Par Pierre Puchot
Natif d’Alep, Hani Al-Rached a quitté le bureau du ministre syrien de la défense en novembre 2012, puis la Syrie en mai 2013. Il nous raconte la guerre telle qu’il l’a vécue, telle qu’il la vit. Entretien effectué à Istanbul.
Il s’appelle Hani Al-Rached, et il ne montrera pas son visage. Dans la foule des réfugiés syriens d’Istanbul, l’anonymat lui va bien, moins vis-à-vis des autorités qui n’auraient aucun mal à l’identifier, que de ses compatriotes d’exil dont il se méfie parfois. Il a quitté le bureau du ministre syrien de la défense en novembre 2012, la Syrie, en mai 2013.
Aujourd’hui âgé de 30 ans, Hani est né à Alep, où il a effectué toutes ses études. Décédé d’un cancer pendant la guerre, son père était fonctionnaire dans une usine de ciment au nord d’Alep. Ses cinq frères sont cordonniers, ses quatre sœurs, déjà en exil ou en instance de départ. En 2007, après quatre années à l’université des sciences et des lettres, Hani se présente à un concours qui lui permet d’obtenir une bourse pour venir en France et espérer décrocher un master 2 en FLE (français langue étrangère). Quatre étudiants syriens sont choisis cette année-là par le ministère de l’éducation: «C’était la première fois qu’on avait ce projet en Syrie: partir en France pour ensuite enseigner le français aux Syriens. Français ou anglais, j’avais fait mon choix à l’école, en 5e.» Hani reste finalement trois ans à Toulouse, à l’université du Mirail II et aux frais de l’État syrien, avant de rentrer à la fin de l’année 2010. Parce qu’il candidate à un poste de professeur à l’université d’Alep, Hani doit alors effectuer son service militaire, en théorie pendant quatorze mois. Il est incorporé en décembre 2010. Trois mois plus tard, la révolution éclate. Aujourd’hui, à Istanbul, il nous raconte la guerre telle qu’il l’a vécue, telle qu’il la vit.
«J’ai été choisi pour intégrer le bureau du ministre de la défense à Damas, comme secrétaire, parce que je parle français. J’étais censé traduire les communiqués et les courriers, mais, dans la pratique, je ne faisais pas grand-chose. Lorsque la révolution éclate, je vois passer des rapports, qui décrivent les massacres du régime contre ce qui est désigné systématiquement comme «les terroristes», des «étrangers venus pour détruire la Syrie». J’ai lu aussi, décrite maintes fois dans des rapports, la méthode que les militaires allaient appliquer pour attaquer le quartier de Baba Amr, à Homs, occupé en 2011 par les révolutionnaires. Une méthode qui allait servir de «manuel de base» à l’armée pour la suite de la guerre. Comme elle n’arrivait pas à venir à bout de la résistance, l’armée a bloqué le quartier, bombardé pendant plus de deux semaines, empêchant tout ravitaillement, bloquant les égouts pour faire périr les résistants et les habitants soit de faim, soit de maladie.
Bachar al-Assad s’est ensuite fait filmer dans le quartier que le régime avait reconquis. C’est devenu une technique employée de manière systématique par l’armée. Dans le bureau du ministre, j’ai vu passer également plusieurs communiqués qui mentionnaient l’arrivée et la présence sur le terrain d’experts russes et chinois. Le ministre a fait rédiger une note pour que l’on soit particulièrement attentif à leur protection. Le régime n’avait pas l’expérience de la guérilla des rues. Les experts russes et le Hezbollah se sont donc montrés très utiles. »
«Les armes chimiques, on savait très bien que le régime allait les utiliser. Dans la plupart des casernes circulait un communiqué, pour mettre en garde chaque soldat et lui intimer l’ordre de toujours se munir de son masque à gaz, et de se tenir prêt à en faire usage. Début février 2012, un commandant a envoyé une lettre au ministre pour solliciter l’utilisation d’armes de ce type, en basse quantité et de manière ponctuelle, dans la région d’Idlib. À ma connaissance, le ministre n’a pas donné son accord. C’est là que j’ai appris aussi que chaque grande caserne régionale contenait des armes chimiques en petites quantités. Le gros du stock, personne ne savait en revanche où il se trouvait. L’année suivante, ils en ont fait usage à Damas. Mais l’accord sur la destruction des armes chimiques, ce n’est pas sérieux: le régime en a disséminé dans tout le pays, en a confié au Hezbollah, et envoyé une partie en Irak. C’est un nouveau subterfuge du régime, pour faire croire qu’il aide à rétablir la paix.»
«Après le début de la révolution, je me trouve coincé à Damas. Me rendre à Alep était devenu impossible. En août 2012, lorsque mon père décède d’un cancer, je ne peux même pas me rendre à son enterrement. En novembre 2012, du fait de ma confession (Hani est sunnite), j’ai été muté dans une autre caserne, près de la place des Omeyyades à Damas, où je m’occupais de l’intendance. Mais jusqu’en mai 2013, je ne peux quitter Damas. À cette date, je ne supporte plus d’être loin de ma famille, ni d’être à mon poste alors que le régime massacre mes compatriotes sous mes yeux. Je décide donc de partir. Mais cela reste très difficile: en sortant de Damas, si je suis pris avec ma carte militaire, je peux être fusillé par la résistance. Et ma carte d’identité syrienne civile, j’ai dû la donner en arrivant dans ma caserne au début de mon service. Finalement, les révolutionnaires ont fini par prendre la caserne Hanano, à Alep, là où était ma carte, et ma fiancée est passée la récupérer pour me l’apporter à Damas. J’ai déchiré ma carte militaire, j’ai déserté et je suis reparti à Alep.»
