Par Joelle Palmieri
La commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale française a adopté le 6 juillet 2017 le projet de loi visant à réformer le code du travail. Les neuf articles de ce texte ont été examinés du mardi soir au jeudi matin, selon un chronométrage très serré – une «urgence […] dictée par notre situation économique et sociale», a argumenté la ministre Muriel Pénicaud pendant la séance. Les 120 amendements principalement déposés par les députés de La France insoumise ont été étudiés, mais tous ont été rejetés, sans qu’aucun élu de La République en marche, à l’exception de la présidente de la commission et du rapporteur du texte, ne prenne la parole. Le projet de loi sera discuté pendant une semaine dans l’hémicycle du Palais-Bourbon à partir du 10 juillet, suivi immédiatement de la discussion au Sénat.
• Par cette loi, le gouvernement entend «rénover» le «modèle social» en suivant deux principes essentiels, «liberté» et «sécurité» [1]. Par ces mots, on peut lire entre les lignes de l’exposé des motifs de la loi, «libérer» les chefs d’entreprise qui souhaitent licencier plus facilement ou négocier dans leur société de nouvelles règles jusqu’alors interdites par la loi, notamment le contrat de chantier qui n’ouvre pas droit à indemnité.
La ministre cible la simplification du droit du travail et argue qu’il faut «partir du principe que quelque chose de trop compliqué est un droit inaccessible, que la complexité nuit à la réalité du droit effectif». Par «sécurité», il s’agit de comprendre «sécuriser» juridiquement les règles du licenciement, notamment plafonner les sommes que peuvent toucher les salarié·e·s aux prud’hommes en cas de licenciement abusif, ou fusionner des instances représentatives du personnel, ou réformer le compte pénibilité et simplifier «les obligations de déclaration» des employeurs.
Parmi les articles adoptés, notons en particulier le premier, qui prévoit le recours aux ordonnances qui permet au gouvernement d’inscrire dans la loi, et dès septembre 2017, un champ très large de mesures – dont l’autorisation des modifications du contrat de travail par des négociations d’entreprises ou de branches, jusqu’alors réservé au niveau de la loi – et cela sans plus de consultation.
• Que nous enseigne cette démarche politique, voulue par le Président Macron, tant par sa méthodologie, son contenu et sa rhétorique? Prenons lecture des critiques abondantes et nécessaires sur la libéralisation à outrance du droit du travail français, sur la remise en cause de «120 années de luttes» syndicales [2], ajoutons le constat non remis en cause par le gouvernement actuel du retard français en matière d’égalité professionnelle et de précarité des femmes [3] et attardons-nous sur le lien entre cette loi et son pendant politique implicite: la militarisation de la société française, ou plutôt demandons-nous en quoi cette loi de «rénovation» du code du travail participe de cette militarisation?
• Pour nous aider, tournons-nous vers ce qu’écrivait Andrée Michel en 1995 (et antérieurement en 1985) sur les «fonctions latentes des systèmes de “défense” des grandes sociétés industrielles contemporaines, basés depuis 40 ans sur une militarisation à outrance, alors que la sécurité aurait tout aussi bien pu être basée sur la prévention, la négociation et le dialogue» [4]. Ces fonctions latentes recouvrent la reproduction et l’élargissement de la domination des pays du centre sur ceux de la périphérie [5], l’ensemble des inégalités sociales et économiques internes à chaque Etat et les inégalités de genre [6]. Selon la sociologue, ces systèmes ont pour objet de «préserver le statu quo dans la domination» de classe, race, genre [7].
De fait, elle établit qu’il existe des systèmes, les systèmes militaro-industriels (SMI), érigés par le complexe militaro-industriel (CMI) [8], qui produisent des politiques internationales, de classe et de genre, jamais énoncées en tant que telles par ses promoteurs, ni perçues comme telles par ceux et celles qui les subissent.
• Pour se maintenir, les SMI incluent la militarisation de l’économie, qui s’accompagne du taylorisme et «repose sur la division sexuelle du travail» [9]. L’organisation du travail est transformée, «militarisée» [10], afin de satisfaire aux besoins de l’industrie militaire, et ce dans de multiples secteurs, dont ceux des télécommunications. Cette militarisation économique s’enchâsse dans un système plus général de contrôle des décisions politiques, le pouvoir exécutif disposant «d’attributions excessives» [11] et étant composé d’élites cooptées [12]. Elle cite à l’appui de ce constat les travaux de Scilla McLean: «C’est le gouvernement français qui décide de ce que le Parlement débattra et à quelle date. […] Le Parlement français n’a ni le pouvoir ni la volonté réelle d’être un véritable décideur» [13].
