Entretien avec Julien Salingue
Nous reproduisons, ici, un entretien de Julien Salingue accordé, en date du 26 septembre 2011, au quotidien algérien La Nouvelle République. Le site alencontre.org a publié divers articles sur la présentation devant l’ONU, par Mahmoud Abbas, d’une demande de reconnaissance d’un Etat palestinien. Le choix d’une telle démarche devait être analysé. C’est ce que nous avons tenté de faire en traduisant divers articles ou en reproduisant les analyses qui nous apparaissent les plus pertinentes, entre autres celles de Julien Salingue. Analyser ne revient pas à dénoncer la démarche de l’Autorité palestinienne (AP). Tenter de comprendre, voilà l’une des tâches pour engager une solidarité intelligente. Au même titre, il s’agit de saisir l’importance et les limites du mouvement social en Israël; ce que nous avons fait, par exemple, en traduisant l’article de Moshe Machover (publié en date du 8 septembre sur ce site).
Le contexte immédiat dans lequel la demande de reconnaissance d’un Etat palestinien a été présentée est résumé, à sa façon, par Nabil Chaath, un proche conseiller de Mahmoud Abbas et ancien ministre des Affaires étrangères de l’Autorité palestinienne (AP) de 2003 à 2005: «Ils [les Israéliens] occupent toujours la Cisjordanie, ils ont placé Gaza sous blocus et ont coupé les relations entre ce territoire et la Cisjordanie, ils construisent des colonies [et continuent après le 23 septembre – Réd.] partout, ils judaïsent Jérusalem et vident la ville de sa population. Ils parlent de négociations, mais comment négocier dans ses conditions.» (Entretien avec Libération, 23 septembre 2001). La demande sanctionne l’échec de plus de deux décennies de négociations. Et traduit, dans la foulée, une tentative de l’AP de retrouver une certaine crédibilité auprès de la population de Cisjordanie. Pas facile, d’autant plus que la lenteur des procédures à l’ONU fait son travail.
Le constat fait par un habitant d’Hébron à un journaliste de Mediapart, le 24 septembre 2011, illustre, à sa manière, la fragilité de la réalité revendiquée, aujourd’hui, d’un Etat palestinien: «L’immense part du budget consacrée à la sécurité (près de 25% des 2 milliards annuels de l’AP) est ridicule, juge Sam Bahour. D’une part, parce qu’aucun Palestinien ne se sent davantage en sécurité: la menace ne vient pas de notre voisin, de nos concitoyens, mais des colons et des Israéliens. En tant qu’homme d’affaires, j’ai besoin de sécurité pour que mes affaires prospèrent. Mais ce budget n’est que la concrétisation d’une prise en charge par l’Autorité palestinienne d’une partie des besoins sécuritaires affirmés par les Israéliens.»
«Nous savons très bien ce que cela signifie lorsqu’un Etat ne se repose que sur la sécurité: c’est l’Egypte de Moubarak, la Tunisie de Ben Ali, Bahreïn, ajoute-t-il. Cet Etat palestinien virtuel se développe aujourd’hui sur le modèle de ces Etats policiers. Ce micro-management de notre occupant israélien, par l’intermédiaire de l’Autorité palestinienne, n’est pas durable, et aboutira nécessairement à une irruption en Cisjordanie. L’Autorité palestinienne commence à comprendre cela, mais sa marge de manœuvre demeure très limitée.» (Rédaction)
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Le 23 septembre 2011, Mahmoud Abbas a présenté à l’ONU une demande de reconnaissance d’un Etat palestinien, démarche justifiée par le blocage des négociations et la politique de colonisation d’Israël. D’après-vous, est-ce la bonne solution?
La bonne solution pour quoi? S’il s’agit, comme l’affirment Mahmoud Abbas et ses proches, de reprendre les négociations avec Israël en espérant améliorer le rapport de forces, on ne peut qu’être sceptique. Quiconque connaît un tant soit peu l’histoire d’Israël sait en effet que cet Etat n’a jamais accordé de grande importance aux résolutions des Nations Unies qui, directement ou indirectement, condamnent ou mettent en cause sa politique. Pour l’establishment israélien, une reconnaissance, même par une écrasante majorité des membres de l’ONU, de l’Etat de Palestine, n’est pas une menace. Souvenons-nous qu’en novembre 1988, le Conseil national palestinien, réuni à Alger, a proclamé unilatéralement l’indépendance de l’Etat de Palestine. S’en est suivi un vote de l’Assemblée générale des Nations Unies, au cours duquel plus de 100 Etats ont reconnu la légitimité de la démarche palestinienne. Il n’y a eu que deux votes contre: les Etats-Unis et Israël. Vingt-trois ans plus tard, l’Etat palestinien n’a aucune réalité, et il n’y a aucune raison de considérer que les choses se passeront différemment cette fois-ci, même si la Palestine devient un «Etat non-membre».
