Un ouvrage collectif de militantes et d’universitaires présente les réflexions issues des différents courants du féminisme islamique. Qu’il soit libéral, radical ou réformiste traditionnel, celui-ci fonde ses revendications sur les sources religieuses – en en contestant les interprétations dominantes. Cette présentation synthétique est stimulante et utile en France, où ces courants sont peu visibles et souvent perçus comme contradictoires.
Cet ouvrage, qui constitue à certains égards un manifeste, bat en brèche l’idée selon laquelle féminisme et islam seraient incompatibles. Onze auteures, qui se réclament pour la plupart du féminisme islamique et dont certaines sont des figures de proue de ce mouvement intellectuel, expliquent comment le Coran peut être la source de revendications visant à remettre en question l’ordre patriarcal, et ce, dans différents contextes (France, Malaisie, Égypte, Iran, Syrie). Au regard des publications académiques existant sur ce sujet en langue française [1], le but ici est clairement d’initier un large public à cette démarche. Les auteures écrivent pour une partie d’entre elles à la fois en tant que participantes au mouvement et en tant qu’universitaires en sciences humaines et sociales.
«Le Coran peut être lu comme un texte antipatriarcal»
Zahra Ali, militante et sociologue qui a coordonné l’ouvrage, synthétise, dans une introduction utile et pédagogique, les trois «domaines» dans lesquels les féministes islamiques travaillent : premièrement, elles révisent la jurisprudence islamique (fiqh) et l’exégèse coranique (tafsir) afin de réfuter les lectures «masculines et sexistes» des textes (p. 24). Deuxièmement, elles mettent en lumière le rôle des femmes dans l’histoire de l’islam et des sociétés musulmanes et cherchent à constituer un savoir par les femmes sur les femmes. L’une des contributrices, Asma Lamrabet, médecin marocaine exerçant à Rabat et auteure de plusieurs ouvrages relevant du féminisme islamique, insiste à cet égard sur le double apport de cette relecture historique permettant de contrer tant les interprétations «patriarcales» que l’image monolithique et anhistorique de l’islam circulant dans les «sociétés occidentales». Troisièmement, les féministes islamiques élaborent une pensée féministe autour des «principes fondamentaux de justice et d’égalité» participant d’une réforme de la pensée musulmane orthodoxe.
Cela dit, les personnes engagées dans ce type de travail intellectuel n’ont pas toutes les mêmes objectifs, d’où l’usage au pluriel du terme de féminismes islamiques. Zahra Ali distingue trois postures : une première, qu’elle qualifie de «réformiste traditionnelle», majoritaire parmi les oulémas (savants religieux) aux vues les plus égalitaristes. Ceux-ci affirment l’égalité spirituelle des femmes et des hommes et conçoivent leurs fonctions, leurs droits et leurs devoirs comme différents mais équivalents, non hiérarchisés. La deuxième posture, «réformiste radicale», consiste à revenir aux principes fondamentaux de l’islam pour affirmer l’égalité des hommes et des femmes appréhendés comme sujets — et ne leur attribuant pas de rôles ni de fonctions sociales différenciés (voir notamment la contribution d’Asma Barlas, intellectuelle pakistano-américaine, professeure à l’université d’Ithaca, p. 71-97). La troisième posture, «réformiste libérale», appréhende l’islam comme «un ensemble de principes philosophiques et éthiques […] se vivant et se formulant de manière subjective au-delà des prescriptions légales et formelles» (p. 30).
Pluralité des contextes, pluralité des féministes islamiques
Les trois postures évoquées englobent des militantes aux trajectoires assez différentes. Certaines ont été proches de la militance islamiste, par exemple en Iran (voir la contribution de Mir Hosseini, p. 129). Elles s’appuient sur le Coran pour critiquer tant les pratiques gouvernementales que le sexisme des hommes avec lesquels elles militent ou ont milité. Celui-ci a souvent joué un rôle important dans leur engagement féministe : à cet égard, leurs trajectoires présentent certaines analogies avec celles d’autres féministes, dans d’autres contextes et types de mouvements [2]. Elles cherchent alors avant tout à réfuter les interprétations dominantes de l’islam. En Malaisie — un cas peu documenté jusqu’alors dans les publications en français sur le féminisme islamique — Zainah Anwar, l’une des militantes les plus visibles au sein de l’organisation «Sisters in Islam» (dont le but est de promouvoir les droits des femmes à l’intérieur du cadre religieux en Malaisie), montre comment la critique des féministes islamiques s’exerce contre les dépositaires de l’autorité religieuse, qui commettent selon elle des injustices à l’égard des femmes au nom de l’islam. Les militantes appellent à se réapproprier le droit de participer aux débats sur la religion dans le contexte d’une compétition intra-partisane à «qui-sera-le-plus-saint» (p. 160). Elles critiquent l’instrumentalisation de la religion dans la compétition politique.
