Aujourd’hui (24 octobre 2016) débute l’expulsion de milliers de migrants à Calais avant la destruction du camp où ils attendaient l’occasion d’une traversée pour l’Angleterre. On aura donc échappé à la date du 17 octobre, initialement prévue par nos politiques: peut-être ont-ils fini par comprendre que le symbole colonial de cet anniversaire ne serait pas très heureux pour gérer l’immigration, cinquante-cinq ans après le massacre d’Etat d’Algériens à Paris [1]. Reste que les pouvoirs publics font bien une démonstration de force. On pourrait même parler de monstration, puisque 700 journalistes environ sont accrédités pour l’occasion: le monde entier est convié au spectacle de la puissance de l’Etat français. Autant dire que cette gesticulation s’inscrit dans le contexte de l’élection présidentielle à venir: à Calais, on bat la campagne.
Sans doute pareille mise en scène ne manque-t-elle pas d’ironie: c’est qu’elle se répète, à la manière d’un jour sans fin – mais sans happy end. Déjà en 2002, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, fermait le centre d’accueil de Sangatte; en 2009, c’est Eric Besson, son successeur, qui parade à Calais devant les caméras: une fois encore, on promet de mettre fin au problème. Il s’agissait alors de quelques centaines de personnes. Aujourd’hui, comme le rappelle le blog Passeurs d’hospitalité, elles seraient encore plus de 8000, dont 1300 mineurs non accompagnés. Les succès de nos ministres rappellent ainsi, après l’offensive en Irak, le triomphe de George W. Bush sur un porte-avions en 2003: «Mission accomplie». On sait ce qu’il en est aujourd’hui. Bref, le tragique de répétition ne fait que signifier l’impuissance de la puissance publique.
Il n’empêche: pas question pour le gouvernement d’apparaître cynique. Au contraire, c’est précisément en ces termes que le ministre de l’Intérieur (Cazeneuve) qualifie, dans La Voix du Nord, les militants qui résisteraient à l’évacuation: « Les No Border sont des cyniques qui instrumentalisent la misère d’hommes et de femmes désespérés.» Avec la ministre du logement, Bernard Cazeneuve leur oppose le 18 octobre un communiqué aux accents généreux: «La France est un grand pays. Son histoire, sa tradition et ses valeurs commandent que des solutions adaptées soient proposées à ces hommes, femmes et enfants qui ont été jetés sur les chemins de l’exil par les guerres et les persécutions, et qui ont gagné Calais dans l’illusion d’un passage au Royaume-Uni que leur ont promis des acteurs cyniques de la traite des êtres humains.»
Ignorant les critiques des associations, les ministres revendiquent ainsi une «mise à l’abri humanitaire». Le tribunal administratif de Lille ne vient-il pas de leur donner raison ce même jour? En effet, «à supposer même que les abris de fortune de certains des migrants présents sur le site de la Lande puissent être considérés, au regard de l’ancienneté de leur installation, comme des domiciles au sens de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la mesure d’évacuation envisagée ne porte pas au droit à la vie privée et familiale et à l’inviolabilité du domicile une atteinte disproportionnée au regard des objectifs qu’elle poursuit.» Autrement dit, il n’est pas sûr qu’on puisse parler d’expulsion, dès lors que leur habitat est précaire: effectivement, pour reprendre le titre d’un roman sur Calais d’Olivier Adam, les réfugiés ne sont «à l’abri de rien».
Déjà, le 12 octobre, le Conseil d’Etat avait justifié la destruction des commerces installés sans autorisation sur la Lande avec une logique quelque peu déroutante. Certes, celles-ci permettaient «de pourvoir à des besoins non satisfaits, en termes de nourriture, de produits de première nécessité et de services, et constituaient des lieux de vie et de rencontre importants pour les migrants. Mais c’est à l’Etat qu’il appartient de mettre en œuvre le droit à l’hébergement d’urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique et sociale et de veiller à ce que les demandeurs d’asile puissent bénéficier de conditions matérielles décentes. Dans ces conditions, le fait que les commerces illégaux aient pu contribuer à améliorer les conditions de vie des migrants sur le site n’était pas de nature à retirer son utilité à la mesure demandée par le préfet.» Et d’en conclure que «la mesure d’expulsion présentait un caractère d’utilité et d’urgence».
