Ce lundi 23 janvier, les dits pourparlers intersyriens, placés sous le parrainage des gouvernements russe, iranien et turc, ont commencé à Astana, capitale du Kazakhstan, pays membre du «groupe de vote de la Suisse» au sein du FMI! Les diverses hypothèses – pour ne pas dire élucubrations – portant sur les résultats possibles de ces pourparlers font la plupart du temps l’impasse sur l’objectif essentiel du clan Assad et de ses alliés.
Thomas Pierret, de l’Université d’Edimbourg, le résume ainsi: «Le rapport de force a évolué très largement en faveur du régime et de ses alliés russes et iraniens, il n’y a aujourd’hui plus aucune pression crédible sur le camp loyaliste pour aller vers un compromis ou des concessions politiques significatives. Et que donc la seule chose dont le régime et ses alliés acceptent encore d’entendre parler serait une sorte de gel du conflit, de neutralisation de l’opposition armée, mais tout cela ne s’accompagnerait d’aucune réelle concession politique… L’ambition des Russes, du régime syrien et des Iraniens, c’est précisément de déplacer l’objectif des discussions vers des questions plus techniques et militaires et justement de mettre de côté des questions politiques fondamentales comme l’avenir de Bachar el-Assad.» (RFI, 23 janvier) A cela s’ajoutent «les divergences entre la Russie et l’Iran, les deux principaux parrains du régime de Bachar al-Assad qui pèsent de plus en plus sur le terrain et sur les négociations. Moscou veut imposer un statu quo et geler les opérations militaires. Téhéran et Damas au contraire souhaitent poursuivre la «reconquête» des zones sous contrôle de l’opposition.» (Hala Kodmani et Veronika Dorman, Libération du 22 janvier) Quant à la délégation de «l’opposition syrienne», les options de ses composantes sont marquées par la dépendance envers leurs «parrains» régionaux. Ainsi, le leader du groupe Jaïch al-Islam, Mohamed Allouche, «chef de la délégation rebelle», accompagné d’une dizaine de «chefs combattants», est en relations étroites avec l’Arabie saoudite.
La complexité des dites négociations ne peut être réduite à la stricte multiplicité des intérêts propres des différents acteurs. La majorité de la population syrienne – vivant dans un pays en ruine ou contrainte à l’exil – paie le prix tragique de la répression tous azimuts et des bombardements menés par la dictature d’Assad tenue à bout de bras par la Russie, l’Iran et les diverses milices chiites. L’écrasement policier et militaire de la révolution initiée en mars 2011 a favorisé «la montée aux extrêmes», autrement dit un espace permettant à des groupes tels que Fatah al-Cham d’affirmer leur propre agenda. Il implique entre autres d’imposer leur maîtrise sur les populations des «régions» qu’ils contrôlent, populations qui se sont soulevées initialement contre la dictature des Assad.
Astana aujourd’hui. Alep hier. Quid de ce qui a suivi la chute d’Alep-Est? L’article que nous publions ci-dessous offre un élément de réponse à cette question. (Rédaction A l’Encontre)
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Depuis la reprise de l’est d’Alep par l’armée syrienne et ses alliés mi-décembre 2016, plusieurs milliers d’habitants ont fait leur retour dans les ex-quartiers rebelles où les destructions causées par les frappes russo-syriennes et les combats ont été moins importants. Mais «Oum Moudar», un surnom choisi par notre interlocutrice, n’y songe pas. «Impossible, dit-elle, de revenir dans une zone contrôlée par le régime», de crainte d’être arrêtée. Cette Alépine a fait partie des quelque 35’000 personnes évacuées du dernier carré insurgé, au terme d’un accord parrainé par Moscou et Ankara.
Leur départ s’est achevé le 22 décembre 2016, avant la sortie de l’ultime convoi de combattants anti-Assad. «Ce sont les habitants qui avaient le plus peur – de représailles – qui ont été évacués», rappelle une source humanitaire qui a suivi les opérations. Parmi eux figuraient des familles de rebelles et des militants de l’opposition.
C’est de Reyhanli, une localité turque proche de la Syrie, qu’«Oum Moudar», 35 ans, raconte par téléphone son périple depuis la chute d’Alep. Après un bref passage dans la province d’Idlib, elle a traversé clandestinement la frontière avec ses trois enfants, en payant un passeur. «Beaucoup de familles évacuées veulent partir en Turquie. Mais c’est cher et très dangereux», s’inquiète Saïd Ahmad Eido, chercheur au Syrian Institute for Justice, une organisation proche de l’opposition qui documente les violations des droits de l’homme en Syrie [1].
Car dans le nord du pays, les zones sous contrôle rebelle où ces habitants ont trouvé refuge restent sous le coup de bombardements aériens réguliers, malgré le cessez-le-feu en vigueur depuis la fin décembre 2016. Beaucoup y dépendent de l’aide humanitaire, alors que l’hiver est glacial. «La plupart des personnes évacuées ont rejoint la campagne à l’ouest d’Alep, poursuit M. Eido. Seule une minorité – notamment les activistes – a gagné la province d’Idlib. Tout le monde redoute que cette région soit la prochaine cible d’une vaste opération militaire, comme à Alep.» Le bastion rebelle d’Idlib, où les djihadistes du Front Fatah Al-Cham (l’ex-Front Al-Nosra affilié à Al-Qaida) constituent l’une des forces les plus puissantes, est déjà visé par les aviations russe et syrienne, ainsi que par des appareils de la coalition internationale menée par Washington.
