Par Jacques Chastaing
Après l’hiver islamique, un hiver militaire?
Après le soulèvement populaire des 30 juin 2013 et les 4 jours de manifestations massives qui suivirent pour renverser Morsi, le coup d’Etat militaire du 3 juillet, puis la répression sanglante des Frères musulmans, notamment le 14 août, l’espace politique égyptien semble avoir été accaparé par l’affrontement entre l’armée et les Frères musulmans. Après l’hiver islamiste, on semble assister à un hiver militaire.
Bien des éléments peuvent sembler corroborer cette vision journalistique des choses.
Le 24 novembre par exemple, le président par intérim, Adly Mansour, a signé un projet de loi qui, visant à réglementer les grèves et manifestations, revient à quasi supprimer le droit de grève et à interdire toute manifestation. Une loi qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle que voulait faire passer Morsi lorsqu’il était encore au pouvoir. De même, le comité chargé de revoir la constitution vient de confirmer le jugement de civils par les tribunaux militaires lorsque les intérêts militaires sont en jeu. C’est-à-dire presque tout le temps. Des grèves comme celles des aciéristes de Suez en juillet ou du textile de Samanour en novembre ont été réprimées par les forces armées au prétexte de la lutte contre le terrorisme islamiste alors que les ouvriers en grève disaient à juste titre aux militaires: «Que faites-vous là? Nous ne sommes pas des terroristes. Pourquoi n’allez-vous pas vous battre dans le Sinaï là où ont principalement lieu les attentats?»
Ainsi la lutte de l’armée contre les Frères musulmans sert clairement de prétexte à limiter les libertés et droits de tous; des journalistes, des humoristes sont arrêtés ou poursuivis, des ouvriers et militants également, la loi de l’état d’urgence a été supprimée mais revient sous une autre forme.
Cependant, à se limiter à l’apparence, à la surface des choses, fut-elle très violente et bruyante, sans comprendre la tectonique profonde des plaques sur lequel repose cette violence et le pouvoir militaire, on ne peut pas comprendre, non seulement, la logique des événements en cours ou à venir, mais même ne pas voir ceux des événements qui montrent que l’armée ne fait pas exactement ce qu’elle veut, ou, plus exactement, qu’elle le fait dans un cadre bien défini. Un cadre dont elle tente de sortir, qu’elle essaie d’élargir sans vraiment y arriver. On ne saisit pas non plus la logique de la résistance des Frères musulmans, qui elle aussi dépend du cadre dans lequel elle s’est construite. Et plus grave, on devient aveugle à certains faits, à divers moments, qui marquent un infléchissement profond dans la situation jusque-là bloquée par l’affrontement militaires-Frères musulmans. Evénement qui dénotent d’une remise en route de la révolution, même si ces moments ne font encore, pour l’instant, pas plus de bruits que des chuchotements, n’entraînent pas plus de mouvement qu’un léger frémissement du sol.
Or, un de ces points d’infléchissements de la dynamique historique a probablement eu lieu le 19 novembre 2013, lorsque quelques milliers à peine de manifestants révolutionnaires anti-armée et anti-Frères musulmans ont célébré, en dénonçant dans les rues le pouvoir militaire, l’anniversaire des massacres de la rue Mohamed Mahmoud perpétrés au Caire par les forces de répression de la police sous ordre d’un gouvernement militaire, le 19 novembre 2011.
Les raisons de l’affrontement violent entre l’armée et les Frères musulmans découlent de la fragilité du socle du bonapartisme militaire égyptien face à la révolution
Essayons de comprendre pourquoi cette manifestation du 19 novembre 2013 – qui peut paraître mineure au regard des manifestations quasi permanentes des Frères musulmans depuis 4 mois et leur répression extrêmement brutale par l’armée – possède une signification qui dépasse très largement le nombre de personnes qui y ont participé, l’affrontement armée-Frères musulmans et ouvre une nouvelle période de reprise de la marche en avant de la révolution.
Ce qui ne signifie pas qu’on puisse dire avec exactitude, à partir de là, le moment où ces légers tremblements du sol se transformeront en séisme qui emportera à nouveau toute l’Egypte, mais seulement le fait qu’une nouvelle explosion de colère est inéluctable et que la société égyptienne vient de signifier qu’elle reprend à nouveau sa marche – momentanément interrompue – vers une nouvelle explosion sociale… mais pas avec les mêmes leaders.
Pour comprendre les ressorts de l’affrontement armée-Frères musulmans, ce qu’il recouvre et par conséquent les logiques politiques et sociales qui mènent ses protagonistes, plus qu’eux-mêmes ne les conduisent, il faut resituer le contexte du moment particulier dans lequel est né ce conflit.
