Par Martine Turchi
Le Front national, nouveau «parti de l’étranger»? La question risque de hanter le congrès du parti d’extrême droite, qui s’ouvre samedi prochain, au centre des congrès de Lyon. Selon les informations obtenues par Mediapart, la présidente du FN a décroché, en septembre, un prêt de 9 millions d’euros de la First Czech Russian Bank (FCRB), une banque fondée en République tchèque aujourd’hui basée à Moscou.
Les fonds ayant déjà été partiellement versés au parti, à hauteur de 2 millions d’euros, la nouvelle du déblocage de l’argent russe a fini par sortir du premier cercle des conseillers de Marine Le Pen. «Le prêt est arrivé», a confirmé à Mediapart un membre du bureau politique. Un proche conseiller de la présidente du FN confirme lui aussi à Mediapart la signature de ce prêt, d’un taux d’intérêt fixé a 6%, qui offre au parti un droit de tirage selon les besoins de financement». C’est le député européen Jean-Luc Schaffhauser [philosophe, théologien de formation, actif dans la création du Conseil régional d’Alsace, tête de liste aux élections européennes en Ile de France du FN-Rassemblement Bleu Matine] ancien consultant de chez Dassault, qui a servi de «go-between» en Russie pour acter le principe de ce prêt.
Le déblocage de ce prêt au Front national par une banque russe survient à un moment critique des relations entre l’Union européenne (UE) et la Russie, mises à mal par la crise ukrainienne. Cinq banques publiques russes (Sberbank, VTB Bank, Gazprombank, Vnesheconombank et Rosselhozbank) sont visées par les sanctions, et 119 personnes, parmi lesquelles des oligarques et des banquiers, sont interdites d’entrée sur le territoire de l’UE. L’un des contacts du FN, le député Alexander Mikhailovich Babakov, est d’ailleurs visé par cette mesure.
Si l’on en croit Marine Le Pen, c’est à contrecœur que le Front national s’est tourné vers les banques étrangères. «Notre parti a demandé des prêts à toutes les banques françaises, mais aucune n’a accepté» a-t-elle expliqué à l’hebdomadaire français l’Observateur. «Nous avons donc sollicité plusieurs établissements à l’étranger, aux États-Unis, en Espagne et, oui, en Russie.» La présidente du FN expliquait attendre encore «des réponses», et ne pas savoir quelles banques avaient été sollicitées : «C’est le trésorier qui s’occupe de ça», signalait-elle. «L’idée est, bien sûr, de rembourser ces prêts», croyait-elle nécessaire de préciser à l’hebdomadaire (l’Obs).
«On a pris des contacts avec beaucoup de banques françaises et européennes, a expliqué Me Wallerand de Saint-Just, trésorier du Front national à Mediapart, fin octobre 2014. C’est niet en France. Ils ne prêteront pas un centime après le rejet des comptes de Nicolas Sarkozy. Nous, on a élargi le cercle. Ce genre de négociations, plus c’est discret mieux c’est. On a pris des contacts avec les plus grosses banques. On a envoyé des lettres, c’est tout. La plupart du temps, on n’a pas de réponse.» Le trésorier ne confirmait pas encore la signature de l’emprunt russe, intervenue en septembre.
Sollicitée par l’intermédiaire de son chef de cabinet et du directeur de communication du Front national, Marine Le Pen n’a pas donné suite. «Comme d’habitude, je ne réponds pas à Mediapart. Marine Le Pen ne vous répondra pas», a indiqué Philippe Martel, son chef de cabinet. «Merci mais je n’ai pas l’intention de vous répondre», a également fait savoir à Mediapart Wallerand de Saint-Just. Finalement joint samedi après-midi (le 22 novembre 2914), après la publication de cet article, Jean-Luc Schaffhauser a confirmé son rôle central dans l’obtention de ce prêt. «Nous avons fait notre travail, il n’y a rien de répréhensible», a-t-il admis, tout en déplorant l’exposition médiatique de ses «amitiés et réseaux».
«Les banques sont très frileuses pour prêter aux partis politiques, quels qu’ils soient, confie un membre du bureau politique du parti. Ce n’est pas un boycott du Front national, c’est une crainte généralisée. À partir du moment où ce n’est pas un don, ni une subvention, ce qui serait interdit venant d’un État étranger, cela ne me choque pas.»
«Pourquoi ce ne serait pas une bonne nouvelle d’avoir trouvé une banque qui prête?», a réagi le russophile Christian Bouchet, secrétaire départemental adjoint du FN en Loire-Atlantique et ancien nationaliste révolutionnaire. Ce n’est pas pire que d’aller emprunter à Kadhafi. Pourquoi pas une banque russe? Ce qui intéresse les militants de base et les cadres moyens, c’est que Paris nous verse notre part tous les ans. L’argent n’a pas d’odeur, c’est surtout ça.»
