Syrie. Enfants syriens réfugiés mis au travail en Turquie

Hassan, âgé de 13 ans et originaire de la ville syrienne de Deraa, au travail à Kilis, sur la frontière entre la Turquie et la Syrie, où beaucoup d'enfants réfugiés sont devenus des soutiens de famille.
Hassan, âgé de 13 ans et originaire de la ville syrienne de Deraa, au travail à Kilis, sur la frontière entre la Turquie et la Syrie, où beaucoup d’enfants réfugiés sont devenus des soutiens de famille.

Par Constanze Letsch

Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux réfugiés (HCR) a indiqué le 29 août 2014 que le nombre de réfugiés syriens atteint les trois millions. En outre, à l’intérieur de la Syrie, la population des villes enclavées vit dans des conditions effroyables. Elle souffre de la faim et des civils sont pris pour cible.

Le HCR déclare: «Près de la moitié des Syriens ont déjà dû quitter leur maison ou ont été forcés de fuir pour sauver leur vie. Un Syrien sur huit a désormais quitté la Syrie, soit un million de personnes de plus qu’il y a un an. Par ailleurs, 6,5 millions de personnes sont déplacées à l’intérieur de la Syrie. Parmi les personnes déracinées, la moitié sont des enfants.»

Selon les mêmes sources,  un nombre croissant de familles arrivent dans un état épouvantable, épuisées, apeurées et en ayant épuisé leurs économies. La plupart d’entre elles sont déplacées depuis un an ou plus, fuyant de village en village avant de finalement prendre la décision de quitter la Syrie.

La vaste majorité des réfugiés syriens se trouvent dans les pays voisins de la Syrie, avec les plus fortes densités au Liban avec 1,14 million, 608’000 en Jordanie et 815’000 en Turquie. Ces chiffres concernent les réfugiés enregistrés. Des centaines de milliers ne le sont pas dans différents pays de la région. Plus de quatre réfugiés sur cinq ont du mal à gagner leur vie dans des villes grandes et moyennes hors des camps. Près de 38% d’entre eux vivent dans des logements insalubres, selon une récente étude. Les conditions terribles faites aux réfugiés aboutissent à une contrainte de la mise au travail des enfants. Le reportage de Constanze Letsch donne une description réaliste des formes de contrainte de mise au travail d’enfants quand la seule marchandise à vendre reste leur force de travail, quitte à devoir la vendre à un prix approchant celui de la survie physique et psychologique. (Rédaction A l’Encontre)

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En comptant en arabe, Hamza empile soigneusement des pains sans levain sur le comptoir du magasin. Il est samedi après-midi dans la ville d’Antakya, au sud de la Turquie. Il fait une chaleur suffocante. Le garçon de sept ans travaille dans cette petite boulangerie depuis que sa famille de 5 personnes a fui la ville d’Alep, en Syrie.

«J’aimerais vraiment aller à l’école», dit-il, en tenant en équilibre un panier rempli de bois pour le feu. «Mais ma mère ne veut pas m’inscrire. Elle dit qu’on a besoin de l’argent pour manger.»

Hamza, l’aîné des trois enfants, travaille six jours par semaine, souvent jusqu’à 12 heures par jour, pour subvenir aux besoins de sa famille. Sa mère mendie dans la rue. «Mon père est blessé et ne peut pas trouver du travail ici», explique-t-il, «La vie est très chère en Turquie.»

Les deux enfants qui sont ses collègues de travail sont des frères de 12 et 13 ans originaires de Hama [ville dont une partie importante de la population a été massacrée en février 1982 par Hafez el-Assad] en Syrie. Ils travaillent tous les deux dans la boulangerie depuis leur arrivée en Turquie, il y a plus de six mois. «Je préférerais aller à l’école», dit Nasir, âgé de 12 ans.

Le prix de la location pour les deux pièces qu’ils partagent avec 23 autres membres de la famille est de 750 lires turques [env. 317 CHF] par mois. «Nous devons contribuer au revenu de la famille», explique encore Nasir.

D’après le haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), sur les 500’000 réfugiés syriens vivant actuellement en Turquie, environ la moitié sont des enfants. Alors que plus de 60% des enfants dans des camps de réfugiés sont inscrits à l’école, 73% de ceux vivant en dehors des camps – soit la très grande majorité des réfugiés – ne suivent pas à l’école. Un récent rapport de l’UNICEF estime qu’un dixième des enfants syriens réfugiés travaille – dans l’agriculture, la restauration et des boutiques, ou en tant que vendeurs ambulants sans même mentionner leur statut de mendiant dans la rue.

Un militant des droits humains turc qui a demandé l’anonymat a confirmé: «Ici il y a une augmentation massive du travail des enfants. Les autorités essaient de combattre cette tendance, mais très souvent les familles n’ont pas beaucoup de choix.»

D’après les chiffres officiels, on estime à presque 900’000 le nombre d’enfants qui travaillent en Turquie, dont environ 300’000 âgés entre 6 et 14 ans. L’âge légal pour travailler est 15 ans. Hakan Acar, un spécialiste des droits des enfants de l’Université de Kocaeli, a souligné que les chiffres réels étaient probablement bien plus élevés: «Les enfants qui travaillent dans la rue – par exemple les enfants qui vendent de l’eau, des mouchoirs en papier ou ceux qui mendient – ne sont pas inclus dans ces statistiques.

