Marx, un économiste du XIXe siècle? A propos de la biographie de Jonathan Sperber

Michel Husson

La traduction française de la biographie de Jonathan Sperber [1] vient de paraître sous le titre Karl Marx, homme du XIXe siècle. C’est l’occasion, 150 ans après la parution du livre I du Capital, de se demander s’il faut considérer Marx comme un économiste du XIXe siècle [2].

La biographie de Sperber est consacrée essentiellement à la vie privée de Marx et à son rapport aux courants de pensée de son époque. Sa thèse centrale – Marx est une « figure du passé » (a backward-looking figure) – a au moins un avantage, celui de dédouaner Marx de toute responsabilité quant à la pratique ultérieure du « marxisme-léninisme » à la sauce stalinienne. Mais en sens inverse, elle renvoie Marx à l’histoire des idées, sans intérêt au fond pour l’interprétation du monde contemporain, sans même parler des projets visant à le transformer. Cette thèse est évidemment contestable et on renvoie ici aux recensions critiques consacrées à l’ensemble de l’ouvrage [3] pour examiner le chapitre consacré à Marx comme économiste [4]. Cet aspect de l’œuvre de Marx n’occupe d’ailleurs qu’une place singulièrement réduite : une quarantaine de pages sur 500.

Sur la méthode

Sperber propose une lecture « hégélianisée » de Marx. Il écrit par exemple que « c’est seulement en engageant le travail hégélien de développement conceptuel que Marx a été capable de montrer comment l’apparence du système dépend des logiques liées à ses fonctionnements internes ». Lénine affirmait qu’« on ne peut pas comprendre totalement Le Capital de Marx et en particulier son chapitre I sans avoir beaucoup étudié et sans avoir compris toute la Logique de Hegel » [5].

Cependant, sans entrer dans une discussion qui excède les compétences d’un économiste, c’est oublier que Marx n’est pas seulement un disciple d’Hegel et qu’il en a critiqué l’idéalisme. Sperber cite sa célèbre formule selon laquelle, chez Hegel, la dialectique « marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable » [6]. Mais si l’on se rappelle que la rédaction du livre I est postérieure à l’essentiel des manuscrits qui conduiront à la publication par Engels des livres II et III, on constate que Marx est parti des aspects les plus concrets du fonctionnement du capitalisme avant d’en extraire les concepts les plus abstraits. L’ordre d’exposition qu’il a retenu est donc l’inverse de l’ordre de la recherche, comme il l’explique très clairement : « Le procédé d’exposition doit se distinguer formellement du procédé d’investigation. A l’investigation de faire la matière sienne dans tous ses détails, d’en analyser les diverses formes de développement, et de découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche accomplie, mais seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une construction a priori » [7]. C’est aussi ce qu’exprime la première phrase du Capital : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une “gigantesque collection de marchandises”, dont la marchandise individuelle serait la forme élémentaire. C’est pourquoi notre recherche commence par l’analyse de la marchandise ».

Michel Husson, Christian Chavagneux, Jonathan Sperber, Paris,
10 octobre 2017

Il se trouve que Sperber n’est pas fidèle à sa lecture « hégélienne » sur un point important. Il fait de la dichotomie entre valeur d’échange et valeur d’usage l’une des cinq « distinctions conceptuelles » qui selon lui structurent la théorie économique de Marx. Mais cette « distinction conceptuelle » ne doit évidemment pas être comprise comme une pure opposition binaire. Or, sur cette question essentielle, Sperber commet une erreur – certes classique – consistant à soutenir que Marx ne ferait jouer aucun rôle à « l’utilité » (la valeur d’usage) dans la formation des prix des marchandises. C’est même, selon Sperber, l’une des raisons pour lesquelles les marginalistes ont pu l’emporter sur la tradition classique (dont Marx ferait partie) : leur approche « rassemblait la valeur d’usage et la valeur d’échange, que Marx avait si soigneusement séparées ». Ainsi la « distinction conceptuelle » devient une « séparation » peu dialectique et qui ne correspond en rien avec l’approche de Marx.