Pour les militants, malgré la détermination affichée à «poursuivre la révolution contre le régime – de Bachar Al – Assad», comme l’affirme «Oum Moudar», un temps d’incertitude s’est ouvert. Elle restera en Turquie pour subir une opération chirurgicale. Après, ce sera Idlib. Elle entend y continuer, sans savoir encore comment, les «projets éducatifs» qu’elle menait à Alep. Des militants dénoncent la mainmise des factions radicales de la rébellion sur la région, et leurs violentes intimidations. La jeune maman préfère évoquer «les manifestations anti-régime» tenues depuis la fin décembre 2016 dans la zone d’Idlib, ou «l’existence de structures civiles de l’opposition», qui la rendent «optimiste».
«Disques durs»
Pour Monther Etaky, c’est aussi un entre-deux. Ce militant de l’opposition a envoyé son épouse et son bébé à l’abri en Turquie, après le départ forcé d’Alep, dont les faubourgs insurgés ont été soumis à des mois de siège avant l’ultime offensive des forces pro-régime. De cette ancienne vie, le jeune homme a «sauvé ses disques durs». Plus de quatre ans d’archives de ce que fut le quotidien dans la zone rebelle de la ville. L’ancien étudiant, âgé de 27 ans, garde le contact avec des journalistes depuis Idlib. Mais son objectif, aujourd’hui, est de rejoindre à son tour la Turquie, «pour une pause, pour revoir mes parents, pour comprendre comment revenir lutter contre le régime par mes propres moyens».
En attendant un passage sécurisé, il se rend régulièrement dans la campagne à l’ouest d’Alep. Il y évalue, pour le compte d’une ONG, les besoins des habitants évacués de la ville. La colère que Monther Etaky a ressentie en quittant Alep, «contre le monde entier» qu’il tient «coupable d’avoir laissé les Russes, le régime et les milices pro-iraniennes» reprendre les quartiers rebelles, a laissé place à de la tristesse. «J’ai perdu beaucoup d’amis à Alep. J’aime ma ville. Je suis originaire des quartiers ouest, mais j’étais attaché à l’esprit qui régnait dans l’est.»
Dans la zone d’Idlib, il a trouvé une région «débordée par l’afflux de déplacés. Il n’est pas facile pour les nouveaux arrivants d’être accueillis». Sur les 2 millions d’habitants que compterait la province, près de 700’000 viennent d’autres zones de Syrie. Les prix des loyers ont bondi. Monther Etaky s’inquiète aussi d’«assassinats anonymes, chaque semaine». «Qui est derrière? Des espions du régime? Des groupes armés? Des gangs? A Alep, cette forme d’insécurité n’existait pas.»
Selon une source humanitaire, un tout petit nombre, parmi les 35’000 évacués, a préféré être conduit vers l’ouest d’Alep, la partie restée depuis 2012 sous contrôle gouvernemental. Ils y ont été précédés par des milliers d’autres civils durant l’ultime phase du siège: selon une source de l’ONU, la plupart des habitants que comptait l’Est avant l’offensive du régime fin novembre 2016, ont rejoint des zones tenues par les autorités, en fuyant les combats, ou sont restés sur place. «A la fin, les gens n’en pouvaient plus des frappes. Et tous n’étaient pas convaincus par notre cause», constate «Oum Moudar».
L’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, Staffan de Mistura, s’était alarmé, dès l’automne 2016, de l’ampleur des bombardements russes et syriens contre la zone assiégée, et des lourdes pertes civiles. Le diplomate avait également dénoncé les agissements de certaines factions anti-Assad d’Alep, qui ont empêché des civils de fuir.
Plusieurs organisations cherchent aujourd’hui à faire la lumière sur les allégations d’exactions commises durant les derniers jours de la guerre dans l’est d’Alep, rapportées par chaque camp. L’une des priorités du Syrian Institute for Justice est d’enquêter sur des dizaines de disparitions, que le groupe attribue aux forces pro-régime. Selon Saïd Ahmad Eido, de nombreux hommes ont, par ailleurs, été enrôlés de force dans les rangs de l’armée, au terme de leur interpellation. (Article publié dans Le Monde daté du 24 janvier 2017; titre réd. A l’Encontre)
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[1] Le 4 janvier 2017, l’ONG Syrian Networks for Human Rights a publié son rapport annuel concernant les victimes et les responsabilités de chaque partie dans les massacres documentés, dont voici ci-dessous quelques chiffres: en 2016, 8736 civils ont été tués par les forces du régime syrien, 3967 par les forces russes, 1528 par le groupe Etat islamique, 1048 par les groupes de l’opposition armée, 951 par d’autres parties, 537 par les forces de la coalition et 146 par les forces kurdes. En 2016, l’ONG a enregistré la mort de 476 personnes sous la torture dont 447 dans les geôles du régime, 12 dans les prisons de l’Etat islamique, 10 par les groupes rebelles, 6 par les forces kurdes, et une personne par d’autres groupes. Le 12 janvier 2017, Firas Kontar, sur le site Un oeil sur la Syrie, souligne: «Ces chiffres sont sans appel et si la tendance de cette dernière année montre une augmentation des crimes des groupes de l’opposition, Bachar al-Assad et ses alliés sont les grands responsables de la catastrophe humaine depuis le début du conflit. Ces chiffres ne sont que le reflet de la stratégie adoptée par Assad et confirmée par Poutine: cibler délibérément et de manière systématique les hôpitaux, écoles, centre de secours, convois humanitaires…» (Réd. A l’Encontre)
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