D’une opposition sociale à la politique économique de Morsi à la lutte contre son illégitimité démocratique
Le printemps 2013 a été marqué par une vague de grèves ouvrières considérable dont tout ce que l’Egypte compte de notables et possédants, de la gauche à la droite, des religieux aux laïcs, des Frères musulmans à l’armée, a craint qu’elle n’emporte avec elle les privilèges et les privilégiés. Il ne lui manquait pour cela que de s’unifier car il était déjà quasi général et donc se donner les objectifs politico-économiques qui le permettent.
Cela ne pouvait pas venir de ses organisations qu’elle n’a pas ou qui ne se situent pas à ce niveau, mais au détour du mouvement lui-même, à l’occasion de n’importe quel incident qui aurait pu cristalliser en un seul bloc, ce qui n’était jusque-là qu’une masse sans liens. Il y avait urgence pour les possédants.
C’est alors que les libéraux, les démocrates, la gauche, bref toute l’opposition à Morsi a sauvé le système, en détournant cette colère sociale et en l’unifiant derrière des objectifs démocratiques: démettre Morsi. C’est ce qu’on a appelé le mouvement Tamarod (Rébellion), une gigantesque pétition proclamant l’illégitimité de Morsi et réclamant de nouvelles élections présidentielles anticipées.
Néanmoins, le succès considérable de cette pétition – 22 millions de signataires – n’a pas ébranlé le régime de Morsi. Il faut dire qu’il avait déjà vécu exactement la même situation en décembre 2012, alors que son palais était assiégé par une masse de manifestants qui exigeaient qu’il dégage. L’opposition l’avait déjà sauvé, préférant Morsi à une autre révolution, demandant seulement à l’armée: n’aurait-elle pas voulu dégager Morsi elle-même? Mais l’armée ne l’avait pas voulu et avait éconduit l’opposition.
Or, cette fois-ci, à la surprise des Frères musulmans, en juin 2013, l’armée change son fusil d’épaule et choisit d’abandonner Morsi. Non pas par haine atavique à son égard, mais parce qu’il y avait le feu à leur maison commune, l’ordre social, bien plus menacé en juin 2013 qu’en décembre 2012.
En effet, en décembre 2012, la contestation avait un fond dominant démocratique. Elle sortait déjà à l’époque d’un mouvement de commémoration des massacres de la rue Mohamed Mahmoud. Ce mouvement s’amplifia la fin novembre de ce que Morsi s’était accaparé à ce moment tous les pouvoirs. Pas tant par goût du pouvoir personnel ou par une logique interne aux Frères musulmans avides de pouvoir, mais essentiellement contre la logique sociale externe, le risque que cette contestation démocratique de la rue Mohamed Mahmoud n’enflamme une contestation sociale grandissante (depuis que Morsi avait accédé au pouvoir) qu’il n’arrivait pas à freiner.
Là dessus, une annonce de hausses de taxes avait particulièrement indigné les Egyptiens. Comme tous ses prédécesseurs, Morsi tentait de répondre au mouvement social incessant par un coup de force. Cependant, d’une part, cette contestation sociale n’avait pas encore pris la dimension de juin 2013 pour que l’armée juge opportun d’intervenir mais aussi, d’autre part, en s’attribuant tous les pouvoirs, Morsi et les Frères musulmans irritaient certains secteurs de l’armée et de la police. Ces derniers y voyaient le risque que leurs prérogatives soient rognées, que des hauts fonctionnaires soient remplacés par les hommes des Frères musulmans, alors que jusque-là les Frères Musulman s’étaient bien gardés d’y toucher et collaboraient étroitement avec l’armée.
Or en janvier, février et mars 2013, avec les procès du massacre des militaires au stade à Port Saïd, la jeunesse s’enflamme, des villes du canal de Suez se soulèvent et n’obéissent plus au gouvernement, trouvant alors une certaine complaisance, à ce moment, de la part de la police et l’armée, bien contentes des ennuis des Frères musulmans. On voyait que le noyau de l’appareil d’Etat lui-même montrait des signes de fracture. Il y avait des grèves de policiers qui sympathisaient avec les manifestants. Une partie probablement de leurs chefs choisissait ou initiait peut-être même, ces luttes de policiers, envisageant le renversement de Morsi pour reprendre les places que les Frères musulmans avaient menacé de leur prendre. Signe de cette fronde, c’est à ce moment qu’on a vu quelques petites manifestations, comme autant de tests, demandant à l’armée de reprendre le pouvoir.
Seulement en mars, avril et mai, les travailleurs entrent à leur tour dans la danse et leurs grèves atteignent des niveaux historiques. La police ne fait dès lors plus grève, mais les manifestations demandant que l’armée prenne le pouvoir continuent, même si elles attirent plus l’attention par leur existence politique que par la participation qui y est très faible.