L’obtention de ce prêt est le résultat d’un rapprochement politique engagé par Marine Le Pen dès son arrivée à la tête du Front national en 2011, lorsqu’elle dit «admirer Vladimir Poutine» [voir article dans Mediapart le 19 février 2014]. Un lobbying intense a été mis en œuvre en direction de Moscou parallèlement aux visites de la présidente du FN sur place. Marion Maréchal-Le Pen s’y rend en décembre 2012, Bruno Gollnisch, en mai 2013. Après une visite en Crimée, Marine Le Pen y va en juin 2013 avec Louis Aliot. Elle est reçue par le président de la Douma, Sergueï Narychkine, un ancien général qui a connu Poutine au KGB et au FSB (sécurité de l’État). Elle rencontre aussi Alexeï Pouchkov, qui dirige le comité des affaires étrangères de la Douma, et le vice-premier ministre Dmitri Rogozine.
Marine Le Pen se fait alors l’apôtre de «l’approfondissement des liens entre la France et la Russie». «Je pense que nous avons des intérêts stratégiques communs, je pense que nous avons aussi des valeurs communes, que nous sommes des pays européens, affirme-t-elle. J’ai le sentiment que l’Union européenne mène une guerre froide à la Russie. La Russie est présentée sous des traits diabolisés (…) une sorte de dictature, un pays totalement fermé: cela n’est pas objectivement la réalité. Je me sens plus en phase avec ce modèle de patriotisme économique qu’avec le modèle de l’Union européenne.» Une vraie déclaration d’allégeance politique. L’un des conseillers officieux et prestataires de service de Marine Le Pen, Frédéric Chatillon, est présente à Moscou au même moment.
En avril 2014, la présidente du Front national retourne à Moscou, cette fois-ci en visite privée, pour y revoir Sergueï Narychkine. Son engagement pro-russe s’illustre à chaque visite. Les Russes, de leur côté, courtisent depuis longtemps l’extrême droite française, et réservent un bon accueil à Marine Le Pen. «Vous êtes bien connue en Russie et vous êtes une personnalité politique respectée», lui avait lancé Sergueï Narychkine lors de sa visite en 2013, selon le quotidien de droite Le Figaro.
Comme l’a signalé L’Obs (16-10.2014), elle rencontre fréquemment en privé l’ambassadeur de Russie en France Alexandre Orlov. Ses entrées en Russie sont favorisées par les relations sur place d’Aymeric Chauprade, son éminence grise durant quatre ans, devenu officiellement son conseiller international à l’automne 2013, et le moteur de l’alliance pro-russe..
Chauprade avait lancé un appel devant la Douma, en juin 2013, visant à résister à «l’extension mondiale des droits des minorités sexuelles». Il est invité à plusieurs reprises à Moscou jusqu’en septembre dernier, après avoir été, en mars 2014, l’un des «observateurs» du référendum organisé par les séparatistes en Crimée.
Consultant international à Vienne, au sein du cabinet Lee & Young GMBH, élu député européen en juin, Chauprade est en relation avec un oligarque clé du régime, proche de Poutine, Konstantin Malofeev, qui est à la tête du fonds d’investissement Marshall Capital, et de la fondation Saint-Basile-le-Grand, la plus importante organisation caritative orthodoxe russe. Le 31 mai 2014 à Vienne lors d’une célébration des «200 ans de la Sainte alliance», réunissant près d’une centaine d’invités à huis clos, puis le 12 septembre, lors de la visite d’une délégation de députés français, à l’hôtel Président à Moscou.
«Je ne crois pas que l’on touche de l’argent du Kremlin»
Mais c’est un troisième homme qui a permis au Front national d’obtenir un financement bancaire en Russie: Jean-Luc Schaffhauser, ancien consultant de chez Dassault, propulsé l’hiver dernier tête de liste aux municipales à Strasbourg puis, au printemps, 3e sur la liste Île-de-France aux européennes. Schaffhauser aurait présenté Marine Le Pen à un puissant député nationaliste, Alexander Mikhailovich Babakov – conseiller du président Poutine en charge de la coopération avec les organisations russes à l’étranger – lors d’un voyage resté confidentiel en Russie, en février. Lors de ce déplacement, la présidente du Front national aurait rencontré Vladimir Poutine, et enclenché la recherche d’un organisme susceptible de faire un prêt au Front national.