Vu que les réfugiés syriens ne reçoivent pas beaucoup de permis de travail en Turquie, les travailleurs syriens mineurs ne sont pas du tout enregistrés. «Cela les rend extrêmement vulnérables aux abus. Les femmes et les enfants syriens sont actuellement probablement parmi les groupes les plus vulnérable en Turquie», avertit Acar.

A Kilis, une ville où le nombre de Syriens dépasse actuellement celui des résidents locaux, le travail des enfants est monté en flèche.

Samir, âgé de 12 ans et originaire d’Alep est venu se réfugier en Turquie il y a deux ans avec six frères et sœurs, sa mère, son père et sa tante. Ils partagent tous le même petit appartement. Depuis son départ de Syrie il n’a pas pu fréquenter l’école. Depuis une année il travaille dans une boucherie pour subvenir aux besoins de sa famille; en mars il a également commencé à travailler dans un magasin de chaussures au centre-ville. Samir travaille sept jours par semaine, de 8 heures du matin jusqu’à la tombée de la nuit; il gagne 25 livres turques par semaine, ce qui ne représente qu’une petite fraction du salaire minimum légal [le salaire minimum mensuel officiel est de 1120 livres, à comparer aux 100 par mois pour ces enfants travailleurs].

L’employeur, un Turc qui est propriétaire du magasin depuis 29 ans, dit que les affaires vont très bien depuis l’arrivée des Syriens, et que Samir est un travailleur assidu.

Agar critique les autorités qui ne combattent pas l’exploitation des enfants et ne punissent pas les coupables: «Il y a trop peu d’inspecteurs du travail et il n’y a pas de procédures claires sur ce qu’il faut faire concernant le travail des enfants. Les employeurs d’enfants sont rarement sanctionnés.»

Mouhannad al-Nader, un militant politique syrien qui travaille dans le domaine de la protection des enfants à Gaziantep [sud-est de l’Anatolie], explique que le désespoir pousse les familles de réfugiés à devenir complices de cette situation: «Il est probable que beaucoup de familles dissimulent le fait que leurs enfants travaillent parce qu’elles craignent que les organisations humanitaires ne réduisent l’aide si elles l’apprenaient.»

Le manque d’écoles à proximité des camps de réfugiés en Turquie ne fait qu’aggraver le problème du travail des enfants parmi les Syriens. Il ajoute: «Les écoles sont surchargées. Les écoles privées sont parfois trop chères. Ainsi, beaucoup d’enfants qui devraient être en train de poursuivre leur éducation finissent par travailler.»

Même si la grande majorité des enfants travailleurs de Syrie sont des garçons, un nombre croissant de filles travaille dans des magasins, comme domestiques et dans l’agriculture.

Aisha, âgée de 12 ans et Hatice, de 13 ans, sont en Turquie depuis deux ans et demi. Toutes les deux travaillent dans un magasin de vêtements à Kilis. Hatice, qui travaille six jours par semaine pour 50 livres turques, explique qu’elle a quitté l’école pour aider sa famille et parce que l’école syrienne qu’elle suivait en Turquie n’était pas bonne.

«En Syrie j’aimais aller à l’école, mais ici les enseignants n’étaient pas bien, ce n’était pas agréable. Ma branche préférée était la géographie, mais ici je n’apprenais rien.» Ses trois frères et sœurs travaillent également, y compris son frère cadet de 9 ans, qui travaille chez un coiffeur.

Ridwan, âgé de 12 ans et originaire d’Alep, vend des biscuits posés sur un plateau mobile avec son frère cadet Mahmoud, âgé de 8 ans, dans les rues de Kilis, il gagne environ 12 livres turques par jour. Ses pieds sont couverts de cloques ensanglantées à cause des sandales mal ajustées qu’il porte. «En Syrie, les mathématiques étaient ma branche préférée. Quand je serai grand j’aimerais beaucoup devenir un médecin pour enfants.»

Avec sa mère, Mountaha, ses sept frères et sœurs et une autre famille de huit personnes, Ridwan habite dans un petit dépôt dépourvu d’eau chaude. Son père a été tué lors d’un bombardement à Alep. En guise aussi bien de cuisine que de salle de bains, un coin a été séparé par une vieille couverture du reste du petit espace en brique non recouverte. Pour pouvoir se loger ainsi, ils doivent payer un loyer de 200 livres turques.

«Lorsque nous étions en Syrie, six de mes enfants allaient à l’école», explique Mountaha. «Mais ici, comment Ridwan pourrait-il devenir un jour médecin? Tous mes enfants étaient bons à l’école en Syrie. Cette situation m’attriste beaucoup en tant que mère.»

Il y a six mois, Ahmed, âgé de 10 ans, a dû fuir avec sa famille son village Turkmène après une attaque de l’Etat islamique (Daech). Il dit que l’école lui manque. Il est l’aîné de huit enfants, et il travaille maintenant dans un restaurant syrien à Gaziantep, souvent jusqu’à 14 heures par jour, sept jours par semaine, pour 40 livres turques. Durant les trois mois où il a travaillé, il a eu un seul jour de congé, qu’il a passé à jouer au foot avec ses cousins dans un parc voisin.

«J’aimerais retourner à l’école et apprendre», dit-il. «Je ne veux pas Bachar [el-Assad], je ne veux pas ISIS et je ne veux pas l’Armée syrienne libre, ils me sont indifférents. Tout ce que je veux c’est la paix et la possibilité de retourner dans ma Syrie.»  (Article publié dans The Guardian le 2 septembre 2014, traduction A l’Encontre)

* Quelques noms ont été modifiés.

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