En juin 2013, la contestation sociale avait pris une dimension considérable, risquant à tout moment de passer à la conscience politique d’elle-même et à ses propres objectifs politiques qui n’étaient pas que la chute de Morsi, mais la chute de tous les petits pouvoirs à tous les échelons de l’administration mais aussi de l’économie, c’est-à-dire une véritable révolution sociale.
Avec Tamarod, la manœuvre de la gauche, des libéraux et démocrates réussissait à empêcher l’expression politique du mouvement social, mais n’arrivait pas à empêcher le mouvement lui-même de continuer et même de transformer la proposition de nouvelles élections en démocratie directe, renverser Morsi par la rue. Le mouvement populaire à caractère social était certes canalisé sur des objectifs démocratiques, mais ne voulait pas attendre de nouvelles élections comme Tamarod le lui proposait. La journée de remise des pétitions se transforma en une journée révolutionnaire de démocratie directe où le peuple dans la rue, des millions et des millions, voulait démettre lui-même et immédiatement Morsi. Or si cela se réalisait, cela voulait dire à nouveau le risque que, dans l’enthousiasme et la foulée, le peuple ne démette tous les petits Moubarak au niveau patronal, administratif ou militaire qui en grande majorité n’avaient pas été changés malgré la révolution de janvier 2011.
Face à cette menace de démocratie directe, que ferait l’armée? Jusque-là, associée au gouvernement des Frères musulmans, elle soutenait la répression du régime sans broncher.
Mais là, craignant d’être entraînée dans la chute de Morsi, elle décida de couper l’herbe sous le pied à la révolution en démettant elle-même Morsi avant que le mouvement populaire ne le fasse. Ce qu’elle fit le 3 juillet, pressée et appelée par toute l’opposition – sauf les Socialistes Révolutionnaires – qui n’arrivait plus à contrôler les foules dans la rue et ne voyait plus que l’armée pour empêcher une révolution sociale qu’elle craignait autant que l’armée ou les Frères musulmans.
Pour le peuple en révolution, ce fut également un immense soulagement. Car renverser Morsi signifiait renverser aussi l’armée, qui lui était alliée, et c’était autrement risqué. Il y eut cependant une course de vitesse à qui renverserait Morsi, l’armée ou le peuple. Car si toute l’opposition politique et syndicale soutenait l’armée, le mouvement associatif issu de la révolution de janvier 2011, lui, restait extrêmement méfiant face à l’armée. Ici ou là, des sièges de gouvernorat furent occupés par le peuple. Mais au Caire, ce qui dominait, c’était la fête de la victoire, et ceux qui se méfiaient des militaires furent «baladés» par l’opposition d’un palais à l’autre où était supposé se cacher Morsi, pour laisser le temps à l’armée de l’arrêter elle-même.
L’armée proposa cependant d’abord un arrangement à Morsi, ce qui laissa un instant aux plus conscients du mouvement pour penser à se saisir eux-mêmes du président. Car en même temps, celui-ci refusait de se démettre, devant penser, comme en décembre 2012, une fois la vague populaire passée, que l’armée aurait trop besoin de lui, des Frères, de la religion, de leurs mosquées et leurs deux millions de membres pour maintenir l’ordre social capitaliste. Exactement d’ailleurs les arguments qu’avait utilisés Sissi en décembre 2012 pour continuer à soutenir Morsi et refuser d’aider l’opposition laïque: «désolé, vous n’avez pas la capacité de contrôle du peuple qu’ont les Frères musulmans».
De la lutte conte l’illégitimité démocratique de Morsi à la lutte contre les Frères musulmans
Devant le risque, l’armée écourta les négociations et renversa Morsi.
Mais les hésitations des militaires – et probablement les tractations secrètes entre l’armée et les Frères – renforcèrent Morsi et les Frères musulmans dans leur idée de «résistance», se pensant indispensables pour l’armée, le maintien de l’ordre, l’alliance du sabre et du «goupillon», de la mosquée. Ce qui rejoignait en interne le sentiment de biens des cadres des Frères musulmans. Cela faisait 80 ans qu’ils attendaient dans l’ombre – et parfois à l’ombre des prisons – le pouvoir, qu’ils atteignaient à peine, venaient à peine d’en goûter les fruits, ne l’ayant que depuis un an, et qu’il fallait y renoncer brutalement. Non, ce n’était pas possible à penser, c’était trop dur pour eux. D’autant plus qu’ils savaient par expérience douloureuse, qu’une fois écartés du gouvernement, l’Egypte n’avait pas les moyens des démocraties occidentales pour leur garantir une retraite tranquille ou un retour rapide. Quitter le pouvoir risquait de l’être pour un bon moment.
Il leur semblait d’autant plus possible de jouer de leur carte religieuse, que les masses en lutte ne se battaient pas, à ce moment, contre les Frères musulmans et encore moins contre l’islam, mais contre la politique économique du gouvernement Morsi. Il leur restait donc clairement la carte de la religion qui n’avait pas été écornée.