Dans l’un de vos articles vous écriviez que «la quête de la reconnaissance de l’Etat de Palestine à l’ONU est donc une inflexion tactique de la direction palestinienne, qui tente de sauver, sinon de ressusciter, le projet politique auquel elle est identifiée et qui lui assure sa survie économique et politique depuis plusieurs décennies». Or, au sein même de la classe politique et de la société civile, cette initiative ne fait pas l’unanimité. Comment l’Autorité palestinienne (AP) pourrait-elle dans ce cas sauver ou ressusciter le projet politique auquel elle s’est identifiée?
Je pense que le réel objectif d’Abbas et de la direction de l’AP est ici. Abbas et ses proches représentent cette fraction du mouvement national palestinien qui a fait le pari, il y a plus de 30 ans, d’une solution bi-étatique négociée sous l’égide des Etats-Unis. Les Accords d’Oslo et la création de l’Autorité palestinienne (AP) s’inscrivaient dans cette perspective. Or, même si le «processus de paix» n’a guère avancé – c’est le moins que l’on puisse dire – durant les années 1990 et 2000, l’AP a trouvé sa propre raison d’être. Cette autorité, qui devait être «intérimaire», et le «processus de paix» ont créé une couche sociale nouvelle, dans les territoires palestiniens, dépendante politiquement et économiquement de la poursuite des négociations et du maintien de la perspective de «l’Etat indépendant». L’AP est un appareil d’Etat sans Etat, avec son lot de ministres, de conseillers, de hauts fonctionnaires, etc.: leur survie politique et économique repose sur le projet «Etat indépendant». Or celui-ci semble de plus en plus virtuel, et c’est l’existence même de l’AP qui est remise en question. Il s’agit donc, par un acte symbolique fort, de redonner une visibilité internationale à la solution bi-étatique et de re-légitimer la direction Abbas, même si cette dernière ne croit probablement plus qu’un véritable Etat palestinien indépendant verra le jour.
C’est notamment pour ces raisons que la démarche de la direction de l’AP a été critiquée, voire contestée, par certains, y compris dans le champ palestinien. S’y est ajoutée une question essentielle: le sort des réfugiés, qui représentent la majorité de la population palestinienne. Certains ont effet souligné que si l’Etat, plus ou moins délimité territorialement, se substituait à l’OLP, qui représente l’ensemble des Palestiniens, y compris ceux de l’exil, les réfugiés couraient un risque majeur: celui de ne pouvoir prétendre, au mieux, qu’à une «nationalité palestinienne» et à un «droit à l’installation» au sein des frontières de cet Etat. Or, la revendication des réfugiés est le droit au retour, individuel et collectif, et non le droit d’avoir un passeport palestinien et de vivre dans les enclaves de Gaza et de Cisjordanie. Je ne suis pas juriste et ne suis pas suffisamment compétent en la matière, mais une chose est certaine: la focalisation sur la question de l’Etat marginalise les revendications des réfugiés et des Palestiniens d’Israël.
Donc, pour en revenir à votre question, le problème pour Abbas et ses proches n’est pas tant de conquérir une quelconque légitimité au sein de la population ou de la société civile palestiniennes. Il s’agit davantage de se repositionner sur la scène internationale, afin que l’industrie du processus de paix continue de fonctionner. Vous savez, Abbas n’est plus, constitutionnellement, président de l’AP depuis plus de deux ans et demi. Et le Premier ministre Salam Fayyad avait obtenu à peine plus de 2% des voix lors des législatives de 2006. Ils tirent l’essentiel de leur «légitimité» du soutien qui leur est accordé par les pays occidentaux et certains Etats arabes, pas des espoirs qu’ils susciteraient dans la population des territoires occupés.
