Par Benoit Blanc
Le 22 septembre à Marseille, le pape François, rendant hommage aux migrants morts en Méditerranée, a stigmatisé «l’indifférence [qui] devient fanatique». Une parole d’humanité, de l’autorité d’une Eglise qui en connaît un bout en matière de fanatisme, qui fait honte aux pouvoirs politiques européens, tous confondus, et aux forces politiques cultivant cette indifférence et la déshumanisation qu’elle suppose et nourrit à l’égard des hommes et des femmes cherchant refuge.
Sur le terrain de la santé, moins dramatique mais néanmoins primordial, nous sommes confrontés en Suisse au développement d’un autre fanatisme: le fanatisme des coûts, qui a atteint un nouveau degré d’exaltation avec l’annonce des hausses des primes maladie, fin septembre. A l’écart de l’agitation médiatique, il trouvait aussi un ancrage dans la Loi sur l’assurance maladie (LAMal), avec l’adoption par le Parlement, dans le cadre du «Volet 1b [des] Mesures visant à freiner la hausse des coûts», d’un nouvel article 47c consacré à la surveillance des coûts: «Les assureurs et les fournisseurs de prestations, ou leurs fédérations respectives prévoient […] un monitorage commun de l’évolution des quantités, des volumes et des coûts ainsi que des mesures de correction en cas d’évolution inexplicable des quantités, des volumes et des coûts.»
Voici quelques réflexions pour combattre ce fanatisme et envisager une autre approche des besoins en santé et des services nécessaires pour y répondre.
- Les dépenses de santé ne sont pas en premier lieu un «coût», mais des investissements nécessaires pour garantir à toute la population l’accès à des soins de qualité et pour permettre aux personnels de santé d’exercer leurs métiers dans de bonnes conditions.
La population est très attachée à l’accès aux soins. Selon le dernier sondage publié par le quotidien Le Temps (4.10.2023), une majorité des personnes interrogées est opposée à une limitation des prestations remboursées par l’assurance maladie en échange d’une réduction de primes. Les prétendus «experts» y voient une preuve de l’esprit contradictoire, et pourquoi pas «infantile», qui caractériserait la population, qui se plaint par ailleurs de la hausse des primes maladie. Alors qu’il s’agit de l’expression du caractère prioritaire accordé à l’accès aux soins, et de la nécessité d’un autre système de financement de l’assurance maladie.
- Il n’y a pas «d’explosion» des coûts de la santé. Comme le rappelle le Centre de recherches conjoncturelles (KOF) de l’EPFZ, la hausse des dépenses de santé s’est plutôt ralentie au cours de la dernière décennie (mis à part la situation exceptionnelle liée à la pandémie de Covid-19) et le niveau de dépenses en Suisse ne sort pas du lot en comparaison des pays européens voisins et ayant un niveau de richesse comparable (Neue Zürcher Zeitung-NZZ, 25.9.2023). Le fanatisme des coûts dissimule cette réalité.
- Depuis des années, le fanatisme des coûts entretient la légende qu’il serait aisément possible d’économiser 20% des dépenses de santé, sans porter atteinte à l’accès aux soins ni à leur qualité. La NZZ (3.10.2023) a interrogé quatre «experts» de la santé sur les mesures concrètes qui permettraient d’atteindre cet objectif. La présidente du conseil d’administration de l’Hôpital de Fribourg (HFR), Annamaria Müller, est directe: «Des “économies” de 20% ne sont pas atteignables avec des mesures démocratiques.» Voilà qui a le mérite d’être clair. Les trois autres experts se complaisent dans le néant, les généralités… ou des mesures qui ne sont pas des économies, mais des transferts de charges. Werner Widmer, chargé de cours aux universités de Saint-Gall et Lucerne, propose ainsi une franchise proportionnelle au revenu de 10%. Fridolin Marty, d’économiesuisse, veut augmenter la participation aux frais des assurés pour réduire les primes maladie de… 10%. Quant au dernier «expert», l’économiste de la santé Tilman Slembleck, il prône tout simplement… plus de concurrence…
Bref: les mythiques «20% d’économie» ne sont que du vent, servant à justifier un transfert massif du financement des dépenses de santé sur les personnes en mauvaise santé (et qui ont souvent de bas revenus) et un démontage de la solidarité entre personnes en bonne et en mauvaise santé, comme entre personnes avec des hauts revenus vis-à-vis des personnes avec des bas revenus. Prenons l’exemple d’une franchise correspondant à 10% du revenu. Un couple de retraités souffrant de maladies chroniques et disposant d’un revenu annuel de 60’000 francs (5000 francs par mois) devrait payer une franchise de 6000 francs (!) avant de voir ses dépenses de santé commencer à être remboursées. D’un autre côté, selon ce modèle, les personnes en bonne santé verraient leur cotisation maladie fortement baisser et les subsides cantonaux et fédéraux, calculés sur la base des primes maladie, reculeraient également. Ce qui pourrait motiver des baisses d’impôts, dont profitent uniquement les hauts revenus.
