Par Orly Noy
Le chaos déclenché par le gouvernement d’extrême droite israélien [voir l’article publié sur ce site le 30 décembre 2022] a remis à l’ordre du jour un concept oublié dans le lexique public: la désobéissance civile. Ces dernières semaines, avant même l’investiture du nouveau gouvernement, des militant·e·s et des leaders de l’opposition ont appelé à des manifestations de masse, des grèves et d’autres formes d’agitation.
Deux de ces leaders sont Ehud Barak [ministre israélien de la Défense de juin 2007 à mars 2013] et Yair Golan [ministre de l’Economie 2021-2022] – tous deux généraux de l’armée à la retraite, des personnes qui ont passé une grande partie de leur vie sous l’uniforme militaire – nous encouragent maintenant à descendre dans la rue et à désobéir au régime. Alors que pour Ehud Barak, la menace de désobéissance civile reste vague et dépourvue de plan d’action, Yair Golan en avance un déjà plus clair: fermeture des commerces et des services, blocage des routes, etc.
Bien sûr, on peut se demander où un homme [de 2020 à 2022, Golan était membre du Meretz] dont le parti a été rayé de la carte politique lors des dernières élections va trouver les troupes pour cette désobéissance civile, et s’il peut saisir non seulement le concept de «civil», mais aussi celui de «désobéissance».
Ce qu’Israël a vu de plus proche de la désobéissance civile – que ce soit en termes d’ampleur, d’organisation ou de détermination – a été le soulèvement des citoyens palestiniens en octobre 2000. Mais ces événements ont transcendé la désobéissance civile, pour deux raisons: premièrement, en raison de la citoyenneté de seconde classe des Palestiniens vivant sous un régime d’apartheid et de suprématie juive; et deuxièmement, en raison de la définition acceptée du terme, selon laquelle ceux qui s’engagent dans des actes de désobéissance civile peuvent rejeter les actions du gouvernement, tout en acceptant sa légitimité. En général, les citoyens arabes n’acceptent pas, à juste titre, la légitimité d’un gouvernement qui est intrinsèquement discriminatoire et oppressif à leur égard.
Et pourtant, ces manifestations massives ont été les plus significatives que nous ayons vues contre le gouvernement. Oui, il y a eu des manifestations plus importantes en termes de nombre, comme les 400 000 personnes qui ont protesté à Tel-Aviv contre le massacre de Sabra et Chatila en 1982 [camps de réfugié·e·s palestiniens situés au Beyrouth-Ouest]. Toutefois, cette manifestation était axée sur une demande très spécifique et ne s’approchait pas du défi lancé au régime par les citoyens palestiniens en octobre 2000.
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Où étaient les deux héros actuels de la désobéissance civile, Golan et Barak, lorsque le public arabe s’est soulevé en opposition à ce régime pourri et immoral? L’un était le chef de la brigade Nahal de l’armée israélienne, qui opprimait les Palestiniens dans les camps de réfugiés et les villes de Cisjordanie occupée, et l’autre était le premier ministre de l’Etat qui a brutalement réprimé ce même soulèvement.
Cette répression a entraîné la mort de 13 citoyens palestiniens aux mains de la police israélienne. Si Ehud Barak a par la suite «exprimé des regrets» et présenté des excuses pour sa responsabilité dans ces meurtres, son geste dénué de signification a été rejeté par les familles endeuillées. Yair Golan n’a même pas présenté d’excuses symboliques pour ses crimes. Au contraire, pendant son bref passage à la Knesset en tant que membre du Meretz dans le «gouvernement du changement» [celui précédant l’actuel], il a soutenu la loi sur la citoyenneté [la réduisant à la citoyenneté juive] et a essayé de supprimer les voix de son propre parti qui cherchaient à la transformer en une loi arabo-juive.