Enfin, Andrée Michel insiste sur la pénétration du SMI dans la société des loisirs, la recherche et les médias dans le but d’«imposer un discours monolithique, unidimensionnel, susceptible d’établir le consensus dans l’opinion publique» [14]. Elle décrit cette imposition comme une véritable opération de séduction [15].
• Forts de cette grille d’analyse, nous comprenons que la façon dont la réforme du code du travail est aujourd’hui introduite (consultation expéditive des députés, mutisme ordonné de la majorité présidentielle), son contenu, à savoir les libéralisations des droits des chefs des entreprises privées accompagnées des régressions en matière de droits des salariés (primauté des ordonnances, accords de branche versus application de la loi), la rhétorique utilisée («réalité» versus «conception bureaucratique», «partage» (entre employeurs et salariés) versus «contrat», «dialogue» versus «négociation», etc. [16]), se combinent pour occuper le haut de l’affiche des médias (tv, radio, presse) dans une grande opération de captation de l’attention de l’opinion publique, et en particulier de la contestation.
Car, pendant ce temps, le Président de la République prévoit d’intégrer les lois d’exception dictées par l’état d’urgence dans la constitution, refuse de participer aux négociations onusiennes sur le traité d’interdiction des armes nucléaires alors qu’il est adopté par 122 Etats [17], fait pression auprès de l’OCDE pour que les dépenses en matière de sécurité et d’opérations de maintien de la paix soient prises en compte dans l’aide publique au développement alors que des eurodéputés dénoncent la militarisation de cette aide au développement [18], organise une réunion du G5 Sahel afin de mettre à contribution des Etats africains dans le lancement d’une «force militaire contre les terroristes islamiques» [19], donnant ainsi un coup de fouet au projet de hausse du budget militaire à hauteur de 2% du PIB [20], se nomme chef des services secrets, et s’entoure aux DGSE, DGSI, «cellule anti-EI» d’amis de promotion [21]…
• La militarisation de la société française est bien au rendez-vous, avec à sa tête, un chef d’armes forgé par sa mission: faire la guerre, directe et latente, et dépolitiser les esprits. L’ordre, la hiérarchie, l’élitisme, la morale sont désormais au calendrier des Français, de leurs élus et des populations des Etats de la périphérie de la France. Avec ses allures de jeune premier, un brun séducteur, «intellectuel», le chef d’Etat français entend nous priver de nos libertés. Sa masculinité «bienveillante» va de pair et ne cache que trop son familialisme ordinaire, son mépris pour la précarisation et la paupérisation des femmes, dont il délègue la représentation à son droitiste de Premier ministre. L’heure n’est plus pour nous à la «simplification», comme le revendique le gouvernement, mais bien à la haute vigilance, à l’ouverture d’esprit, aux croisements des analyses, au débat contradictoire, à l’insurrection. (Article publié le 8 juillet 2017 sur le site de Joelle Palmieri)
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[1] Projet de loi d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social, Ministère du travail, République Française, 21 juin 2017. https://assets.documentcloud.org/documents/3879615/Projet-De-Loi-D-Habilitation-Pour-Le.pdf, consulté le 7 juillet 2017.
[2] CGT, Premier rendez-vous sur la loi travail XXL, Les salariés ont de quoi se mobiliser !, 13 juin 2017, http://cgt.fr/Les-salaries-ont-de-quoi-se.html, consulté le 7 juillet 2017.
[3] Le 7 juillet 2017, Marlene Schiappa, Secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, retweet une des données statistiques du Haut Conseil à l’égalité publiée en 2011 titrée « 73% des travailleur.se.s pauvres sont des femmes ». http://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/stereotypes-et-roles-sociaux/reperes-statistiques/, consulté le 7 juillet 2017. Source : Enquête Revenus fiscaux et sociaux 2011, Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA in Chiffres Clés 2014, Vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. Thème 2, p. 7 et Enquête Revenus fiscaux et sociaux 2008, Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA, Chiffres Clés 2010, l’égalité entre les femmes et les hommes in Chiffres Clés 2010, l’égalité entre les femmes et les hommes, tab. 75, 76 p. 83-85.