Cette initiative ne va-t-elle pas porter préjudice à la réconciliation inter-palestinienne?
Cette «réconciliation» était déjà, elle aussi, très virtuelle. Même après l’accord signé au Caire [signé, finalement, début mai 2011], les forces de sécurité de l’AP de Ramallah ont continué d’arrêter des dizaines de militants du Hamas, tandis que le mouvement islamique ne tolérait guère d’expression publique du Fatah dans la bande de Gaza.
Les deux mouvements n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur un «gouvernement d’union nationale» ou sur un quelconque calendrier électoral; le Fatah a même proposé de reconduire Salam Fayyad au poste de Premier ministre, alors qu’il incarne, aux yeux de nombre de dirigeants du Hamas, l’orientation pro-occidentale suivie par l’AP depuis de nombreuses années! Bref, le moins que l’on puisse dire est qu’avant même l’Assemblée générale de l’ONU, la «réconciliation» n’avait aucune réalité.
La démarche d’Abbas n’a fait que renforcer cette situation: le Hamas l’accuse d’avoir instrumentalisé la «réconciliation» pour pouvoir aller aux Nations Unies, prétendre parler au nom de tous les Palestiniens et se re-légitimer au détriment du mouvement islamique. Certaines organisations de gauche comme le FPLP [Front populaire de libération de la Palestine] expliquent que l’urgence n’est pas dans une énième démarche en vue de la reprise des négociations mais bien dans une unité nationale réelle.
En cas d’échec, quel serait l’avenir de l’AP? N’est-ce pas là une entreprise suicidaire?
Ils n’ont pas le choix! Et c’est bien là tout le paradoxe de cette affaire. S’ils ne font rien pour ressusciter le soi-disant «processus de paix», leur projet politique continuera de se consumer à petit feu. Ils utilisent là leur dernière cartouche: de quel moyen de pression disposent-ils, sinon de mettre dans le balance leur existence-même? L’AP est une structure qui est, de fait, intégrée au dispositif de l’occupation israélienne. Quoi qu’en dise Israël, l’AP joue un rôle indispensable: celui de décharger l’Etat d’Israël de la gestion effective des services aux populations de Cisjordanie et de Gaza: santé, éducation, etc. Surtout, l’appareil sécuritaire de l’AP est essentiel pour le maintien de l’ordre dans les «zones autonomes». Les dizaines de milliers d’hommes qui le composent ont démontré à de nombreuses reprises qu’ils pouvaient être très efficaces pour museler la contestation populaire. Lors des bombardements sur Gaza en 2008-2009, les forces de sécurité palestiniennes ont empêché les manifestations en Cisjordanie; et ont dissuadé quiconque de s’attaquer à des objectifs israéliens. Ce qui a fait dire au général états-unien Keith Dayton, alors en charge de la formation de ces forces de sécurité, qu’elles pourraient, à terme, «remplacer» les troupes d’occupation israéliennes…
Aux Etats-Unis et en Israël, certains ont menacé de couper les vivres à l’AP. Mais dans les deux pays, des voix plus pragmatiques se sont fait entendre: arrêter de subventionner l’AP, c’est prendre le risque de son écroulement, et donc de placer l’Etat d’Israël dans une situation où il devrait, comme avant les Accords d’Oslo, administrer l’ensemble des territoires palestiniens. Le message sous-jacent d’Abbas est, si l’on veut, le suivant: «Nous ne pouvons nous contenter du statu quo actuel qui génère trop de contestation dans nos propres rangs. Mais si vous refusez de relancer les négociations et ranimer la perspective de l’Etat indépendant, alors nous arrêterons de jouer le rôle que vous nous avez assigné et vous devrez prendre vos responsabilités.»
Avant de se décider à présenter sa demande, Abbas avait déclaré, à maintes reprises, qu’il serait prêt à abandonner l’initiative si Israël lui proposait une offre sérieuse. Pourquoi Israël et les Etats-Unis n’ont-ils pas répondu à cette proposition, alors que maintenant, ils essayent de le dissuader de cette initiative et de reprendre les «pourparlers de paix». Serait-ce là une erreur stratégique de leur part ou croyaient-ils à un coup de bluff ?