Mais non seulement les deux généraux à la retraite, qui sont toujours profondément attachés à l’idée de la suprématie juive, ne comprennent pas la véritable signification de la citoyenneté, mais il semble qu’ils aient également des difficultés à comprendre le concept de désobéissance. Une désobéissance civile efficace requiert, avant tout, les masses. Or, sans la participation des citoyens palestiniens, le camp de Barak et Golan, battu et rebattu, n’a aucune chance d’apporter un réel changement. Cela a déjà été prouvé dans l’arène parlementaire, et c’est également vrai dans la rue.
Golan et Barak, bien sûr, n’ont aucune chance de mobiliser la population arabe pour le type de protestation qu’ils veulent mener – non seulement à cause des flots de sang palestinien qui sont sur leurs mains, mais aussi à cause des profondes failles dans la nature du changement qu’ils souhaitent voir.
Et c’est en fait la vraie question: le camp qui appelle à la désobéissance civile acceptera-t-il de se défaire de ses privilèges en faveur d’une participation à une démocratie égale et juste? Ou les préférera-t-il, même au prix de l’instauration d’un régime franchement fasciste? Il n’y a tout simplement pas de troisième voie. En mettant de côté la chimère d’un «Israël démocratique et juif», il sera possible d’imaginer une véritable désobéissance civile menée par des citoyens arabes, qui pourrait nous libérer tous des chaînes de la suprématie. Sinon, nous resterons retranchés dans un fascisme israélien de plus en plus profond. (Article publié sur le site israélien +972, le 13 janvier 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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«Les manifestants sionistes de Tel-Aviv ont oublié leurs voisins palestiniens»
Par Gideon Levy
Une fois de plus, je ne suis pas allé sur la place Habima [à Tel-Aviv, appelée aussi place de la Culture], ni dans la rue Kaplan [grande artère du centre de Tel-Aviv], pour me joindre aux manifestations [de protestation face au nouveau gouvernement d’extrême droite présidé par Benyamin Netanyahou, voir note 1]. Mes jambes ne m’y ont pas porté et mon cœur m’a empêché de participer à une manifestation largement justifiée, mais qui n’est pas ma manifestation.
Une manifestation couverte d’une mer de drapeaux bleu et blanc, comme pour se justifier et protéger ses participants, alors que les drapeaux des autres peuples qui vivent sur cette terre sont interdits [décision du dernier gouvernement, entre particulier de la part d’Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité nationale] ou regroupés en un ghetto étroit sur un monticule de terre au bord de la place, comme dans la manifestation précédente, ne peut être ma manifestation.
Une manifestation exclusivement juive et mono-nationale dans un Etat clairement binational ne peut être une manifestation pour quiconque recherche l’égalité ou la justice, qui font partie des mots clés de cette manifestation mais restent vides en son sein.
Le discours de «liberté, égalité et gouvernement de qualité» des organisateurs d’une manifestation à Tel-Aviv est creux; le discours de «lutte pour la démocratie» des organisateurs de l’autre manifestation ne l’est pas moins. Il n’y a pas et il n’y aura jamais de «liberté, d’égalité et de gouvernement de qualité» dans un Etat d’apartheid, pas plus qu’il n’y a de «lutte pour la démocratie» lorsque l’on ferme les yeux sur l’apartheid.
Certains des Juifs de ce pays sont maintenant indignés face à une menace concrète pour leurs droits et leur liberté. Il est bon qu’ils aient été incités à une action civile, mais leurs droits et leur liberté, même après avoir été restreints, resteront ceux des privilégiés, ceux inhérents à la suprématie juive. Ceux qui y consentent, en paroles ou en silence, invoquent en vain le nom de la démocratie en vain. Le silence sur ce sujet est un silence sur l’apartheid. La participation à ces démonstrations d’hypocrisie et de doubles standards est inacceptable.