Une petite phrase aurait suffi à susciter d’emblée un doute sur la compréhension de Marx par son biographe : « le Livre I du Capital était consacré à la distribution », écrit-il. C’est une bourde révélatrice : le Livre I est principalement consacré à la théorie de la valeur et il ne s’agit pas de répartition [8] mais de l’analyse du « laboratoire de la production », pour reprendre l’expression même de Marx.

Sur la baisse tendancielle du taux de profit

Sperber ne jette aucune lumière vraiment nouvelle sur ce point largement débattu [9]. Il rappelle que la loi de la baisse tendancielle du taux de profit était aux yeux de Marx « la loi la plus importante de l’économie » mais que cette proclamation faite dans les Grundrisse venait sans doute un peu tôt. Marx est en effet revenu « constamment à ce problème et écrivit des équations pour la dernière fois en 1882, un an avant sa mort, proposant de nombreuses explications et solutions dont aucune ne lui paraissait entièrement satisfaisante ».

On renverra sur ce point aux travaux de Michael Heinrich qui propose une démonstration analogue qui s’appuie notamment sur une note manuscrite de Marx qui va à l’encontre de la fameuse loi [10]. Les développements de Sperber sur cette question sont en effet assez décousus. Par exemple, Marx aurait selon lui envisagé que les gains de productivité puissent « augmenter le taux de survaleur, le taux de profit et le salaire des ouvriers simultanément » mais « un tel développement, ajoutait Marx, ne serait possible que dans une économie communiste, jamais dans une économie capitaliste ». On se demande où Sperber est allé chercher cet argument saugrenu. Il aurait mieux fait de méditer sur l’une de ces « causes qui contrecarrent la loi » qui suffit à mettre en cause son existence en tant que loi : « la même évolution qui fait s’accroître la masse du capital constant par rapport au capital variable fait baisser la valeur de ses éléments par suite de l’accroissement de la productivité du travail, et empêche ainsi que la valeur du capital constant, qui pourtant s’accroît sans cesse, n’augmente dans la même proportion que son volume matériel. Dans tel ou tel cas, la masse des éléments du capital constant peut même augmenter, tandis que sa valeur reste inchangée ou même diminue » [11].

Sperber mentionne aussi l’idée selon laquelle « les capitalistes seraient réticents à introduire une machinerie plus productive et des formes plus efficaces de production, parce que cela rendrait leurs équipements existants obsolètes et réduirait leur taux de profit ». Il y a effectivement un passage où Marx envisage cette conjecture : « aucun capitaliste n’emploiera de son plein gré un nouveau mode de production, quelle que soit la proportion dans laquelle il augmente la productivité ou le taux de la plus-value, dès lors qu’il réduit le taux de profit ». Cette idée sera théorisée plus tard sous le nom de « théorème d’Okishio » [12]. Mais cette hypothèse est contradictoire avec toute l’analyse de Marx de la concurrence, qui, une page plus loin, conclut ainsi sa discussion : « En un mot – ce phénomène est un effet de la concurrence – il leur faut également adopter le nouveau mode de production » [13].

Sur la transformation des valeurs en prix

Là non plus, Sperber n’apporte rien de neuf et se contente de répéter la doxa dominante : « comme les disciples de Sraffa l’ont indiqué, la solution de Marx au problème de la transformation est formellement inexacte ». Il a cependant raison de mentionner que la péréquation du taux de profit ne se fait par transfert « des secteurs les plus mécanisés vers les moins mécanisés », ce que plus personne ne soutient plus (ou ne devrait soutenir).

Il aurait pu montrer que cette ligne de critique remonte en fait à Eugen Böhm-Bawerk qu’il cite sur d’autres questions. Mais c’est, notons-le au passage, une référence étonnante, car Böhm-Bawerk, celui-là même qui reprochait à Marx ses erreurs de calcul, en avait lui-même commis une, assez énorme dans son calcul d’une « durée moyenne de la période de production ». C’est ce qu’avait souligné Paul Samuelson dans un article dressant le bilan du débat sur la théorie du capital (où il rendait les armes devant ses adversaires) : Böhm-Bawerk confond intérêts simples et intérêts composés et par conséquent sa mesure « ne mérite plus qu’on s’y réfère » [14] .