[4] MICHEL Andrée, « Militarisation et politique du genre », Recherches féministes, Vol. 8, 1. 1995: 15-34, p. 17.
[5] Selon la théorie de la dépendance, les sociétés du Tiers-Monde (ou de la périphérie) dépendent structurellement des puissances capitalistes occidentales (le centre). Dans ses thèses du « système-monde », Immanuel Wallerstein différencie le centre de la périphérie en définissant une construction sociale et économique déséquilibrée, mobilisant des acteurs agissant à différents niveaux (nations, entreprises, familles, classes, groupes identitaires…), qui n’est pas figée dans le temps ni l’espace. Cet échange inégalitaire imposé par le centre assure l’auto-reproduction de la dépendance de la périphérie. WALLERSTEIN Immanuel, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, Paris : Puf. 1995, 320 p. (« Pratiques théoriques ») [1e éd., Unthinking Social Science. The limits of Nineteenth-Century Paradigms, Polity Press, 1991].
[6] MICHEL Andrée, BERTRAND Agnès et SENE Monique, « Le complexe militaro-industriel et les violences à l’égard des femmes, Nouvelles Questions Féministes – La militarisation et les violences à l’égard des femmes, 11/12. 1985 : 9-85.
[7] Op. cit. , p. 17.
[8] Elle écrit « l’État français n’est que la pointe de l’iceberg d’un pouvoir invisible, le complexe militaro-industriel (CMI), une formation sociale, économique et politique qui s’est érigée en technostructure toute puissante au sein d’un appareil d’État qui en est arrivé à identifier les intérêts de la France avec ceux du CMI. » MICHEL Andrée, « Le complexe militaro-industriel, la guerre du Golfe et la démocratie en France », L’Homme et la société, 99-100, Femmes et sociétés. 1991 : 197-212, p. 199.
[9] Ibid., p. 18.
[10] Ibid., p. 19.
[11] MICHEL Andrée, « Le complexe militaro-industriel, la guerre du Golfe et la démocratie en France », op. cit., p. 200.
[12] Ibid., p. 199.
[13] McLEAN Scilla, How nuclear weapons decisions are made, Londres : McMillan and the Oxford Research Group. 1986.
[14] Op. cit., p. 207.
[15] Ibid., p. 209.
[16] Éléments de langage utilisés par la ministre pendant les débats de la commission parlementaire.
[17] Communiqué d’ICAN France – Les négociations viennent de s’achever aux Nations Unies ce 7 juillet 2017; un nouveau traité de désarmement multilatéral sera ouvert à la signature en septembre. http://icanfrance.org/traite-interdisant-armes-nucleaires-adopte/, consulté le 8 juillet 2017.
[18] La commission développement du Parlement européen s’est réunie le 3 juillet 2017 et a exprimé son souhait de séparer l’aide au développement des enjeux sécuritaires. http://www.euractiv.fr/section/aide-au-developpement/news/meps-denounce-attempts-to-militarise-eus-development-policy/, consulté le 8 juillet 2017.
[19] Voir « Macron promet un engagement militaire au Mali jusqu’à éradication des terroristes islamistes », France 24, 19 mai 2017. http://www.france24.com/fr/20170519-mali-emmanuel-macron-visite-ibrahim-boubacar-keita-terrorisme-barkhane, consulté le 8 juillet 2017.
[20] Rapport d’information de MM. Jean-Pierre RAFFARIN et Daniel REINER, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, n° 562 (2016-2017) – 24 mai 2017. http://www.senat.fr/notice-rapport/2016/r16-562-notice.html, consulté le 8 juillet 2017.
[21] Voir notamment, VALDIGUIE Laurent, « Emmanuel Macron se nomme chef des services secrets », Journal du dimanche, 11 juin 2017. http://www.lejdd.fr/politique/emmanuel-macron-se-nomme-chef-des-services-secrets-3357200, consulté le 8 juillet 2017.
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Une notice sur l’auteure Joelle Palmieri peut être trouvée à cette adresse: http://www.mediaterre.org/membres/Joelle_Palmieri/
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