La mer de drapeaux israéliens lors de ces manifestations se veut une excuse face à la remise en question par la droite de la loyauté et du patriotisme de ce camp de manifestants. Nous sommes sionistes, donc nous sommes loyaux, disent les manifestant·e·s. Les Palestiniens et les Arabes israéliens peuvent attendre que nous réglions les choses entre nous. Il est interdit de mélanger les problèmes, comme s’il était possible de ne pas les mélanger. Une fois de plus, le centre et la gauche tombent raides morts devant les accusations de la droite, marmonnant et s’excusant. La pureté du drapeau les a souillés bien plus que les accusations.
Une fois de plus, ce camp montre qu’il exclut les Palestiniens et leur drapeau tout autant que la droite. Comment peut-on participer à une telle manifestation? Il n’y a pas et il ne peut y avoir de manifestation sur la démocratie et l’égalité, sur la liberté et même sur un gouvernement de «qualité», dans un contexte d’apartheid dans un état d’apartheid, tout en ignorant l’existence de l’apartheid.
Le drapeau a été choisi comme symbole parce que c’est une manifestation sioniste, mais il ne peut pas être une manifestation sioniste pour la démocratie et aussi une manifestation juste. Une idéologie qui grave sur son drapeau la suprématie d’un peuple sur un autre ne peut prêcher la justice avant de changer les bases de son idéologie. L’Etoile de David est en train de sombrer, comme l’a démontré de manière déchirante l’illustration de couverture du magazine hébreu Haaretz de vendredi, mais son naufrage est inévitable tant que le drapeau d’Israël sera le drapeau de l’une des deux nations qui le revendiquent.
Le sang palestinien a coulé comme de l’eau ces derniers jours. Il ne se passe pas un jour sans que des innocents soient tués: un professeur de gymnastique qui a tenté de sauver un blessé dans sa cour; deux pères, dans deux endroits différents, qui ont essayé de protéger leurs fils, et un fils de réfugiés de 14 ans – tout cela en une semaine. Comment une manifestation peut-elle ignorer cela, comme si cela ne se produisait pas, comme si le sang était de l’eau et l’eau de la pluie bénie, comme si cela n’avait rien à voir avec le visage du régime?
Pouvez-vous imaginer si les Juifs étaient attaqués tous les jours ou tous les deux jours? La manifestation les aurait-elle ignorés? L’occupation est plus que jamais loin de prendre fin; elle est devenue un moucheron qu’il faut faire taire. Quiconque l’évoque est un fauteur de troubles qu’il faut tenir à l’écart. Même la gauche ne veut plus en entendre parler.
«Arrêtez le coup d’Etat», lancent les annonces, avec un pathos qui semble avoir été emprunté à la Révolution française. Mais il n’y a pas de révolution dans un Etat d’apartheid, s’il continue à être un Etat d’apartheid. Même si toutes les revendications des manifestant·e·s sont satisfaites, si la Cour suprême est portée aux nues, si le procureur général est exalté et si le pouvoir exécutif retrouve sa stature légitime, Israël restera un Etat d’apartheid. Alors quel est le but de cette manifestation? Pour nous permettre de nous réjouir une fois de plus d’être «la seule démocratie du Moyen-Orient». (Article publié dans le quotidien Haaretz, le 22 janvier 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Le correspondant de RFI à Jérusalem, Michel Paul, écrit, le 22 janvier, à propos de la première «crise» du nouveau gouvernement, qui a éclaté à l’occasion de la demande la Cour suprême que le ministre de l’Intérieur et de la Santé, Arié Dery, soit démis de ses fonctions car condamné à trois reprises pour malversations. Ce dernier était chef de file du parti ultra-orthodoxe séfarade, le Shas: «La Cour suprême l’avait exigé. Et Benyamin Netanyahou a dû, en fin de compte, s’exécuter. Il a démis Arié Dery de ses fonctions ministérielles, mais avec des gants de velours. C’est une décision malheureuse qui ignore la volonté du peuple, affirme Netanyahou. Et il ajoute qu’il va tout faire pour rechercher par les moyens légaux une façon de permettre à Dery de continuer à prodiguer ses services au pays.» (Réd. A l’Encontre)
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