’histoire du mouvement ouvrier de ce pays. Une lutte ouvrière pour la défense de l’emploi et contre la privatisation d’un secteur stratégique de l’économie, une lutte qui, grâce à l’intelligence de ses protagonistes, est devenue une lutte du peuple.
Et avec le peuple, les travailleurs ont gagné. Une victoire qui a fait la démonstration que l’on pouvait gagner. Une victoire qui a démontré que rien n’était impossible aux salarié·e·s, y compris obliger le Conseil fédéral [pouvoir exécutif, en Suisse] à régurgiter une décision prise [de démantèlement des ateliers].
Cette victoire était établie grâce à l’intelligence et à la détermination des travailleurs et de leurs familles, cela est clair. Au même titre où il est clair que l’expérience accumulée au cours de ces 20 dernières années dans la périphérie de la section syndicale UNIA Bellinzone, Biasca et Moesa a fourni une contribution importante à cette lutte.
Cette victoire, dans mon cœur, je la dédie à deux personnes: mon grand-père paternel, Camillo Pronzini, qui a travaillé aux Officine jusqu’à la fin des années 1950 et au dirigeant ouvrier de la grève de la Boillat [Jura], Nicolas Wuillemin.
5. Les salarié·e·s protagonistes de leur émancipation sociale
La construction d’un syndicat qui part des problèmes quotidiens des travailleurs et travailleuses – l’emploi, le salaire, la santé – a réussi à développer de manière méthodique et avec persévérance une stratégie de lutte qui a inclu des milliers de salarié·e·s de différents secteurs économiques.
Une construction syndicale qui a toujours placé au centre de sa propre activité le rôle déterminant des travailleurs, c’est-à-dire leur intelligence et la conviction qu’ils étaient l’acteur, le sujet qui pouvait modifier les rapports de forces dans cette société.
De cette première conviction en découle une deuxième: personne n’a pu, ni ne peut, ni ne pourra se substituer aux salarié·e·s dans la lutte pour leur propre émancipation sociale. Et encore moins l’appareil syndical, indépendamment de sa radicalité et de sa combativité (surtout lorsqu’elle est verbale et se limite à de simples proclamations qui ne sont pas suivies d’actions concrètes).
C’est donc un investissement très fort qui fut effectué afin de stimuler des dizaines et des dizaines de discussions entre les travailleurs et de susciter une participation démocratique de la base dans la vie de notre section. Nous avons organisé des cours de formation, des assemblées et des processus démocratiques à l’échelle des entreprises, des secteurs professionnels et des régions. Nous avons animé et participé à la mise en place d’enquêtes ouvrières portant, par exemple, sur le perfectionnement professionnel dans divers secteurs économiques. Nous avons cherché à collaborer avec des académiciens et des intellectuels sensibles aux thématiques du travail ; parmi eux, il faut citer Christian Marazzi (qu’on retrouvera aussi à nos côtés dans la lutte des Officine).
En somme, c’est un travail de longue haleine dans le but de réunir, avec constance, des «bouts» de démocratie, de participation et de conflit social. L’objectif était de permettre aux salarié·e·s de notre région de construire, par eux-mêmes, un instrument qui les défende face à de multiples formes d’exploitation de cette société capitaliste, donc fondée sur l’exploitation de classe.
Et nous avons réussi. Nous avons, tous ensemble, construit une excellente section syndicale et, en même temps, petit à petit, presque naturellement, les meilleurs cadres ouvriers se sont regroupés en faveur de ce projet syndical. Un noyau de salarié·e·s qui s’est affirmé capable de conduire, dans plusieurs secteurs, des luttes de résistances et même offensives. Cela fut fait dans la vente, dans la construction, dans l’industrie et aux Officine. Les protagonistes de ces expériences peuvent avec orgueil affirmer: nous avons réussi ! nous avons réussi à démontrer dans les faits que, même dans un pays comme la Suisse, il est possible que les salarié·e·s deviennent des sujets sociaux et sachet tenir tête à la bourgeoisie et effectuer des incursions victorieuses sur son territoire.