De plus, il en avait déjà joué avec plus ou moins de succès contre la menace d’une grève générale initiée par un mouvement de grève des enseignants et médecins en septembre-octobre 2012. Ils avaient à cette époque tenté de détourner le mouvement social en lançant une campagne contre un film américain anti-islamique qui déchaînait les colères dans une partie de l’islam politique au Moyen Orient.
Pour exister en interne et montrer en externe leur utilité à l’armée contre la colère populaire, ils jouèrent donc à fond de la religion. Ils recommencèrent à exciter le pire et le plus sectaire des sentiments religieux: «le 30 juin n’était pas une révolution sociale, mais une machination montée par les chrétiens et une partie de la police et l’armée dans le but de partager le pouvoir avec l’armée et d’éradiquer l’islam de l’Egypte, un complot contre l’islam». La preuve, selon eux, c’est qu’il y avait eu une brutale chute des livraisons d’essence et de gaz, provoquant les émeutes populaires et la colère contre le gouvernement. Etc. D’où cela pouvait-il venir sinon d’un complot? Il n’y avait donc pas de révolution, que des gens manipulés, ce qui trouva un assez large écho chez tous ceux qui partagent ce mépris du peuple et cette conception policière de l’histoire.
Mais il y avait également dans le calcul des Frères musulmans, l’objectif de couper leurs propres militants et sympathisants de la vague révolutionnaire qui emportait tout, y compris eux-mêmes. Pour les garder sous leur influence, ils se mirent à rassembler leurs troupes, les fanatiser, brûler les églises, attaquer leurs bâtiments, agresser leurs membres. Ils ne pouvaient pas faire pire.
Et l’armée, qui venait de renverser Morsi, laissa faire montrant bien là que son objectif n’était pas de défendre la révolution comme elle le disait mais de la combattre. Les bâtiments chrétiens ne furent pas protégés. La population non plus. L’armée et la police arrivaient toujours trop tard. Et cela se vit.
A partir de là, le mouvement populaire qui se battait pour renverser la politique économique de Morsi, se mit à haïr les Frères musulmans et cet islam-là. Il voulut les abattre. Pour se défendre, ils commencèrent à construire des milices d’habitants et de quartiers.
Les islamistes avaient oublié deux choses.
D’une part, la société égyptienne avait changé et ne supportait plus les manipulations incessantes dont elle avait été l’objet pendant des décennies où tous les pouvoirs avaient sans cesse dressé les communautés religieuses les unes contre les autres. Le peuple égyptien ne voulait plus de ça. Il l’avait montré en octobre 2011 à Maspéro, se retournant contre l’armée qui, pour tenter un coup d’Etat, avait essayé d’opposer chrétiens et musulmans à ce moment-là. Il l’avait montré de manière encore plus démonstrative dans l’immense fête populaire qui alla du 30 juin au 3 juillet où l’alliance du croissant et de la croix était partout.
D’autre part, le 30 juin était une véritable révolution. Or l’islam politique tentait d’y faire barrage, en y opposant ses militants et la religion, risquant par là aux yeux du peuple de repousser d’autant la réalisation des objectifs révolutionnaires. Les Frères musulmans, et leur religion devenaient un obstacle. C’est ce que comprirent bien les puissances occidentales démocratiques qui choisirent clairement à ce moment le camp des islamistes moyenâgeux contre la révolution démocratique, bien conscients que de cette révolution démocratique pouvait en surgir une autre, une révolution sociale.
Elles appelèrent ça le respect de la démocratie. La démocratie représentative contre la démocratie directe. Comme si la démocratie des 22 millions de signatures de Tamarod ou celle des millions et millions de manifestants ne comptait pas pour la démocratie, comptait moins que cette élection du sénat, par exemple, qui avait été élu avec une participation à peine de 6%.
Renforcés de ce soutien occidental, de ce label démocratique, les Frères musulmans pouvaient d’autant plus lâcher leurs fanatiques moyenâgeux et religieux contre ce peuple qui tentait d’imposer la démocratie directe et donc menaçait jusqu’à l’occident. Tahrir avait déjà eu un effet sur le monde occidental par ses «Indignés» ou «Occupy». Que ne risquaient pas de faire l’exemple et le succès de la démocratie directe?
C’est à ce moment que se construisit le plus la haine populaire des Frères musulmans. Et c’est de ce moment que, paradoxalement, date la cristallisation de la résistance des Frères musulmans et sa répression violente par l’armée.