Sans surprise, Sperber, ne fait aucune mention de l’approche TSSI (Temporal Single-System Interpretation) qui efface les supposées erreurs de Marx. La clé de cette « solution » est ainsi résumée par Ernest Mandel : « Les inputs d’un cycle de production sont des donnés disponibles au début de ce cycle qui n’ont pas d’effet sur l’égalisation des taux de profit dans les différentes branches de production durant ce cycle. Il suffit de supposer qu’ils sont déjà calculés en prix de production et non en valeurs, et que ces prix de production résultent de l’égalisation des taux de profit au cours du cycle de production précédent pour que toute incohérence disparaisse » [15]. Mandel ne fait d’ailleurs que suivre cette indication de Marx : « Le coût de production de la marchandise est déterminé ; il représente une donnée indépendante de la production du capitaliste, tandis que le résultat de sa production est une marchandise contenant de la plus-value, qui est un excédent de valeur par rapport à son coût de production » [16].

Sur la rente

Un assez long développement est consacré à juste titre à la théorie de la rente. Il n’est pas sans intérêt [17] mais va à l’encontre de la thèse générale de Sperber, parce que celui-ci – outre le fait qu’il discerne mal le lien avec la théorie de la valeur – ne voit pas que cette théorie peut s’étendre à d’autres domaines que la rente foncière agricole. « Tous rentiers ! » proclame par exemple Philipe Askenazy dans un livre récent [18]. L’analyse des rentes immobilière ou pétrolière peut tout à fait être menée en utilisant le cadre théorique de Marx et des classiques. Il en va de même pour le débat qui vient de s’ouvrir aux Etats-Unis sur les super-profits des grandes entreprises à partir d’une étude de leur « pouvoir de marché » [19]. Toutes ces questions doivent être abordées à partir du principe méthodologique de Marx qui établit que la rente est une captation de la plus-value produite dans les autres secteurs. Il y a là un apport essentiel qui permet par exemple d’éviter l’erreur consistant à penser qu’il existe des sources de création de valeur autres que le travail (par exemple « la finance »).

La lecture de Sperber qui fait de Marx un homme du XIXe siècle est au fond cohérente avec sa représentation selon laquelle la suprématie de l’économie marginaliste (ou néo-classique) est le produit d’un progrès linéaire de la science économique. C’est cette lecture qu’il faut maintenant critiquer en montrant comment les problématiques marxistes trouvent des prolongements – et pas seulement chez les marxistes – tout au long des 150 années qui nous séparent de la parution du Capital.

Marx, un économiste du XIXe siècle, vraiment ?

La clé de l’analyse de Sperber est cohérente avec sa thèse plus générale. On peut la résumer ainsi : Marx est le dernier des économistes classiques (dans la lignée de Smith et Ricardo). Mais, pas de chance, au moment où Engels publie les livres II et III du Capital, l’économie est en train de bifurquer et de rompre avec cette ligne de pensée. Laissons de côté la question de savoir si Marx se situe lui-même dans un prolongement/dépassement de Ricardo ou en rupture totale avec lui pour saisir cette clé de la lecture de Sperber, qui aurait pu au moins se demander pourquoi le sous-titre du Capital est « Critique de l’économie politique ». D’orthodoxe (sic), Marx serait ainsi devenu brusquement obsolète : « quand ses idées se diffusèrent enfin au sein d’un public plus large (…) tout cela avait changé. Ce qui avait été autrefois l’orthodoxie économique était devenu, pour le courant dominant, obsolète et non scientifique ou, si on préfère, dissident et non orthodoxe ». D’où la conclusion de radicale de Sperber : «on trouve dans l’œuvre de Marx peu de choses qui intéressent les tendances de l’économie ou de la théorie économique de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle».