6. La peur que notre expérience soit contagieuse
Nous arrivons à la fin du chapitre dont je parlais au début de mon rapport. Ce qui a été fait au cours des années 2007-2008 a permis de démontrer que l’épreuve du feu avait été bien passée par notre section syndicale ! Il s’agissait alors de passer à la seconde phase.
De manière naïve, nous n’avions pas compris quelle peur notre expérience syndicale avait provoquédans les sommets de nos adversaires de classe et quelles préoccupations (et envies) elles avaient suscitédans quelques secteurs de l’appareil.
Se manifestait un souci que ce nouveau syndicalisme démocratique, combatif et populaire puisse être pris comme exemple par d’autres secteurs de salarié·e·s et puisse gratter la rouille déposée par des décennies de paix du travail. Donc, comme souvent dans l’histoire, on a tenté de mettre fin à cette expérience. Non pas au travers d’un débat démocratique et public portant sur la politique syndicale, mais en portant des coups dans l’ombre et en utilisant des méthodes diffamatoires et infâmes. Par exemple, en ce qui me concerne, une campagne publique abjecte a été orchestrée, m’accusant d’un fait grave, très grave: avoir commis un mobbing contre le «personnel» qui était placé sous ma direction. Ce sont des accusations fausses qui ont d’ailleurs été démenties, de manière intempestive, par le Comité directeur national d’UNIA [le plus grand syndicat de Suisse]. Après six mois, personne n’a pu apporter un élément de preuve et personne n’a pu porter la plus petite dénonciation contre moi.
Mais, il y a pire. Au cours de ces derniers mois, le comité de notre section a été, de fait, suspendu. Cela s’est passé peu de mois après le premier congrès national d’UNIA [en octobre 2008] à Lugano, dont le thème central était: la base syndicale et son importance. Au cours de ces mois, à Bellinzone, la logique qui s’est concrétisée avait comme centre de gravité [non pas la base, mais] l’appareil et la défense de ses intérêts.
7. Notre futur
Nous ne devons pas désespérer. Comme l’écrivait Antonio Gramsci, nous devons avoir le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté. Ces attitudes mesquines et de bas niveaux seront, un jour ou l’autre, balayées. En 2007, Gianni Frizzo [l’animateur du comité de grève des Officine] et les travailleurs des Officine, devant la porte d’entrée des ateliers ont été dénigrés et humiliés par l’appareil. Battus mais non pas vaincus, ils sont rentrés avec dignité et avec leurs drapeaux dans leurs ateliers. A peine une année après, ces mêmes travailleurs, avec dignité et fierté, sortiront des ateliers et feront plier la direction des CFF ainsi que le Conseil fédéral, devenant pour le peuple de toute une région [le Tessin] des exemples de combattants.
Face à notre section syndicale et face à vous, j’ai une grande dette morale. En 1991, âgé d’un peu moins de 20 ans, j’ai eu l’honneur de débuter un engagement syndical [permanent] auprès de notre section. J’étais un jeune homme avec des idéaux forts de solidarité, d’égalité sociale et de démocratie. Grâce à vous et à la confiance que vous m’avez toujours donnée, j’ai eu la possibilité de me développer et d’acquérir une maturité dans la meilleure des universités: un mouvement ouvrier combatif et dynamique.
Avec vous, et grâce à vous, j’ai pu progresser professionnellement et humainement. Avec vous, et grâce à vous, j’ai pu connaître de grandes émotions qui resteront avec moi pour toute la vie.
Ces vingt ans de militantisme syndical m’ont permis d’expérimenter dans les faits ce que j’ai lu durant des années dans des dizaines et des dizaines de livres: construire une société où toute forme de l’exploitation de l’homme par l’homme soit bannie. Il reste un grand problème à résoudre, qui revient de manière cyclique: celui de l’appareil [du syndicat].
L’avenir nous appartient, aujourd’hui nous sommes séparés, mais demain nous nous retrouverons tous ensemble, encore plus forts, sur les barricades en luttant pour une société libre de tous les maux, de toutes les oppressions, de toutes les violences. (trad. A l’encontre)
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