La lutte contre les Frères musulmans comme socle principal du bonapartisme militaire
En effet, à partir de ce moment, on vit donc des habitants se constituer en milices pour se défendre de la violence des Frères musulmans. On en vit chasser de leurs immeubles des Frères qui y habitaient depuis des décennies, on en vit saccager les locaux et des magasins appartenant aux Frères, chasser des prédicateurs des Frères des mosquées, lyncher des personnes parce qu’ils étaient des Frères musulmans. Et bien sûr soutenir les embryons de répression des militaires à leur encontre. Le soutien populaire à l’armée glissait d’un soutien pour les réalisations de la révolution, à un soutien pour éliminer les Frères musulmans, qui après Morsi étaient devenus l’obstacle à la réalisation de ses objectifs.
L’armée qui commençait à perdre le crédit qu’elle avait gagné le 3 juillet comprit que contre le danger révolutionnaire des milices populaires, il lui fallait agir à nouveau et procéder à un nouveau tournant, à un nouveau coup de force, voler au peuple l’objectif de démolir l’obstacle des Frères musulmans.
Fin juillet Sissi en demanda la légitimité politique au peuple dans une lutte qu’il se proposait de mener contre le terrorisme. Il se fit plébisciter pour cela et appuya donc à ce moment son pouvoir non plus sur la réalisation des objectifs de la révolution, comme il l’avait fait le 3 juillet, mais sur l’élimination des obstacles sur son chemin: les Frères musulmans. La base populaire de son pouvoir était là: la haine contre les Frères musulmans.
Cela d’autant plus que ceux dans l’armée et la police qui à ce moment jouaient vraiment leur rôle répressif contre les Frères étaient ceux qui étaient le plus liés à l’ancien régime de Moubarak. On voyait donc ressortir dans la rue des partisans de Moubarak, des voyous de toutes sortes, pour s’associer à la résistance populaire ou à la répression des Frères par cette dernière.
Il y avait là un danger pour la cohésion de l’armée et l’ordre social – Sissi n’était-il pas un ancien ami des Frères, un fervent religieux – si les «moubarakiens» détestés par le peuple reprenaient trop de poids ou se mettaient trop en avant sur la scène politique. Il pouvait y avoir un retournement de la population qui avait renversé Moubarak.
Le tournant de Sissi lui permettait de reprendre en main l’armée, mais cela le mit un peu plus sous la pression de sa partie la plus réactionnaire, en contribuant à déchaîner tout ce qui dans les forces de répression haïssait les Frères musulmans et était contenu jusque-là par la politique responsable de l’armée à l’égard des possédants, c’est-à-dire d’alliance avec les Frères, mais que ne comprenait pas nécessairement le petit officier de base éduqué dans la haine des Frères musulmans.
Ce qui donna les massacres de 14 août où la soldatesque se déchaîna. Ce qui transforma peu à peu la lutte contre le terrorisme réel ou supposé des Frères en une lutte contre tous ceux qui osaient critiquer l’armée. Le but de défendre la révolution en réprimant les Frères devenait le moyen de promouvoir la dictature militaire. Le moyen devenait la fin.
La lutte contre l’armée comme socle principal à la survie des Frères musulmans
Il se passait le même glissement chez les Frères musulmans, alimenté lui aussi par la peur de la révolution.
Le fait d’avoir isolé ses militants pour les protéger des effets délétères de la révolution sur la confrérie et de les avoir poussés dans la haine religieuse coupait ces derniers du peuple, à un point tel que beaucoup d’entre eux n’osaient plus rentrer chez eux de peur se se faire lyncher. Ils ne trouvaient leur salut que dans le fait de rester groupés. Ce qui favorisa, tout à la fois, le mouvement d’occupation illimitée des places – comme celle de Rabaa à Nasr City au Caire, où, en nombre, les Frères se sentaient protégés – et, en même temps, leur assujettissement aux discours les plus extrémistes qu’on y entendait et qui justifiaient et alimentaient cet isolement, ces rassemblements, par le renforcement des peurs et des haines qui avaient entraîné militants et sympathisants à se regrouper sur ces places. On y entendit alors les discours les plus fous et furieux contre le christianisme, l’athéisme, tout ce qui menaçait l’islam et donc des appels clairs au meurtre et au terrorisme.
Dès lors, les extrémistes des deux camps dominaient l’action de terrain et, par là, la logique du champ politique et créaient ainsi de fait un nouvel équilibre dans la situation. Les dirigeants de l’armée et des Frères musulmans n’avaient plus d’autre choix que de légitimer cet état de fait, de se laisser porter par les logiques les plus excessives de leurs propres appareils et de les justifier a posteriori: par le terrorisme des uns et l’illégitimité terroriste du coup d’Etat des autres.
Cela dure depuis 4 mois car il s’est créé, peu à peu, une sorte d’équilibre où les deux adversaires ont compris qu’ils y trouvaient chacun leur intérêt dans une espèce de complicité de fait.