Emmanuelle Cosse [ministre du Logement depuis février 2016] peut donc enfoncer le clou dans Libération : il y a urgence, car «un hiver de plus dans la jungle n’est pas possible». C’est une question d’humanité: «Il est hors de question de laisser encore plus longtemps ces personnes dans la boue et la détresse.» On comprend ici le sens de la nomination de cette ancienne militante, qui, comme moi, a contribué aux volumes du collectif Cette France-là dénonçant la politique d’immigration de Nicolas Sarkozy – y compris à Calais: c’est qu’il s’agit de mettre au jour la rhétorique de l’ancien président de la République, pour qui la France ne pouvait accueillir dignement toute la misère du monde.
Aujourd’hui, la mise à l’abri humanitaire est pareillement une affaire de dignité: «Notre action va permettre aux migrants d’avoir un avenir qui ne soit pas dans la rue ou les camps, parce que cela les abîme et ne leur permet pas de se construire dignement.» Voilà ce que les enfants qu’on empêche de rejoindre leur famille en Angleterre ne semblent pas vouloir entendre.
Il importe d’analyser les rhétoriques mises en œuvre, au moins autant que les moyens policiers. Partout, dans les médias, on parle du «démantèlement de la “jungle” de Calais». Les guillemets mettant en garde contre les connotations d’ensauvagement du mot «jungle» empêchent de remarquer l’absence de guillemets pour «démantèlement», comme si le terme était neutre. Or on démantèle une place forte, pas un campement. C’est renverser la réalité politique de «l’Europe forteresse». C’est aussi occulter le rôle de l’Etat dans l’édification de ce camp, alors même qu’il se vante de faire financer son mur barbelé par le Royaume-Uni. Avec une militante de Calais, nous écrivions, il y a dix-huit mois, au moment où il allait ouvrir: «Loin d’en finir avec les “jungles” qui échappaient à leur contrôle, les pouvoirs publics créent à Calais une jungle d’Etat. Il est temps pour le ministre de l’Intérieur de venir l’inaugurer. Sur les bâches en plastique, censées protéger les cabanes de la pluie, un graffiti l’a déjà baptisée: “Bidonville made in Cazeneuve”.» Or c’est la même logique qui conduit «tantôt à expulser les étrangers de ghettos “sauvages”, tantôt à les enfermer, comme ici, dans un ghetto sous gestion publique».
C’est pour leur bien qu’hier on enfermait les migrants, réfugiés ou pas, dans un camp à Calais. Aujourd’hui, c’est pour leur bien qu’on les chasse. Et qu’importe si ces malheureux ne comprennent pas leur intérêt; c’est pour leur bien qu’on réprimera leurs protestations et leurs résistances. On songe à la phrase célèbre d’un militaire états-unien au Vietnam, après le massacre de My Lai en 1968: «Il devenait nécessaire de détruire ce village pour le sauver.» On pense surtout à Orwell: «La guerre, c’est la paix; la liberté, c’est l’esclavage.» C’est que la bataille politique se joue d’abord sur le terrain du vocabulaire. L’ultime ironie, c’est qu’on va raser gratis, sans bénéfice – y compris en termes électoralistes: à force de défaire le jeu politique, le pouvoir socialiste n’a même plus véritablement de candidat à l’élection présidentielle. Tout cela pour rien; même la démagogie tourne à vide. A Calais, les mots sont en campagne; mais c’est en rase campagne. (Article publié sur le blog de Mediapart le 24 octobre 2016)
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[1] Le 17 octobre 1961, au soir, la Fédération de France du Front de libération nationale (FLN) a appelé à une manifestation pacifique de l’ensemble des Algériens de la région parisienne. L’objectif: affirmer la représentativité du FLN et la légitimité de sa lutte pour l’indépendance. La communauté algérienne comptait alors plus de 350’000 personnes (avant tout des travailleurs) en France.
Le pouvoir français – le sinistre préfet de police Maurice Papon disposait de tous les pouvoirs de répression attribués par de Gaulle – avait déclaré un couvre-feu qui ne s’appliquait qu’aux «Nord-Africains». La manifestation du 17 octobre mettait en question cette décision et répondait à l’accroissement de la répression policière qui s’était accrue depuis le début juin 1961 (période, pourtant, de «trêve»).
La brutalité des «forces de l’ordre», le 17 octobre, fut sans limites, aussi bien lors de la manifestation (blessés et cadavres jetés dans la Seine) que dans les «centres d’internement». Le nombre d’Algériens tués est évalué à quelque 150 durant les jours qui précèdent et suivent le 17 octobre 1961. (Rédaction A l’Encontre)
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