Je pense qu’ils croyaient à un coup de bluff. Et ils n’étaient pas les seuls! Du côté de la direction palestinienne, certains ont cru, Abbas en tête, qu’il suffirait d’agiter la menace d’une démarche à l’ONU pour que les Etats-Unis fassent un geste. Ils ont été pris à leur propre jeu et ont été contraints d’aller au bout de la démarche, sous peine d’être accusés par la population d’avoir, une fois de plus, reculé sous la pression. Et maintenant? Rien ne dit qu’Abbas et ses proches ne se rangeront pas à une solution «intermédiaire», afin de ne pas trop froisser Obama, qui proposera probablement un nouveau «round» de négociations. Ce qui nous a été confirmé ces derniers mois, c’est que les Etats-Unis et Israël refusent que les Palestiniens apparaissent comme étant «à l’initiative»: ils ne doivent pas proposer, seulement disposer.
Les Etats-Unis avaient clairement signifié qu’ils useraient de leur droit de veto. En optant pour ce choix, ne joueraient-ils pas leur carte relationnelle avec le monde arabe?
Je ne comprends pas comment certains ont pu imaginer que les Etats-Unis n’utiliseraient pas leur veto. Si l’administration Obama ne souhaite pas partir en guerre contre le monde arabe, rien, au cours des trois dernières années, n’a indiqué qu’elle avait l’intention de durcir le ton à l’égard d’Israël. A-t-on oublié qu’en février dernier les Etats-Unis ont mis leur veto à une résolution de l’ONU qui condamnait la colonisation en Cisjordanie?
Les Etats-Unis sont très loin de «lâcher» Israël, a fortiori après avoir perdu un allié régional essentiel, Hosni Moubarak. Je crois qu’il existe des illusions très occidentales sur la prétendue «bonne image» de Barack Obama dans le monde arabe: il soutient Israël, ne s’en est jamais caché, et malgré les évolutions régionales actuelles, il n’y aura pas de rupture dans le politique étrangère des Etats-Unis, a fortiori à un an des élections présidentielles, que personne ne peut gagner, à l’heure actuelle, sans l’affirmation d’un soutien quasi inconditionnel à Israël.
Cette reconnaissance, même si elle n’aboutit pas, ne pensez-vous pas qu’elle place Israël dans une mauvaise posture par rapport à la communauté internationale?
Israël est déjà très isolé sur la scène internationale. Ce mouvement s’est accéléré ces dernières années, à cause notamment des bombardements sur Gaza en 2008-2009 et de l’assaut contre la Flottille en 2010. Les bouleversements régionaux en cours renforcent cet isolement, car il sera de plus en plus dur pour les régimes arabes d’être en décalage avec l’hostilité populaire à la politique israélienne. Ce n’est pas un hasard si la Turquie a durci le ton à l’égard d’Israël ces dernières semaines. Recep Tayyip Erdogan a bien compris que si la Turquie voulait jouer un rôle au niveau régional, il fallait qu’elle adopte une posture moins conciliante à l’égard d’Israël. C’est cela qui guide le Premier ministre turc, et certainement pas une soudaine sensibilité à l’égard des peuples opprimés. Les Kurdes en savent quelque chose…
Tout cela pour dire que l’isolement croissant de l’Etat d’Israël a largement précédé la démarche d’Abbas à l’ONU. Cette dernière ne fait qu’enregistrer une situation de fait. En réalité, Israël est beaucoup plus inquiet des évolutions régionales actuelles, qui lui ont déjà fait perdre un précieux allié (l’Egypte d’Hosni Moubarak), que du scrutin à l’ONU. Si le gouvernement israélien a tenté de torpiller la démarche d’Abbas, ce n’est pas tant parce qu’il la craint en elle-même que par ce qu’elle révèle ou confirme aux yeux du monde: Israël a de moins en moins d’alliés.
Dans cette situation aux multiples enjeux, qui détient l’atout majeur?
Les cartes sont en grande partie dans les mains des Etats qui continuent de soutenir l’Etat d’Israël sans exiger qu’il se conforme au droit international. Et je ne parle pas seulement des Etats-Unis. Le premier partenaire commercial d’Israël, c’est l’Union européenne. Israël a récemment été admis comme membre de l’OCDE… Derrière les condamnations de principe et les déclarations de bonnes intentions, il y a une politique «réellement menée» qui ne témoigne pas de quelconques exigences vis-à-vis de l’Etat d’Israël. Il faudrait que les partenaires d’Israël sortent enfin de leur duplicité: on ne peut pas, comme le fait la France, voter des résolutions contre la colonisation de la Cisjordanie et, quelques semaines plus tard, acheter des drones en Israël et faire fonctionner le complexe militaro-industriel israélien… Si l’on condamne la politique israélienne, il faut agir pour qu’elle change, par exemple en sanctionnant l’Etat d’Israël tant qu’il ne respectera pas le droit international.