Cette vision est d’un simplisme déconcertant. Elle oublie que la théorie marginaliste n’est pas devenue dominante en vertu de sa supériorité intrinsèque mais parce qu’elle offrait une alternative aux implications subversives de la théorie de Marx. Il faut encore une fois reproduire ce qu’écrivait en 1899 John Bates Clark, l’un des fondateurs de la théorie néo-classique de la répartition : « Les travailleurs, nous dit-on, sont en permanence dépossédés de ce qu’ils produisent (…) Si cette accusation était fondée, tout homme doué de raison devrait devenir un socialiste, et sa volonté de transformer le système économique ne ferait que mesurer et exprimer son sens de la justice ». Pour répondre à cette accusation – qui fait clairement référence à la théorie marxiste de l’exploitation – il faut, explique Clark : « décomposer le produit de l’activité économique en ses éléments constitutifs, afin de voir si le jeu naturel de la concurrence conduit ou non à attribuer à chaque producteur la part exacte de richesses qu’il contribue à créer » [20].

Piero Sraffa tirait un constat amer de ce qu’il appelle la « dégénérescence » de la théorie de la valeur : « avec l’attaque frontale de Marx, l’émergence de l’Internationale et la Commune de Paris, il y avait besoin d’une ligne de défense beaucoup plus résolue (…) il fallait passer à l’utilité, d’où le succès des Jevons, Menger et Walras. L’économie classique prise dans son ensemble devenait trop dangereuse : elle devait être mise au rebut en tant que telle. La maison était en flammes et menaçait de mettre le feu à toute la structure et aux fondements de la société capitaliste : l’économie classique fut immédiatement évincée » [21].

Marx, fondateur de la macroéconomie moderne

Dans le livre II du Capital, Marx expose les schémas de la reproduction qui distinguent deux grandes sections : la section I qui produit les biens d’investissement et la section II qui produit les biens de consommation. Il décrit les conditions de reproduction, autrement dit les relations qui doivent exister entre la production des entreprises et leurs débouchés. Ces relations s’expriment en valeur mais Marx insiste aussi sur le fait que la structure de cette offre doit correspondre à celle de la demande sociale en termes de valeur d’usage. C’est un point important qui permet de ne pas s’en tenir à une lecture de Marx, théoricien exclusif de la valeur-travail, qui aurait ainsi négligé les « préférences des consommateurs », pour reprendre la terminologie moderne.

L’approche de Marx est évidemment inspirée par le fameux Tableau de Quesnay [22] (une autre « figure du passé ») qui était selon lui un « exposé, aussi simple que génial pour son temps » [23]. Le système des physiocrates représentait aux yeux de Marx « la première conception systématique de la production capitaliste », même si les « limites de son horizon » conduisaient Quesnay à postuler que « l’agriculture constitue la seule sphère d’investissement où le travail humain produise de la plus-value » [24]. Dans une lettre du 6 juillet 1863, Marx soumet à Engels le schéma ci-dessous où on voit comment il « traduit » le tableau de Quesnay dans son propre système conceptuel.

Même s’il n’est donc pas parti de zéro (on pourrait aussi citer Sismondi parmi ses sources d’inspiration), il est possible de soutenir que Marx est le fondateur de la macroéconomie moderne. C’est ce que reconnaissait la keynésienne de gauche Joan Robinson, par ailleurs sévèrement critique de Marx [25] : « partir de Marx aurait épargné à [Keynes] bien des problèmes (a lot of trouble) ». Elle évoque un autre économiste keynésien, Richard Kahn, qui cherchait, lors d’un séminaire en 1931, à « expliquer le problème de l’épargne et de l’investissement en imaginant un réseau partant des secteurs produisant les biens d’investissement, puis en étudiant leurs rapports avec les secteurs des biens de consommation ». Mais il ne faisait ainsi, observe-elle, que « redécouvrir les schémas de Marx » [26]. Même Paul Samuelson, la cible favorite de Joan Robinson et lui-même un critique très caustique de Marx, admettait que : « Nous aurions sans doute tous gagné à étudier les tableaux de Marx plus tôt » [27].

Joan Robinson et Paul Samuelson
Wassily Leontief

Mais le plus bel hommage est celui de Leontief en 1937, lors d’un colloque organisé par l’American Economic Association sur « la signification de l’économie marxiste ». Leontief est le fondateur de l’analyse input-output qui décrit les relations entre les diverses branches de l’économie ce que les comptables nationaux appellent aujourd’hui les consommations intermédiaires. Leontief fut lui-même l’élève de von Bortkiewicz, dont la critique de Marx sur la question de la transformation est à l’origine de toute la littérature néo-ricardienne.