Une coalition sociale pour un projet public de santé
Le fanatisme des coûts domine depuis des décennies en matière de santé. Il est enraciné dans les règles de financement mises en place par la LAMal. Il favorise le déploiement de puissants intérêts économiques, des assurances maladie aux groupes privés qui s’épanouissent dans les soins. Pour lui faire barrage, une coalition sociale est nécessaire, soudée par la défense de l’accès universel aux soins comme de l’exercice des professions de soins dans des conditions correspondant à leur vocation, et faisant converger organisations de défense des personnels soignants, des personnes salariées et des personnes âgées. Quatre axes pourraient structurer son engagement:
1.- Remplacer les caisses maladie actuelles par une caisse unique, avec des primes en fonction du revenu.
Selon le sondage du Temps (4.10.2023), 61% des personnes interrogées sont favorables à une caisse unique et 58% à des primes selon le revenu. Ce double changement est le premier pas indispensable.
Les caisses maladie et leurs faîtières sont les grand-prêtres du fanatisme des coûts. Elles ensevelissent les soignants sous des contrôles bureaucratiques infinis. Elles ne sont d’aucun bénéfice pour les assurés. Prenons le prétendu «libre choix» des assurés, censé permettre de «faire jouer» la concurrence entre assurances pour bénéficier de meilleures primes. Chaque année, des centaines de milliers de personnes, voire des millions, changent de caisse. Chaque mutation génère des frais, probablement pas loin de 1000 francs par cas. Des milliards sont ainsi dépensés, sans effet sur les dépenses de santé: ce n’est pas parce que je change de caisse que je suis moins malade. Ni d’effet durable sur les primes: les caisses proposant une année des primes plus basses, comme la KPT pour 2023, sont submergées par les nouvelles adhésions et doivent fortement augmenter leurs primes l’année suivante afin de constituer des réserves. Pire: les réductions de prime obtenues par certains se traduisent globalement par des recettes plus faibles de l’assurance-maladie, qu’il faut compenser l’année suivante, puisque cela n’a pas d’impact sur le recours aux soins. C’est exactement notamment ce que l’on vit avec les primes 2024. Il est temps d’arrêter ce jeu de massacre.
2.- Remettre les services publics au centre des institutions de santé.
La dynamique mise en place depuis le début du millénaire peut être résumée ainsi: a) pour «maîtriser» les dépenses de santé, il faut favoriser le développement des acteurs privés, prétendument «plus efficients» que les services publics ; b) pour amplifier l’effet de cette concurrence, il faut resserrer sans cesse la contrainte financière, pesant sur les hôpitaux en particulier, pour les obliger à industrialiser toujours plus leurs activités et à fermer les institutions non rentables.
Cela a eu un effet désastreux. D’une part, le pôle privé dans la santé, orienté par le profit, s’est développé comme jamais, dans le secteur hospitalier, comme dans celui des soins. Les chaînes de cliniques privées, comme Hirslanden ou Swiss medical network (SMN) sont au centre d’écosystèmes, autour desquels gravitent des cabinets médicaux spécialisés, des centres d’imagerie médicale. Ils captent les «bons cas», rentables d’un point de vue financiers, et développent leurs activités sans modération, avec leur marge bénéficiaire en ligne mire. Le modèle de la médecine business étend son emprise progressivement.