Pour l’armée c’est clair. Ils profitent du terrorisme des islamistes les plus radicaux pour l’assimiler aux manifestations des Frères musulmans et en tirer argument pour dire qu’ils en ont la légitimité que le peuple leur a donnée, trouvant là le prétexte pour restreindre toutes les libertés et d’abord et avant tout celle de la classe ouvrière à manifester et faire grève. Ce qui est leur principal objectif.
Mais c’est aussi le principal objectif des Frères musulmans.
On voit en effet les Frères musulmans dénoncer le coup d’Etat militaire, mais absolument ne pas tenter pour cela de s’appuyer sur les grèves qui continuent. Au contraire même. Ils ont pourtant des militants dans les entreprises mais ils ne jouent aucun rôle dans les luttes qui les traversent.
Cela parce que les Frères ont compris que le mouvement social est mortel pour eux-mêmes s’ils ne sont plus au gouvernement. Et ils savent que s’ils abandonnent le terrain de l’affrontement avec l’armée, ils laissent un espace à un nouveau développement du mouvement social. Ce qui serait infiniment plus mortel pour eux que la prison et les morts qui découlent de la répression menée par l’armée.
En effet, c’était la première fois dans l’histoire qu’une révolution populaire renversait un régime islamiste. Et, qui plus est, des islamistes égyptiens qui sont au fondement et au cœur de l’islamisme politique dans le monde. On imagine facilement combien l’ébranlement de l’islam égyptien peut avoir des répercussions dans le monde.
En effet, la révolution, le fait que les hommes redressent la tête, reprennent leur destin en main, est mortelle pour l’agenouillement religieux. Mais plus que cela, dans la révolution, et en particulier en juin 2013, où le mouvement avait emporté les campagnes jusque-là un peu à l’écart, on avait vu des millions de femmes – mais aussi d’enfants – à la pointe du combat. Des femmes voilées dénoncer les faux musulmans des Frères, le faux islam. Or, l’oppression des femmes est à la base de leur pouvoir dans les familles. Déjà l’urbanisation, l’entrée dans le travail des femmes, la relative perte d’autorité de la famille patriarcale de ce fait ont sapé leur autorité. Mais si les femmes entrent dans l’arène politique, c’est la fin totale pour eux.
Les Frères musulmans peuvent résister à l’armée, ils l’ont déjà expérimenté et prouvé, ils ne peuvent par contre pas faire face à la révolution et peuvent très bien disparaître face au soulèvement des femmes. Les femmes sont plus dangereuses que l’armée.
Leur occupation permanente de l’espace politique, leur lutte quotidienne contre l’armée, même si cela coûte leur liberté ou leur vie à bien de leurs militants, a comme raison politique principale d’empêcher toute expression du courant révolutionnaire populaire.
Leur fuite en avant dans un affrontement toujours perdu et sans issue face aux militaires peut paraître suicidaire, mais, à leurs yeux, il l’est moins que de laisser libre cours à la révolution. Ainsi c’est certainement moins l’objectif d’attendre une nouvelle explosion populaire contre l’armée pour en récupérer les fruits – un scénario à l’algérienne – qui leur fait mener aujourd’hui une politique d’opposition désespérée, que la logique d’une situation révolutionnaire à laquelle ils tentent de s’opposer de toutes leurs forces parce qu’elle est mortelle pour eux et pour l’islam politique dans le monde, comme d’ailleurs pour tous les marchands d’illusions religieuses en général.
Tant que l’espace politique est occupé par leur lutte contre le terrorisme de l’armée et par celle de l’armée contre le terrorisme des islamistes les plus radicaux, la population hésite à descendre dans la rue pour ses propres revendications, donc contre l’armée, de peur d’affaiblir cette dernière dans son combat, de peur d’apparaître dans le camp des Frères musulmans. Les manifestations quasi quotidiennes de ces derniers sont donc une protection pour eux, même si ça leur coûte énormément en vies humaines.
Emergence d’une nouvelle génération révolutionnaire plus consciente
Cependant, avec le temps, les choses évoluent.
Le peuple égyptien ne vit pas, au quotidien, sur la même planète que ceux qui s’affrontent actuellement dans les rues. Il lui faut manger. En effet, sa situation ne s’est pas améliorée depuis la révolution du 25 janvier 2011. C’est pourquoi, on a vu les grèves continuer même si c’est à une échelle bien moindre qu’au printemps 2013, pour autant qu’on puisse en juger au vu de la censure ou du peu d’intérêt de la presse à ce sujet.
Cette baisse du nombre de luttes sociales s’explique par les raisons politiques exposées ci-dessus, une espèce de «stand-by» du mouvement populaire attendant que le sort des Frères musulmans soit réglé par l’armée. Mais cela s’explique aussi par le fait que les militants du peuple, en tout cas ceux qui s’exprimaient politiquement, appartenaient aux principaux partis d’opposition comme aux Frères musulmans.