Pour Leontief, « quelqu’un qui chercherait à vraiment comprendre la réalité des profits et des salaires dans les entreprises capitalistes, pourrait trouver dans les trois volumes du Capital des informations de première main, plus réalistes et pertinentes que dans dix volumes du recensement des États-Unis, dans une douzaine de manuels sur les institutions économiques contemporaines, et même, si j’ose, dans les oeuvres complètes de Thorstein Veblen » [28].

Leontief souligne en particulier que Marx a « développé le schéma fondamental décrivant les relations entre les branches des biens de consommation et des biens d’équipement. Même s’il ne clôt pas le sujet, le schéma marxiste constitue toujours l’une des rares propositions sur lesquelles il existe un large consensus entre les théoriciens du cycle économique » et il ajoute que « l’analyse contemporaine du cycle économique est clairement redevable à l’économie marxienne. Sans soulever la question de la priorité, il ne serait guère exagéré de dire que les trois volumes du Capital ont aidé plus que tout autre travail à mettre cette question au centre du débat économique ». Cet éloge est à rapprocher du jugement incongru de Sperber, selon qui « il manque au Livre I du Capital une théorie explicite des cycles économiques et des crises commerciales. Et si le sujet est davantage développé dans le Livre III, publié à titre posthume, son contenu diffère sensiblement des affirmations du Livre I ».

Bien sûr, Marx n’a pas utilisé le calcul matriciel mais, pour András Bródy, une autre référence de l’analyse input-output, « l’essentiel était déjà là ». Bródy donne comme exemple le tableau ci-dessous tiré des Grundrisse [29] qui est d’autant plus intéressant selon lui que Marx part des coefficients techniques pour le construire : « cela pourrait bien être le premier tableau d’entrée-sortie (fictif) en science économique » [30]. Dans le même esprit, le marxiste polonais Oskar Lange a montré la correspondance étroite entre la matrice input-output de Leontief et les schémas de Marx [31].

Il n’est pas non plus interdit d’affirmer que les schémas de la reproduction ont inspiré le modèle d’équilibre général de John von Neumann [32] (qui débouche sur un schéma de croissance équilibrée). Pour Nicholas Kaldor [33], ce modèle est « en réalité une variante de l’approche classique de Ricardo et Marx ». Comme on l’a rappelé, les schémas de reproduction de Marx lui servaient à établir les conditions de cette reproduction. Mais toute sa logique était ensuite de montrer qu’elles ne pouvaient être vérifiées que de manière exceptionnelle en raison de la concurrence entre capitaux et de la pression constante sur les salaires, d’où la possibilité des crises. Cependant certains auteurs se réclamant du marxisme, notamment Michel Tougan-Baranowski, ont produit une analyse « harmoniciste » des schémas de la reproduction et ouvert un débat qui n’est pas vraiment terminé [34].

On pourrait aussi citer Martin Bronfenbrenner, pour qui Marx n’est peut-être pas le plus grand économiste, mais certainement « le plus grand théoricien en sciences sociales (social scientist) de tous les temps » [35]. Il a cette jolie formule (qui pourrait s’appliquer à Piketty) : « Le Capital reste le livre qui a le plus d’influence même s’il n’est pas lu ». Bronfenbrenner énumère les apports « modernes » du Capital, que « les économistes universitaires ont presque entièrement oublié jusqu’aux années 1930 ». Il mentionne en particulier « l’articulation harmonieuse et naturelle entre statique et dynamique » tout en déplorant que « l’analyse statique ait pris le dessus dans les années 1870, et que nous ne soyons pas encore revenus au niveau de Marx ».