Quels seraient les nouveaux rapports de forces dans les deux cas de figure: réussite ou échec de l’initiative?
Les rapports de forces ne changeront guère. Nous savons déjà que la Palestine ne sera pas admise aux Nations Unies en raison du veto états-unien. Au mieux, la Palestine accédera au statut d’Etat non-membre. Certains juristes de l’OLP expliquent qu’avec ce statut, la direction palestinienne pourrait traduire des responsables israéliens devant la justice internationale. C’est juridiquement vrai. Mais le feront-ils? Rien n’est moins sûr!
N’oublions pas que c’est la direction Abbas qui, sous pression des Etats-Unis et d’Israël, a demandé le report de l’examen du rapport Goldstone [«Rapport de la Mission internationale indépendante d’établissement des faits sur le conflit à Gaza», en lien avec l’opération militaire d’Israël dite Plomb durci, en décembre 2008-janvier 2009] par le Conseil de Sécurité en octobre 2009. Pourquoi ont-ils fait cela? Pour continuer d’être considérés comme des partenaires crédibles pour la négociation.
D’accord, Abbas a cette fois-ci tapé du poing sur la table. Et après? Il est revenu en Cisjordanie, et s’il veut aller de Ramallah à Bethléem, il lui faudra une autorisation israélienne… Si Fayyad veut payer les fonctionnaires, il faudra que les Etats-Unis continuent de verser de l’argent à l’AP et qu’Israël assure le transfert des taxes. Et Israël poursuivra la construction des colonies sans que personne ne l’en empêche. C’est aussi à cela que se mesure la réalité des rapports de forces.
Certains palestiniens pensent que la résistance est le seul moyen de recouvrer leurs droits fondamentaux et qualifient même cette initiative diplomatique d’escroquerie politique. Qu’en pensez-vous?
Je me garderai bien de donner des leçons aux Palestiniens. Il me semble cependant que l’épisode onusien va accélérer le débat et la refondation stratégiques côté palestinien. Quel que soit le scénario (à l’ONU et dans les rues palestiniennes), les contradictions inhérentes à la position de la direction palestinienne, chargée à la fois du maintien de l’ordre dans les territoires palestiniens et de la représentation des intérêts du peuple palestinien, se renforceront encore un peu plus, de même que la polarisation politique illustrée par les débats relatifs à l’initiative diplomatique de septembre 2011. Et il est peu probable, sur le moyen terme, que l’AP y survive, n’ayant plus aucune perspective politique, même la promesse d’un Etat, à offrir aux Palestiniens.
De plus, la question palestinienne n’est pas une question politique «hors sol»; elle s’inscrit dans un contexte régional en plein bouleversement: les processus révolutionnaires dans le monde arabe changent progressivement la donne et démontrent chaque jour un peu plus, à ceux qui l’auraient oublié, que la «question palestinienne» est partie intégrante de la «question arabe».
Or une démocratisation du monde arabe pourrait conduire à une résorption du fossé entre la solidarité populaire avec les Palestiniens et l’hostilité historique des dictatures à leur égard, modifiant considérablement les rapports de forces et permettant de sortir du cadre étroit des solutions envisagées depuis une trentaine d’années. Les récents événements en Egypte, consécutifs à l’attaque menée contre les bus israéliens dans le Sinaï et à l’intervention israélienne sur le sol égyptien, sont à cet égard hautement révélateurs.