Elu à la Douma, Alexander Mikhailovich Babakov, ancien chef du parti nationaliste Rodina [un parti ultra-nationaliste dont beaucoup d’analyses affirment qu’il est aux ordres de Poutine], responsable de la commission en charge du développement du complexe militaro-industriel de la Fédération de Russie, a fait son apparition sur par les sanctions de l’Union européenne consécutives à l’intervention russe en Ukraine. Aujourd’hui député européen, M. Schaffhauser a précisé dans sa déclaration d’intérêts avoir été consultant spécialisé dans «l’implantation de sociétés à l’étranger et dans la recherche de financement pour sociétés». Cet ancien centriste, qui n’est pas membre du Front national, est très actif sur la question de l’Ukraine, au parlement européen comme dans certains des médias des élections séparatistes en novembre et en Crimée en mars lors du «référendum».
Homme d’affaires et intermédiaire avant d’être député, Schaffhauser s’est vanté auprès de certains dirigeants frontistes d’avoir apporté l’emprunt russe à Marine Le Pen. Il fallait certainement de bonnes connexions pour dénicher ce petit établissement. Créée en République tchèque, en 1996, la First Czech Russian Bank (FCRB) a été progressivement reprise par le géant russe Stroytransgaz – leader dans la construction de gazoducs –, avant de basculer entre les mains de Roman Yakubovich Popov, un ancien chef du département financier de Stroytransgaz.
Aujourd’hui «banquier indépendant» basé à Moscou, Popov a créé au sein de la First Czech Russian Bank (FCRB) plusieurs filiales, notamment la European Russian Bank destinée à s’ouvrir aux pays européens, notamment l’Italie. Alors que son établissement a été classé 42e banque russe, Roman Yakubovich Popov apparaît bien placé dans l’establishment moscovite. Il a coprésidé l’anniversaire des 50 ans du vol spatial de Youri Gagarine aux côtés du premier ministre de la Fédération de Russie Dmitri Medvedev.
Le recours à cette banque, de dimension modeste et peu connue, plutôt qu’à un établissement de premier plan, pose question sur le dispositif de financement trouvé par le Front national, et l’origine des fonds mis à disposition du parti français. D’autant que cette banque est, de facto, entre les mains d’un ancien cadre bancaire de l’État.
Le Kremlin a en tout cas toutes les raisons d’encourager en France une force politique qui lui est aussi favorable, et d’autant plus si Le Pen fait figure d’alternative à droite. «La Russie a tout intérêt à avoir une partie du monde politique en France qui ne lui soit pas hostile. Cela ne me semble pas idiot. On n’est quand même pas tous obligés de trouver que les États-Unis sont le summum de la civilisation mondiale», estime le russophile Christian Bouchet [issu de l’extrême-droite nationaliste-révolutionnaire, pro-Algérie française, adhère au FN en 2008]. «Il y a parmi les vecteurs d’opinion de la Russie le Front national et certains députés UMP, c’est un fait acquis. Maintenant je ne crois pas que l’on touche de l’argent du Kremlin», explique un dirigeant du FN.
«Légalement, rien n’interdit à un parti politique de contracter un emprunt auprès d’une banque française ou étrangère, à la condition bien sûr que le prêt ne dissimule pas un don de personne morale ou un blanchiment d’argent», remarque Me Jean-Christophe Ménard, avocat spécialisé en droit du financement politique, ancien rapporteur auprès de la commission nationale des comptes de campagne (CNCCFP).
Dans les années 1990, les dirigeants du Parti républicain (PR) avaient eu recours à un prêt fictif souscrit auprès d’une banque italienne, le Fondo. Alors dirigeants de ce parti, l’ancien ministre de la défense François Léotard et Renaud Donnedieu de Vabres ont été condamnés pour «blanchiment» dans cette affaire, en février 2004.
«L’origine des fonds prêtés au parti est évidemment cruciale, poursuit l’avocat. Dans le cas présent, il faudrait s’intéresser aux conditions de l’emprunt ou bien encore à l’éventuelle participation de l’État russe au capital de la banque. Le problème est que la CNCCFP ne dispose pas des compétences lui permettant de contrôler la légalité de ce type de montages financiers, parfois complexes.»
«Un parti a tout à fait le droit de contracter un prêt auprès d’une banque à l’étranger, explique-t-on à la CNCCFP. Cela apparaît forcément dans les comptes du parti, mais nous n’avons qu’un montant global des emprunts, seuls les commissaires aux comptes ont les détails en mains et effectuent ce contrôle. Nous exerçons un contrôle sur les dons, pas sur les prêts.»
En revanche, les juges d’instruction Renaud Van Ruymbeke et Aude Buresi sont aujourd’hui saisis de soupçons d’irrégularités sur les financements du Front national – à travers le micro-parti de Marine Le Pen –, une enquête à des faits de «blanchiment en bande organisée» liés aux contrats de prêts accordés à des candidats frontistes. Il ne serait pas absurde qu’ils s’intéressent à terme au financement accordé au FN par la First Czech Russian Bank. (22 novembre 2014).
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