Le chômage

La victoire des marginalistes, qui aurait selon Sperber renvoyé les classiques au passé, a eu pour effet collatéral la disparition à peu près totale de toute théorie du chômage. Il aura fallu la crise des années 1930 pour que la question soit de nouveau abordée par Keynes. C’est cependant après la deuxième guerre mondiale que la problématique de Marx réapparaît sous la forme dévoyée de la « courbe de Phillips » [36]. L’idée est qu’il existe une relation inverse entre le taux de chômage et la progression des salaires ; elle est illustrée par le graphique ci-dessous [37].

Les économistes dominants en ont déduit la notion de taux de chômage « naturel » en dessous duquel il ne faut pas descendre si l’on ne veut pas s’exposer à un « dérapage salarial » incontrôlé. La Commission européenne calcule aujourd’hui le NAWRU (Non-accelerating wage rate of unemployment) autrement dit le « taux de chômage qui n’accélère pas les salaires ». Mais on pourrait tout aussi bien (cela se démontre) parler de « taux de chômage qui ne fait pas baisser les profits ».

Il aura suffi aux économistes mainstream d’inverser la théorie de « l’armée industrielle de réserve » que Marx formulait ainsi : « Les variations du taux général des salaires ne répondent donc pas à celles du chiffre absolu de la population ; la proportion différente suivant laquelle la classe ouvrière se décompose en armée active et en armée de réserve, l’augmentation ou la diminution de la surpopulation relative, le degré auquel elle se trouve tantôt “engagée”, tantôt “dégagée”, en un mot, ses mouvements d’expansion et de contraction alternatifs correspondant à leur tour aux vicissitudes du cycle industriel, voilà ce qui détermine exclusivement ces variations. (…) C’est ainsi que la surpopulation relative, une fois devenue le pivot sur lequel tourne la loi de l’offre et de la demande de travail, ne lui permet de fonctionner qu’entre des limites qui laissent assez de champ à l’activité d’exploitation et à l’esprit dominateur du capital » [38].

De la cyclicité de l’économie politique

Bien d’autres aspects pourraient être évoqués. Par exemple, les analyses de Marx du capitalisme porteur d’intérêt sont d’une actualité frappante après dix ans de crise et elles sont très utiles pour se débarrasser des conceptions erronées selon lesquelles « la finance » serait une source autonome de valeur, et non un outil de captation de la valeur produite dans la sphère dite productive [39].

Toute la thèse de Sperber repose, on l’a vu, sur le postulat d’un progrès linéaire de la science économique qui rendrait progressivement obsolètes les théories dépassées. Pour lui, s’intéresser à l’économie de Marx n’a qu’un intérêt historique, comme celui que peut avoir l’étude des conceptions pré-coperniciennes ou de l’estimation de Newton qui, à partir d’une lecture de la Bible, datait la création du monde à 3998 avant J.C. [40]. Sperber pousse très loin cette grille de lecture, puisqu’il ne craint pas de ranger Keynes ou Minsky (le théoricien de l’instabilité financière) parmi les néo-classiques. Cette énormité, proférée lors du débat évoqué plus haut, en dit long sur le dogmatisme de cette approche qui refuse de voir que l’économie est une science sociale qui procède par cycles, avec un retour périodique de théories anciennes, même si c’est sous des formes renouvelées. Il est par exemple très frappant de remarquer que la révolution néo-classique ne faisait que reprendre les élaborations d’auteurs antérieurs aux classiques de l’économie politique, par exemple les abbés Condillac (1714-1780) et Galiani (1728-1787) [41]. Ce type de constat est gênant et il faut y voir sans doute l’une des raisons de l’acharnement des économistes dominants à expulser de l’université toute référence à l’histoire de la pensée économique. Sperber nous aura au moins donné l’occasion d’y effectuer une petite déambulation et de montrer que les thématiques portées par Marx sont appelées à revenir périodiquement, et pas seulement pour célébrer le Cent Cinquantenaire du Capital. (Article écrit pour A l’Encontre, octobre 2017)

Notes

[1] Jonathan Sperber, Karl Marx, homme du XIXe siècle, Piranha, 2017. Traduction (par David Tuaillon) de : Karl Marx. A Nineteenth-Century Life, Liveright, 2013. On peut écouter ici l’interview de Sperber sur France Culture, le 11 octobre 2017.