Comme l’a souligné Ali Abunimah, fondateur du site Electronic Intifada, «il semble qu’Israël a – jusqu’à présent – renoncé à un assaut d’ampleur contre Gaza en grande partie grâce aux manifestations en Egypte et à un sentiment plus général qu’Israël «manque de légitimité» pour mener d’autres agressions malgré le soutien diplomatique assuré des Etats-Unis». Ce que, jusqu’à présent, aucune force politique palestinienne n’avait pu obtenir…
Bref: les enjeux politiques vont bien au-delà du résultat d’un vote de l’Assemblée générale de l’ONU. L’ initiative de l’AP est, paradoxalement, l’un des principaux indices tendant à démontrer que nous assistons bien à la fin d’un cycle, que j’ai déjà eu l’occasion de nommer «parenthèse d’Oslo» [ensemble de négociations, secrètes, qui commencent, de fait, en 1991, lors de la Conférence de Madrid], au cours duquel la direction palestinienne avait fait le pari d’une solution bi-étatique parrainée par la superpuissance états-unienne. Nul ne peut affirmer avec certitude ce que seront les caractéristiques du nouveau cycle qui s’ouvre, mais il ne fait aucun doute que les Palestiniens tireront les leçons des années Oslo et seront fortement influencés par la tempête qui secoue actuellement le monde arabe.
Croyez-vous personnellement à la coexistence de deux Etats, vivant en paix et se respectant mutuellement? Si oui, comment quelles seraient les conditions requises pour la réussite d’un tel projet?
Je n’y crois guère. La revendication de l’Etat palestinien indépendant a été formulée par la fraction dirigeante de l’OLP dans un contexte d’isolement international et régional, qui l’a amenée à envisager une solution «pragmatique», un «compromis réaliste». Mais même pour cette fraction dirigeante, l’Etat indépendant n’a jamais été conçu comme une fin en soi, mais comme une étape vers la satisfaction de l’ensemble des droits nationaux des Palestiniens (notamment le droit au retour et le droit à l’autodétermination), vers une solution pour tous les Palestiniens, qu’ils vivent en Cisjordanie, à Gaza, en Israël ou dans les pays dans lesquels ils se sont réfugiés.
Dans cette optique, à l’heure des processus révolutionnaires dans le monde arabe, la revendication de l’Etat palestinien indépendant paraît anachronique. Ce que vit actuellement le monde arabe peut être qualifié selon moi, de «deuxième phase des indépendances»: après avoir conquis l’indépendance formelle, c’est-à-dire le départ des autorités coloniales et la conquête de la souveraineté territoriale, les peuples arabes revendiquent aujourd’hui l’indépendance réelle, en se débarrassant de régimes qui demeurent, ou demeuraient, fondamentalement, inféodés aux anciennes puissances coloniales ou aux nouvelles puissances impériales.
La revendication de «l’Etat palestinien indépendant» demeure fondamentalement une revendication de type «première phase», dans la mesure où elle implique son acceptation et sa reconnaissance par la puissance coloniale, Israël. Formulée dans le contexte de glaciation régionale consécutif aux guerres de 1967 et de 1973, cette revendication exprimait, en dernière instance, l’adaptation, pour ne pas dire l’intégration, de la question palestinienne à l’ordre régional. A fortiori si on la pense en lien avec le principe de la «non-ingérence dans les affaires intérieures arabes» cher à l’OLP de Yasser Arafat.
Il n’y a rien d’étonnant, dans de telles conditions, à ce que l’OLP, puis l’AP, aient mimé les régimes arabes environnants, y compris dans leurs pires excès, et à ce que Mahmoud Abbas, président de l’AP, ait été le dernier dirigeant politique à soutenir ouvertement Hosni Moubarak, après avoir, lors de son discours au congrès du Fatah il y a deux ans, rendu un hommage appuyé à Zine al-Bedine Ben Ali. La direction «historique» de l’OLP, tout comme le projet d’Etat palestinien indépendant apparaissent de plus en plus en décalage avec les nouvelles générations politiques émergentes et les revendications d’indépendance et de souverainetés économique et politique réelles qui bouleverse la région.
Au-delà de la disparition des bases matérielles de l’Etat palestinien et des échecs manifestes de la construction d’une «indépendance» malgré la poursuite de l’occupation, c’est donc la question de l’adaptation du mot d’ordre lui-même qui est posée, tant il est à contretemps des évolutions régionales. Il est aujourd’hui plus que probable, à la lumière des récents événements, que la société palestinienne ne soit pas épargnée par le vent de révolte qui balaie les sociétés arabes. Recompositions politiques, dépassement ou contournement des organisations «traditionnelles» du mouvement national, reformulation de la stratégie et du projet… Autant de développements qui feront, à moyen terme, de la revendication de l’introuvable Etat palestinien une curiosité historique.
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