La démarche prend un sens différent selon le contexte où elle est mise en œuvre. Margot Badran, historienne en poste à Georgetown, insiste par exemple sur la non-pertinence du clivage islamique/laïc dans le contexte égyptien, où par ailleurs le féminisme a une histoire longue. Dans le contexte de l’Égypte post-révolutionnaire et de la victoire de partis islamistes (Frères musulmans et salafistes) aux élections, Omayma Abou Bakr, professeure de littérature à l’université du Caire, estime cependant que l’objectif pour le féminisme islamique est de «maintenir son statut d’opposition vis-à-vis de l’autorité patriarcale à la fois théologique et politique» et de «préserver un espace indépendant et intermédiaire entre […] les discours islamiques conservateurs et extrémistes sur les femmes […] et les réactions laïques libérales face à ce changement dans la balance politique» (p. 180-181).
Comme le montrent différentes contributions, les féministes islamiques sont en effet dans une position délicate, notamment face à l’argument répandu et réfuté par la plupart des auteures, selon lequel le féminisme serait «occidental» : «l’idée selon laquelle le féminisme serait occidental continue […] d’être propagée par celles et ceux qui manquent de repères historiques et peut-être aussi qui utilisent à dessein cette idée dans une optique de délégitimation» (Badran, p. 41). Les contributions incluent d’ailleurs dans le mouvement des personnes qui ne se définissent pas elles-mêmes comme «féministes islamiques», souvent par refus de s’identifier à une catégorie politique qui leur semble imprégnée d’impérialisme occidental. Le terme semble cependant acquérir une certaine légitimité, et les positionnements peuvent changer, comme dans le cas d’Amina Wadud, connue notamment pour avoir dirigé une prière «mixte». Après avoir longtemps refusé cette dénomination, elle en est venue, à la suite des critiques vis-à-vis de son positionnement, à fustiger l’usage péjoratif des termes de «féministe» et d’«occidentale» (p. 44).
Féminisme islamique et antiracisme en France
Quelques contributions sont consacrées aux militantes dites «réislamisées» en Europe ou aux États-Unis, c’est-à-dire dans des contextes où «l’islam est fortement stigmatisé et racialisé» (Ali, p. 21). La militante lyonnaise Saida Kada explique comment elle a contribué à mettre en place «l’Union des sœurs musulmanes de Lyon» en 1995. Elle souligne à la fois les barrières auxquelles elle s’est heurtée de la part de ses coreligionnaires hommes quand elle a voulu prendre des initiatives en tant que femme et la stigmatisation qu’implique le «féminisme à la française». «Il y a d’un côté les femmes, de l’autre les hommes, et il y a une espèce de troisième sexe que seraient les femmes des banlieues. On a créé cette catégorie à part pour éviter que des femmes qui ne sont pas des banlieues puissent se sentir avoir des points communs avec nous» (p. 197). Dans ce contexte, elle considère le foulard comme «un élément de revendication féminine» (p. 196).
Dans la conclusion, Zahra Ali, s’inspirant notamment des travaux de Nacira Guénif Souilamas [3], revient sur l’interdiction du port du foulard islamique dans les écoles, puis du niqab dans les lieux publics, en France, et le met en parallèle avec d’autres appels au dévoilement des femmes en contexte colonial. Son propos s’ancre alors plus spécifiquement dans le contexte français, où elle associe fortement les démarches du féminisme islamique et de l’antiracisme. Les féministes islamiques y visent à «lutter contre le racisme, l’islamophobie qui les stigmatisent elles et leurs frères, les renvoyant à cet Autre, archaïque et obscurantiste. Cette imbrication de l’antisexisme à l’antiracisme […] est une posture face à une double oppression» (p. 224).