[2] L’auteur de cette contribution a été le discutant de Sperber lors d’une présentation de son ouvrage à Sciences-Po Paris, le 10 octobre 2017.

[3] Voir cette compilation de recensions en anglais. Les recensions disponibles en français sont très plates.

[4]  Chapitre XI. L’économiste.

[5] Lénine, Cahiers philosophiques, 1914-1915.

[6] Karl Marx, Postface de la seconde édition allemande, 1873. « Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme. J’ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode… Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n’en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d’ensemble. Chez lui elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable. Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes, et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire ; parce que saisissant le mouvement même, dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui imposer ; qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire ».

[7] Karl Marx, Postface de la seconde édition allemande, 1873.

[8] Le terme anglais distribution aurait dû être rendu par répartition. C’est l’occasion de signaler que le travail du traducteur est considérable et de grande qualité, sauf dans le chapitre économique où figurent plusieurs approximations. Ainsi, la première traduction en français des Theorien über den Mehrwert est celle de Jacques Molitor publiée à partir de 1923 aux éditions Costes sous le titre Histoire des doctrines économiques. Il se trouve que la traduction disponible aujourd’hui (aux Editions sociales) est intitulée Théories sur la plus-value et non « Théories de la plus-value ». De même on attendrait « armée industrielle de réserve » plutôt que « armée de réserve de l’industrie », et l’usage est de parler d’économistes « néo-ricardiens » et non « néo-ricardistes ». Tout cela est un peu surprenant mais pas très grave. En revanche, la note 40 est totalement incompréhensible, si l’on ne comprend pas que les termes de « consommation » et de « rendement » sont censés rendre inputs et outputs. Les inputs (les intrants) sont simplement ce qui entre dans la production de l’output (le produit). Mais il est vrai qu’il n’existe pas de traduction unifiée en français : input peut être traduit par intrant, tandis que les tableaux input-output s’appellent tableaux entrées-sorties en comptabilité nationale.

[9] Voir cette bibliographie sur la question du taux de profit.

[10] Michael Heinrich, « Crisis Theory, the Law of the Tendency of the Profit Rate to Fall, and Marx’s Studies in the 1870s », Monthly Review, Volume 64, Issue 11, April 2013. La note d’Engels (Karl Marx, Le Capital, Livre I, PUF, 1993, p. 705) dit ceci : « Dans l’exemplaire manuscrit de Marx figure ici dans la marge la remarque suivante : « noter ceci pour plus tard : Si l’élargissement [une augmentation de la composition du capital]  n’est que quantitatif, les profits, pour un capital plus ou moins grand dans la même branche d’industrie, suivront les grandeurs respectives des capitaux avancés. Si l’élargissement quantitatif a un effet qualitatif, le taux de profit monte en même temps pour le capital le plus grand ». Heinrich fait aussi référence à un manuscrit de 1875 intitulé « Traitement mathématique du taux de la plus-value et du taux de profit » (MEGA II/14) que nous n’avons pas réussi à consulter.

[11] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Editions sociales,1976, p. 231.

[12] Nuobo Okishio, « Technical Change and the Rate of Profit », Kobe University Economic Review, 7, 1961. Traduction française par Philippe de Lavergne : « Progrès technique et taux de profit », dans : Gilbert Abraham-Frois, L’économie classique. Nouvelles perspectives, Economica, 1984. Voir aussi deux articles de Shalom Groll et Ze’ev B. Orzech, intéressants d’un point de vue méthodologique mais dont nous ne partageons pas pour autant les conclusions : « Technical progress and values in Marx’s theory of the decline in the rate of profit: an exegetical approach », History of Political Economy 19:4, 1987 ; « From Marx to the Okishio Theorem: a genealogy », History of Political Economy 21:2, 1989.

[13] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Editions sociales, 1976, p. 257-258.

[14] « it has no longer a presumptive claim on our attention ». Paul A. Samuelson, « A Summing Up », The Quarterly Journal of Economics, Vol. 80, No. 4, 1966.

[15] Ernest Mandel, « The Transformation Problem », extrait de son introduction à l’édition anglaise du Livre III du Capital, Penguin, 1981.