D’autre part, les hôpitaux publics sont confrontés à une «injonction paradoxale», comme l’explique le directeur de l’hôpital du Valais, Eric Bonvin, lors de l’émission Helvetica de la RTS, le 7 octobre 2023. On leur demande de réduire toujours plus leurs coûts: les caisses maladie exigent ainsi que le niveau de remboursement des hôpitaux soit calculé à l’avenir sur la base des 25% des hôpitaux avec les coûts les plus bas. Le Département fédéral de l’Intérieur (DFI) d’Alain Berset «tempère» … à 30% des hôpitaux les moins chers. D’autre part, les hôpitaux doivent être rentables et auto-financer leurs investissements, donc «faire du chiffre», sous peine de disparaître. La fermeture cette année de deux hôpitaux dans le canton de Berne rattachés au groupe de l’Inselspital (Tiefenau et Münsingen), comme les centaines de licenciements annoncés par l’hôpital de Saint-Gall montrent que ce ne sont pas des paroles en l’air. Ces injonctions contradictoires épuisent les équipes soignantes, entre charge de travail qui ne cesse de croître et perte de sens compte tenu d’une pratique où les soins sont toujours plus subordonnés aux exigences économiques.
Pour sortir de cette dynamique destructrice, un basculement du centre de gravité du système de santé est nécessaire, plaçant en son cœur les services publics non pilotés par le profit et la rationalisation économique. Cela implique de rompre avec le cadre légal actuel, qui impose une pseudo-égalité de traitement entre secteur public et secteur privé en matière de financement, et de réinvestir dans le développement du secteur public dans tous les domaines. L’enjeu est d’en faire un pôle d’attraction pour les acteurs des différents types de services de santé, y compris pour la médecine spécialisée pratiquée de manière indépendante. Les cantons doivent avoir la possibilité de ne pas inscrire les cliniques privées sur les listes hospitalières, même si elles prétendent fournir des soins à moindres coûts. De même, il faut abolir le remboursement par l’assurance de base d’une partie des frais d’hospitalisation couvertes par les assurances privées, introduit au début des années 2010.
Un service public, fondé sur une culture professionnelle du bon soin est aussi le cadre pouvant permettre le développement d’une approche intégrée des soins, répondant aux besoins des personnes (souvent âgées) poly-morbides, et qui ne soit pas déformée par les objectifs financiers du fanatisme des coûts.
3.- Redonner aux conditions sociales et environnementales leur place dans la politique de santé. Le fanatisme des coûts fait l’impasse sur le rôle crucial des conditions de vie et de travail pour la santé de la population. Les mobilisations contre la crise climatique, avec un engagement actif et revendiqué de professionnels de la santé, ont remis en évidence l’impact des pollutions et du réchauffement climatique sur la santé. Les conditions de travail dégradées et les inégalités sociales sont aussi des sources déterminantes de dégradation de la santé. Une coalition sociale faisant converger soignants et salariés peut remettre ces enjeux au cœur de l’action politique et sociale.
4.- Faire reculer la captation de richesse sociale par les pharmas et les producteurs d’implants et d’auxiliaires médicaux. Les pharmas et autres producteurs de biens médicaux, bardés de leurs brevets et jouant d’un de facto chantage à la vie, imposent des prix extravagants pour leurs produits. C’est une forme de pillage des ressources des collectivités qui justifie pleinement, dans ce cas, l’objectif d’une diminution des coûts.
Or, en septembre, dans le cadre du «Volet 1b [des] Mesures visant à freiner la hausse des coûts», les Chambres ont conforté ce pouvoir, en validant le modèle de fixation des prix des médicaments basé sur des négociations «confidentielles», accompagnées de soi-disant «rabais». Cela revient à donner carte blanche aux pharmas pour imposer leurs conditions. L’ouverture des livres de compte de ces industriels, pour aboutir à des prix basés sur les coûts de production et de recherche documentés, complétés par une marge de profit pouvant être considérée comme usuelle dans la production marchande (hors santé): voilà une demande simple, non confiscatoire, pour mettre fin à cet état de fait et libérer des ressources pour répondre à de vrais besoins en santé. (11 octobre 2023)
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