Le rapprochement avec l’antiracisme et le féminisme anticolonial est l’un des aspects les plus stimulants de l’ouvrage. Cette orientation soulève de nouvelles questions, avant tout concernant les textes produits. Quels sont les points de vue des féministes islamiques vis-à-vis de l’universalisme, concept critiqué par de nombreuses féministes anticoloniales et visiblement considéré comme central par certaines féministes islamiques (voir par exemple Lamrabet, p. 60)? Ou encore sur la dichotomie tradition/modernité, reprise par certaines auteures (p. 60, p. 104) alors même qu’elle a été critiquée avec force par les études féministes postcoloniales pour son appréhension développementaliste et évolutionniste des sociétés concernées? Si le mouvement semble essentiellement concentré à ce jour sur la relecture du Coran dans le but de remettre en question les interprétations sexistes qui en sont faites, certaines auteures développent-elles théoriquement la critique du racisme ou du capitalisme, comme le font de nombreuses militantes du féminisme anticolonial ?
Questions de débat
Peut-être parce que son format est celui d’un manifeste, l’ouvrage n’aborde pas certaines questions sans doute moins consensuelles, qui seraient susceptibles de faire débat au sein même des féminismes islamiques. Du point de vue des sciences sociales, si la mise en parallèle de cas très différents est stimulante, il aurait été intéressant d’interroger davantage le caractère «transnational» du mouvement: qui sont ses actrices? Qui finance les rassemblements internationaux? Les luttes poursuivies étant relativement différentes selon les contextes — et notamment selon que les militantes s’attaquent plutôt à des oulémas promouvant une interprétation sexiste des textes religieux ou à des féministes laïques rejetant par principe toute allusion au religieux — quelles lignes d’action communes trouvent-elles et y a-t-il des discussions sur les stratégies à adopter? Il aurait été stimulant, par exemple, de revenir sur les débats autour de la direction par Amina Wadud d’une prière rassemblant des hommes et des femmes, geste qui prenait un sens particulier dans le contexte états-unien mais qui a également suscité des critiques [4]. Par ailleurs, il serait passionnant d’analyser de plus près la position des féministes islamiques dans différents contextes et les alliances (ou actions conjointes) passées et présentes avec des féministes antiracistes/anticoloniales. A cet égard, en parlant de «doxa féministe» au singulier, l’ouvrage ne réfléchit pas aux transformations qu’a engendrées au sein des mouvements féministes la thématisation de l’islamophobie, portée par des collectifs certes très minoritaires [5]. Enfin, le silence concernant les minorités sexuelles est total, alors même que des collectifs se revendiquant de l’islam et proches de certaines féministes islamiques se sont constitués autour de ces questions : c’est le cas par exemple en France du collectif HM2F (Homosexuels musulmans de France).
Malgré ces limites, inhérentes à toute lecture stimulante et qui dépassent le périmètre de l’ouvrage, celui-ci constitue une très bonne introduction aux principes et enjeux des féminismes islamiques et aux différentes manières de s’approprier cette démarche, en particulier dans un contexte où la «femme musulmane voilée» a été constituée comme figure archétypique de victime du sexisme dénuée de capacité d’agir tandis que la parole et les pratiques religieuses et militantes des femmes se définissant comme «musulmanes» sont largement invisibilisées. (31 janvier 2013)
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[1] Voir notamment les deux numéros de revue regroupant des articles consacrés à différents contextes: Stéphanie Latte Abdallah (dir.), «Le féminisme islamique aujourd’hui», Critique Internationale, n° 46, janvier-mars 2010; Stéphanie Latte Abdallah (dir.), «Des féminismes islamiques», Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 128, décembre 2010.
[2] Voir par exemple Olivier Fillieule et Patricia Roux (dir.), Le sexe du militantisme, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2009.
[3] Nacira Guénif Souilamas (dir.), La république mise à nu par son immigration, Paris, La Fabrique, 2006; (avec Eric Macé), Les féministes et le garçon arabe, Paris, L’Aube, 2004.
[4] Voir Juliane Hammer, «Activism as Embodied Tafsir: Negotiating Women’s Authority, Leadership, and Space in North America», in Masooda Bano et Hilary Kalmbach, Women, Leadership, and Mosques: Changes in Contemporary Islamic Authority, Leiden, Brill, 2011.
Amélie Le Renard est sociologue, chargée de recherche au CNRS (CMH-PRO). Elle a notamment publié Femmes et espaces publics en Arabie saoudite, Préface de Ghassan Salamé, Volume n° 17, Dalloz, Collection Science politique, ISBN: 978-2-247-10675-2, 352 pages, mars 2011. Cet article a été publié dans La Vie des Idées, le 5 février 2013.
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