« À Alep, les chrétiens restent confinés dans les quartiers tenus par le régime, car ils ont peur des islamistes. Mais c’est infondé. Les djihadistes, je ne dis pas qu’ils n’existent pas, mais il faut bien comprendre que c’est un terme qui a d’abord été utilisé par le régime pour déformer notre révolution, autant pour faire peur aux communautés qu’à destination de l’opinion publique internationale. Après les premiers mois de la guerre, une minorité des combattants sont venus dans notre pays pour faire la même chose, et tenter de donner un tour islamique à notre révolution. À Alep, une partie d’entre eux attaquaient les habitants, en prenaient certains en otages, et occupaient des maisons. Moi, je les considère moins comme des djihadistes que comme des bandits. Ce que l’on considère de l’extérieur comme relevant des combats entre révolutionnaires, c’est en fait une nouvelle lutte de la résistance pour se débarrasser de ces brigands, dont beaucoup d’entre eux se réclament soit de Jabhat en-Nosra, soit de l’État islamique en Irak et au Levant, sans pour autant en faire partie. Dans le conseil des révolutionnaires à Alep, qui regroupe aussi bien l’Armée syrienne libre que Jabhat en-Nosra, il y a un accord pour lutter contre ces gens.
À Alep, à côté de ces brigands, il y a des centaines de combattants étrangers, qui viennent principalement de Tunisie, de Libye et d’Afghanistan. Ceux avec lesquels j’ai discuté m’ont dit être venus pour combattre le tyran Assad au nom du djihad, au nom des valeurs de Dieu. Ceux-là ont intégré Jabhat en-Nosra, et ils se mêlent assez facilement à la population à Alep, parce que la cause principale qui unit tout le monde, c’est se libérer du régime. L’État islamique en Irak et au Levant, c’est peut-être différent, mais ceux que j’ai vus à Alep m’ont assuré qu’ils combattaient au nom de Dieu et qu’une fois le tyran tombé, ils déposeraient les armes. »
«En novembre 2013, quand je suis arrivé au nord d’Alep, un Scud venait de tomber sur le village de ma fiancée, à Heiratan. Plus de cinquante civils étaient morts. L’armée, qui ne peut prendre le nord d’Alep, bombarde sans relâche. En tant que déserteur, je ne pouvais pas rester en Syrie, je n’avais aucune expérience de la guerre sur le terrain et je ne me voyais pas intégrer l’Armée syrienne libre pour mener un combat de rue. Je suis passé à Gaziantep, en Turquie, à pied. Il n’y avait pas de travail, alors j’ai poussé jusqu’à Istanbul en bus. Je n’avais pas un sou, ce sont mes amis français de Toulouse qui ont fait une collecte pour m’envoyer 1000 lires turques (environ 350 euros), de quoi tenir dans un premier temps. Je me suis marié début juin à Istanbul avec ma fiancée, que j’étais allé rechercher après avoir trouvé un appartement, un trois-pièces en banlieue d’Istanbul, pour 300 lires turques par mois.
J’ai eu de la chance, même si je n’ai pas vraiment reçu d’aide des associations syriennes présentes à Istanbul, ce qui m’a un peu déçu. Mais il y a tant de Syriens (officiellement 600 000 dans toute la Turquie) qui vivent dans la précarité… L’aide internationale devrait cependant se concentrer sur les populations qui sont restées en Syrie, parce qu’il y a là-bas des gens qui ont faim. En Turquie, on peut toujours s’en sortir, alors que les conditions de vie en Syrie sont devenues vraiment dures, se procurer du pain relève parfois de l’exploit. J’ai fini par trouver un travail, fin août, dans une école créée par des expatriés syriens, avec l’aide de plusieurs associations turques. J’enseigne le français à des élèves syriens du collège et du lycée, pour 900 dollars par mois. La municipalité s’occupe du transport scolaire, le gouvernement règle une partie des droits d’inscription et des fournitures scolaires. Les Turcs aident beaucoup les Syriens. On peut même dire que seuls les Turcs ont aidé notre peuple. Dans la rue, les policiers te laissent libre, même si tu n’as pas de papiers, parce qu’ils savent que tu es dans une situation difficile. J’attends aujourd’hui des papiers en règle, mais là, les autorités turques font des difficultés. »
«Cette guerre va encore durer longtemps, parce que le régime n’a pas l’intention de trouver une solution pacifique, jamais. Ils ont de l’argent, des armes, une position, ils ont tout. Pourquoi partiraient-ils? Ensuite, ils ont semé la peur chez les alaouites et les chiites. Il n’y aura jamais de solution politique, c’est une illusion de croire que l’on pourra sortir de cette guerre grâce à une conférence internationale. Le Conseil national de l’opposition qui est en Turquie ne représente plus rien, ni pour moi, ni pour personne que je connais à Alep. Ils discutent, mais ils ne nous ont rien apporté de concret jusque-là. Leur temps est passé. Les frappes américaines auraient effectivement changé la donne, parce qu’à l’inverse, le fait de ne pas frapper a considérablement renforcé le régime. Comme, dans le même temps, Américains et Européens continuent à ne pas donner d’armes lourdes à la résistance, on ne s’en sort pas. Comment voulez-vous l’emporter quand vous ne détenez que des kalachnikovs face à des avions de chasse?» (Publié par le site Mediapart, le 8 décembre 2013)
Soyez le premier à commenter