Par Christophe Ayad
Le Monde publie dans son édition datée dimanche 12 et lundi 13 octobre, et pendant toute la semaine prochaine, le reportage de la photographe russe Olga Kravets.
A cette guerre-là, on avait fini par s’habituer, au point de l’oublier. Mais un autre conflit, mené plus au nord et plus à l’est, contre l’«Etat islamique», a pris le dessus. L’on s’y affronte à l’avion de chasse et au sabre. Cet affrontement, c’est le nôtre: «nos» djihadistes y tuent «nos» otages en représailles aux attaques de «nos» avions de chasse.
Pendant ce temps, la guerre civile continue en Syrie. Olga Kravets est une photographe russe. Elle a passé près de deux semaines à Damas et ailleurs, toujours en zone gouvernementale, pour le compte de l’agence Salt Images. Le Monde, qui n’a pas obtenu de visa pour la Syrie depuis le début du soulèvement, au printemps 2011, a choisi de publier son travail. A Damas, on continue en effet de se battre tous les jours à moins de 10 km de la mosquée des Ommeyyades, plantée au centre de la vieille ville, de ses souks et de ses caravansérails.
Les avions de chasse sortent tous les jours
«La première chose qui frappe à Damas, raconte Olga Kravets, c’est le bruit.» Un grondement incessant. Les avions de chasse sortent tous les jours, plusieurs fois par jour pour bombarder Jobar, où résistent, terrés dans les ruines, des rebelles décimés mais sans cesse renouvelés. La nuit, l’artillerie lourde entre en action dans ce quartier, qui était autrefois une banlieue mais fait aujourd’hui partie intégrante de la capitale.
Il ne se passe pas un jour sans qu’à l’horizon ne s’élèvent, au-dessus des toits, une ou plusieurs épaisses colonnes de fumée noire. Mais plus personne n’y prête attention, pas plus qu’aux hélicoptères et aux chasseurs qui décollent de l’aéroport militaire tout proche, en déchirant le ciel de la capitale et les tympans. Impossible d’ignorer la guerre, mais chacun fait comme si elle n’existait pas. Parfois, elle passe sur le trottoir d’en face, sous la forme d’un obus ou d’une roquette qui tombe à l’aveuglette. Parfois, la chance est en grève et le projectile tombe sur un véhicule, une école ou un quidam. «Tout le monde vit dans un énorme déni», assure Olga Kravets.
La nuit, il n’y a pas de couvre-feu, mais les sorties se raréfient et se raccourcissent. «Les mariages, qui duraient jusqu’à l’aube, se terminent abruptement à 22 heures», rapporte la photographe. Alors que les toits-terrasses des bars de la vieille ville continuaient d’être ouverts il y a encore un an – quand bien même le régime venait de lancer une attaque chimique fin août dans la grande banlieue de Damas –, les Damascènes préfèrent aujourd’hui dîner dans des salles fermées ou des arrière-cours, moins exposées aux bombardements hasardeux des rebelles. Malgré les victoires du régime, qui a repoussé les rebelles durant l’année écoulée au-delà de Homs, le harcèlement mené par les insurgés reste permanent à l’intérieur même de la capitale.
Une armée omniprésente dans la vie quotidienne
A cause de cet état de guerre, l’armée est omniprésente dans la vie quotidienne. Ses hommes occupent les milliers de points de contrôle disséminés dans la ville pour éviter les attentats et une infiltration des rebelles, qui se fondent dans la population. Les grands généraux dirigent le pays – ou ce qu’il en reste – depuis des casernes impénétrables entourées de hauts murs, probablement aidés par une armada de conseillers iraniens et russes. L’armée peut faire irruption à tout moment dans la vie de tout un chacun: pendant le séjour d’Olga, son traducteur a été appelé sous les drapeaux, malgré le bakchich conséquent qu’il avait versé pour éviter l’enrôlement. Bien qu’alaouite, la confession de la famille Assad au pouvoir depuis quarante-quatre ans, il a préféré fuir au Liban.
A Damas, personne ne critique le régime, ce qui n’est guère surprenant. Ce qui l’est plus, c’est que «personne ne se sent obligé d’en faire l’éloge non plus», d’après Olga. «Lorsque je travaillais en Tchétchénie, se souvient-elle, les gens finissaient toujours les entretiens en disant du bien du président Kadyrov.» Là, c’est comme si Bachar Al-Assad, omniprésent sur les murs de la ville, en poster, en affiche ou en photo, vivait sur une autre planète.
Tout au long de son séjour, la photographe russe s’est vu imposer la présence d’une accompagnatrice» par le ministère de l’information. Censée lui faciliter le travail, Rana, 28 ans, fille désœuvrée d’un haut gradé sunnite de Homs, était surtout là pour la surveiller. Mais la jeune femme, récente dans le métier et formée à la va-vite, s’est plutôt démenée pour aider la photojournaliste. Olga et Rana ont fini par nouer une relation ambiguë, faite de complicité et de méfiance.
«Ce que les gens disent, rapporte Olga Kravets, c’est qu’ils se sont habitués aux obus, aux martyrs [les soldats de l’armée d’Assad tués dans la guerre], mais que l’inflation, ils n’en peuvent plus.» La hausse des prix, les contrefaçons, et aussi les produits iraniens ont envahi les boutiques. Faute de clients, les agences de voyages se sont reconverties dans la vente de lingerie, souvent sans même changer d’enseigne. Lors de son séjour, en septembre, Olga a rencontré Rachid Hallak, le dernier des hakawati, les célèbres «conteurs de Damas» qui officient de génération en génération au café Nofara. Depuis, il est mort d’une crise cardiaque sans laisser de successeur. (12-13 octobre 2014, page 2)
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