Or l’ancienne opposition du mouvement libéral, nassérien et démocratique est aujourd’hui au gouvernement ou le soutient et s’oppose à tout mouvement social, tout comme les Frères musulmans. L’exemple le plus marquant étant celui du dirigeant de la Confédération syndicale ouvrière indépendante née de la révolution qui est devenu ministre du travail dans le gouvernement actuel.
La nouvelle configuration politique et sa rareté ont traversé les débats de tous les partis, syndicats ou associations. Il faut donc du temps pour que le mouvement social se trouve de nouveaux militants et que ces derniers se remettent des déceptions puis des conflits internes; et puissent alors faire un bilan de ce qui vient de se passer et se retrouver sur de nouvelles perspectives politiques indépendantes du soutien à l’armée ou aux frères Musulmans.
Ce qu’ont révélé publiquement les manifestations du 19 novembre 2013, c’est que la maturation de ces tendances souterraines est arrivée au point de pouvoir paraître publiquement. Le 19 novembre sont descendus dans la rue ceux qui vont jouer un rôle politique déterminant demain.
Mais on avait déjà vu l’expression de ces tendances à différents faits, dont le nombre s’accélère aujourd’hui.
La dénonciation par des dirigeants syndicaux du passage de leur responsable au poste de ministre du Travail. La recomposition d’un nouveau front révolutionnaire anti-armée et anti-Frères musulmans regroupant les Socialistes Révolutionnaires, le Mouvement du 6 avril et un certain nombre des personnalités indépendantes issues, par exemple, du mouvement syndical. La réapparition des Ultra dont un certain nombre de leaders avaient pris position pour les Frères musulmans, sous la forme d’un parti des Ultra révolutionnaires qui se place aux côtés de ce nouveau front. La scission de Tamarod qui soutient à fond le régime militaire et dont les dirigeants étaient moqués au titre de «généraux en basket» par une fraction de ses militants qui ont décidé de retourner dans la rue. La dénonciation des dernières mesures anti-grèves et manifestations prise par le gouvernement nasséro-libéral par le Parti Social-Démocrate. L’annonce de la candidature de Sabbahi, le nassérien, aux prochaines présidentielles, alors qu’il y avait renoncé précédemment pour laisser la place à Sissi, et cela du fait de la pression de la base nassérienne qui a manifesté dans la rue pour l’exiger. La dénonciation et l’exigence de la démission du leader du syndicat étudiant élu au printemps contre les Frères musulmans, qui se disait apolitique mais qui ne cachait pas ses ambitions à un éventuel poste de ministre et qui vient d’entériner la nouvelle loi anti-manfestations. L’expression publique dans la presse et à la télévision de critiques à l’armée, à ses propriétés et au général Sissi. Critiques qui se font sans poursuites, alors qu’il y a peu encore la moindre critique de l’armée amenait aussitôt de telles menaces.
Ce changement de climat se sent aussi à ce que la direction des Frères musulmans semble reprendre la main sur ses plus extrémistes, en reproposant ses services à l’armée en cherchant un apaisement, une paix avec elle. Elle lui tend la main, dénonçant le terrorisme de certains groupes islamistes, appelant à des manifestations pacifistes, même si ses militants continuent à occuper la rue souvent de manière radicale et violente. Mais en beaucoup moins grand nombre, quelques centaines ou quelques milliers tout au plus contre des dizaines de milliers voire plus encore en août.
La répression, un millier de morts ou plus, des milliers d’arrestations dont les principaux leaders, des condamnations extrêmement lourdes, par exemple 17 ans de prison pour des étudiants qui avaient manifesté, ont pesé certainement considérablement dans leur proposition de main tendue…
Mais la proximité des élections rend aussi le problème crucial pour les Frères musulmans, car ils risquent de disparaître politiquement lors des scrutins à venir, en montrant à tous, combien ils ont perdu toute influence populaire sinon l’autorité qu’ils ont gardée sur eux-mêmes. Mais même là, ils pourraient bien perdre cette dernière du fait qu’aujourd’hui ils vivent sur le mensonge en prétendant représenter la véritable volonté populaire, que seuls les mensonges des médias empêchent de mesurer. La vérité des prix des scrutins pourrait bien décourager le reste leurs militants.
Mais l’affaiblissement de l’autorité de l’armée a joué également.