[16] Karl Marx, Le Capital, Livre III, p. 169-170.

[17 ] Pour un exposé récent et très pédagogique de la théorie de la rente de Marx, voir Christophe Darmangeat, Le profit déchiffré, La ville brûle, 2016.

[18] Philippe Askenazy, Tous rentiers ! Pour une autre répartition des richesses, Odile Jacob, 2016.

[19] Jan De Loecker, Jan Eeckhoutz « The Rise of Market Power and the Macroeconomic Implications », August 24, 2017.

[20] John Bates Clark, The Distribution of Wealth. A Theory of Wages, Interest and Profit, 1899, p.7.

[21] voir Michel Husson, « La dégénérescence de la théorie de la valeur selon Sraffa », note hussonet n° 108, 13 octobre 2017.

[22] François Quesnay, « Analyse de la formule arithmétique du Tableau Economique », Journal de l’agriculture, du commerce & des finances, juin 1766.

[23] Karl Marx, dans le chapitre « Sur l’histoire critique » de l’Anti-Dühring d’Engels qu’il a rédigé pour l’essentiel.

[24] Karl Marx, Le Capital, Livre II, Editions sociales, 1976, p.315.

[25] Joan Robinson, An Essay on Marxian Economics, 1942. Voir aussi sa « Lettre ouverte d’une keynésienne à un marxiste », 1953.

[26] Joan Robinson, « Kalecki and Keynes », in Essays in Honour of Micha? Kalecki, 1964. Reproduit dans Contributions to Modern Economics, 1978.

[27] Paul A. Samuelson, « Marxian Economics as Economics », The American Economic Review, Vol. 57, No. 2, Papers and Proceedings of the 75th Annual Meeting of the American Economic Association, May 1967.

[28] Wassily Leontief, « The Significance of Marxian Economics for Present-Day Economic Theory », The American Economic Review, Vol. 28, No. 1, Papers and Proceedings of the 50th Annual Meeting of the AEA, March 1938.

[29] Karl Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, Berlin 1953 (p. 353 du pdf).

[30] András Bródy, Proportions, Prices and Planning, Budapest, 1970. Bródy précise qu’il n’a fait que « moderniser la formalisation » de Marx en mobilisant l’algèbre matricielle développée et appliquée à l’économie après l’époque de Marx.

[31] Oskar Lange, « Some Observations on Input-Output », Sankhy?: The Indian Journal of Statistics, Vol. 17, Part 4, February 1957.

[32] John von Neumann, « A Model of General Economic Equilibrium », The Review of Economic Studies, Vol. 13, No. 1, 1945.

[33] Nicholas Kaldor, « Capital Accumulation and Economic Growth », in Lutz F.A. and Hague D.C. Editors, The Theory of Capital, Macmilllan, 1961.

[34] Aux deux pôles de ce débat, on peut citer : Michel Tougan-Baranowski, Les crises industrielles en Angleterre,1894 et : Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital, 1913.

[35] Martin Bronfenbrenner, « Marxian Influences in « Bourgeois » Economics », The American Economic Review, Vol. 57, No. 2, Papers and Proceedings of the 75th Annual Meeting of the AEA, May 1967.

[36] Alban W. Phillips, « The Relation Between Unemployment and the Rate of Change of Money Wage Rates in the United Kingdom, 1861-1957 » Economica, Vol. 25, No. 100, November 1958.

[37] Il est tiré de cet article (sans doute plus intéressant que celui de Phillips) : Richard G. Lipsey, « The Relation between Unemployment and the Rate of Change of Money Wage Rates: A Further Analysis », Economica, vol. 27, n° 105, February 1960.

[38] Karl Marx, Le Capital, Livre I, Chapitre XXV, Editions sociales, 1950, p. 80.

[39] Michel Husson, « Marx et la finance : une approche actuelle », préface à Karl Marx, Le capital financier, Demopolis, 2012.

[40] Hubert Krivine, La terre, des mythes au savoir, Cassini, 2011.

[41] Étienne Bonnot de Condillac, Le commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre, 1776 ; Ferdinando Galiani, De la monnaie, 1751.

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