On a vu en effet l’armée tenter de réprimer violemment quelques grèves ouvrières comme aux aciéries de Suez en juillet, mais on l’a surtout vu reculer précipitamment à partir du moment où sa répression mobilisait plus en retour contre elle, et des couches plus larges, que l’action répressive n’obtenait l’arrêt des mouvements. Pour les deux fois où les ouvriers de la plus importante usine d’Egypte, les tissages de Mahalla, se sont mis en grève en août et octobre, en menaçant d’appeler toute la classe ouvrière à s’y mettre, le gouvernement a aussitôt reculé, en leur accordant à chaque fois une prime équivalant à un mois de salaire. Il en est allé de même à la mi-novembre pour les ouvriers de Samanud, aussi du textile à Mahalla, qui réclamaient le paiement de leur salaire de septembre qui n’avait pas été versé. L’armée a réprimé au prétexte que les ouvriers bloquaient la voie ferrée, mais le gouvernement a cédé en même temps aux revendications apportant même, en plus, une subvention de 10 millions de LE à l’entreprise et libérant les ouvriers emprisonnés.
Et on voit à nouveau des émeutes contre la pénurie ou la hausse des prix de bouteilles de gaz en cette saison où leur consommation croit fortement. Des émeutes qui coupent à nouveau routes et voies ferrées sans que la police ou l’armée n’osent vraiment intervenir violemment alors que bloquer les voies vient d’être interdit. On voit donc que la dictature militaire n’est pas si sûre et solide et que les bases de son bonapartisme s’effritent au fur et à mesure que la contestation sociale reprend.
En même temps que les révolutionnaires manifestaient le 19 novembre, les 18’000 salariés des cristalleries d’Asfour, au Caire, en étaient à leur 12e jour de grève pour un quasi-doublement des salaires et la titularisation des 11’000 précaires en refusant les tentatives de conciliation du gouvernement sans que l’armée, à ce jour, n’ose intervenir, montrant par là les limites de sa force ; son hésitation, malgré son envie, à s’attaquer aux ouvriers, à combattre de front la révolution.
La main tendue des Frères à l’armée est une proposition de front contre la révolution.
Car ce qui est fondamental dans la situation, c’est que la révolution n’a pas été brisée. Elle a été détournée, trompée, baladée, mais sa force considérable qu’on a vue le 30 juin est toujours intacte.
Et même plus forte encore certainement, car ses militants ont profité des 4 mois passés pour faire le tri, éliminer ou discréditer ceux parmi eux qui ne voulaient pas, n’osaient pas aller jusqu’au bout.
Une nouvelle génération de militants révolutionnaires, où les Socialistes Révolutionnaires semblent jouer un rôle plus important qu’hier, est en train de faire son apparition sur la base de «ni armée, ni Frères musulmans». Ainsi, il est tout à fait illusoire pour les Frères musulmans, qui le savent bien, de pouvoir capitaliser auprès du peuple, leur opposition radicale au coup d’Etat militaire. Contrairement à la situation algérienne des années 1990, d’une part, le peuple n’a pas été brisé, d’autre part, il est en train de forger ses propres militants.
Devant ce qui se profile pour les deux protagonistes, la réapparition de la révolution, sur un fond d’affaiblissement des libéraux, nassériens, démocrates et islamiques, leurs combats fratricides pourraient bien ne plus guère occulter dans un avenir proche une nouvelle montée de la révolution. Face à la faillite annoncée du gouvernement libéral et démocratique qui se déconsidère au fur et à mesure qu’il prend des dispositions autoritaires que lui dicte l’armée et qui paraissent de moins en moins justifiées, il leur faudra peut-être changer de tactique et chercher à retravailler ensemble.
Cela ne se fera peut-être pas, on verra, mais la possibilité en est posée aujourd’hui.
Mais plus cette éventualité rentrera dans le domaine du possible et du visible, plus elle alimentera le succès d’une politique anti-armée et anti-Frères musulmans tout en dégageant le chemin pour une nouvelle explosion sociale.
C’est déjà cette éventualité qui a rendu possible la manifestation des révolutionnaires le 19 novembre, sans que ces derniers ne rencontrent d’hostilité de la part de la population, ni par conséquent une féroce répression de l’armée. Les quelques (très) jeunes arrêtés ce jour-là ont été relâchés rapidement.
On verra dans la deuxième moitié de janvier, lors du référendum sur la constitution, ce qu’il reste de crédit politique à l’armée et à l’ancienne opposition aujourd’hui au gouvernement. On pourra le mesurer surtout au taux d’abstention qui risque d’être assez élevé. Un taux d’abstention qui rendra visible aux yeux de tous, y compris à l’opposition populaire elle-même, sinon sa force, au moins son potentiel et ce qui est possible à ses militants de faire dans la rue.
Voilà donc probablement les grandes lignes de mobilisation et de manœuvres de la période à venir, avant qu’une nouvelle explosion de colère ne donne à ses nouveaux militants, la possibilité de poser clairement les termes sociaux de la révolution qui se cherche en Egypte mais que la planète entière – en tout cas du côté des exploités – pourrait accueillir avec encore plus d’enthousiasme que celle du 25 janvier 2011. (27 novembre 2013)
Soyez le premier à commenter