Décembre 2015: deux cargaisons de blé français vendues par le grand négociant américain Bunge, soit 63’000 tonnes, sont refusées par l’Autorité de quarantaine (Agriculture Quarantine Authority, AQA), un bureau du ministère de l’agriculture égyptien. Motif, la présence de l’ergot [1]. Ce petit champignon qui se développe sur les grains de céréales peut provoquer des catastrophes et affole – à juste titre – l’opinion publique, et pas seulement en Égypte. L’ergotisme entraîne chez ses victimes des vomissements, de violents maux de tête, voire des convulsions dites « démoniaques » et divers troubles du comportement, pouvant aller jusqu’à la psychose.
Steven Kaplan, dans Le Pain maudit. Retour sur la France des années oubliées, 1945-1958 (Fayard, 2008) raconte par exemple qu’en 1951, à Pont-Saint-Esprit, un village des bords du Rhône, une intoxication à l’ergot a frappé trois cents personnes, provoqué sept décès et obligé à interner d’office en asile psychiatrique cinquante malades ! Mais depuis plus d’un demi-siècle l’ergotisme, qui avait été virulent jusqu’au XVIIIe siècle, a disparu et les rares cas connus aujourd’hui sont d’origine médicamenteuse. Il faut d’ailleurs consommer des quantités considérables de farine contaminée pour ressentir les symptômes de l’ergotisme.
Bras de fer avec les «ABCD companies»
Les géants du négoce agroalimentaire, le «Quartet » des « ABCD companies » – à partir de l’initiale de leur dénomination: A comme Archer Daniels Midland, B comme Bunge, C comme Cargill, et D comme le groupe Louis-Dreyfus –, qui dominent depuis plus d’un siècle le commerce mondial de l’agroalimentaire, s’alarme donc: l’Égypte, un de leurs plus grands clients, a toujours accepté jusqu’ici la norme internationale de 0,05 % de teneur en ergot.
Pourquoi subitement imposer 0 %? Il s’agit avant tout de protéger les cultures locales du moindre risque de contamination par l’ergot, répond le patron de l’AQA [autorité de gestion de la mise en quarantaine de produits agricoles], Saad Moussa [il a été remplacé par Ibrahim Ahmed Imbabi, anciennement à la tête de l’Institut en pathologies végétales]. L’épreuve de force commence. Le Quartet boycotte trois appels d’offres de suite ; il lui est impossible de garantir « zéro ergot », la marchandise n’existe pas sur le marché. Puis Bunge porte le différend devant la justice, il y a rupture de contrat. «Cela devient inquiétant et dangereux de faire des affaires en Égypte à cause de ces officiels qui se battent entre eux », souligne Al Conway, un trader américain propriétaire de Cascade Commodity Consulting LLC, une agence d’informations qui passe pour être la mieux renseignée au monde sur le commerce du blé [2].
Le 6 mars, Moussa est « débarqué » et un généticien, Ibrahim Ahmed Imbabi le remplace à la tête de l’AQA. On croit l’affaire réglée, à tort. La norme « zéro ergot » sera maintenue jusqu’à ce qu’une nouvelle norme soit fixée pour remplacer les deux textes en vigueur: un arrêté de 2001 donne raison à l’AQA (0 %) et un autre, plus récent, en 2010 au Quartet (0,05 %). De plus, la responsabilité du dossier est partagée entre trois ministres: « celui de l’approvisionnement achète le blé, mais ceux de l’agriculture et de la santé sont chargés de l’examiner » (Al-Ahram, 17 février 2016).
Pour trancher, il a été décidé de faire appel à un expert de la FAO, l’organisation des Nations unies en charge de l’agriculture et de l’alimentation. « Ça prendra des semaines, voire des mois », estime l’attaché agricole de l’ambassade des États-Unis au Caire [3].
Du pain avant toute chose
En attendant, cet imbroglio présente un risque politique pour le président Abdel Fattah Al-Sissi, même si son ministre assure que les stocks de blé permettent de tenir jusqu’en mai, voire en juin. Car le pain tient une place centrale dans la vie de l’Égypte. «Du pain, la liberté et la justice sociale», criaient dans cet ordre les révolutionnaires de la place Tahrir en février 2011. Dans le passé, Anouar El-Sadate [président de 1970 à 1981] comme Hosni Moubarak [président de 1981 au 11 février 2011] ont dû affronter des émeutes du pain dramatiques pour avoir tenté de «rationaliser» la machinerie sophistiquée qui fournit à plus de 80 % des Égyptiens un pain bon marché, mais très coûteux pour les finances publiques.
L’État doit acheter 19,4 millions de tonnes de blé pour nourrir la population et lui offrir ses cinq pains quotidiens; la saison 2016-2017 s’annonce donc difficile. Les trois millions de paysans, qui pratiquent la céréaliculture sous peine de sanctions, en fourniront au mieux une petite moitié à un prix deux à trois fois supérieur au cours mondial ; les fournisseurs étrangers la majorité.
La saison dernière, les importations ont atteint 10,6 millions de tonnes, il a manqué 400 000 tonnes pour respecter l’objectif officiel. Cette année, il faudrait en importer davantage en raison de la croissance démographique qui reste trop élevée (+ 2,6 %) et s’explique par la redoutable conjonction d’une remontée du taux de fécondité depuis quelques années après un demi-siècle de baisse (3,5 naissances par femme), de la chute de la mortalité infantile et du vieillissement de la population [4].
L’heure des remboursements
La dispute sur l’ergot complique les importations, et les devises pour les payer manquent. Les lettres de crédit sont délivrées en retard, les réserves officielles de change sont tombées à 10 milliards de dollars, les monarchies du Golfe seront peut-être moins généreuses à l’avenir qu’elles le furent par le passé (20 milliards de dollars depuis 2013). L’heure des remboursements a sonné, le Qatar attend cette année un milliard de dollars et le Club de Paris [5] presque autant.
La pénurie de dollars a contraint la Banque centrale (CBE) à dévaluer de 6,7 % la livre égyptienne le 14 mars, le billet vert bat des records au marché noir et la médiocrité des perspectives économiques a coûté leur poste — toujours en mars — à onze ministres, dont celui des finances et un autre chargé d’attirer les investissements étrangers.
Enfin, la carte électronique introduite depuis mars 2014 qui devait éliminer les gaspillages et les détournements n’a pas réduit de 20 à 30 % les importations comme l’espéraient ses promoteurs au ministère de l’approvisionnement. Elle a bien fait disparaître les files d’attente devant les boulangeries et a régularisé environ 30 00 commerçants jusque-là camouflés dans le secteur informel, mais la consommation, les importations et les subventions ont continué leur ascension. Au premier semestre 2015, la facture budgétaire a augmenté de 17,4 % et en rythme annuel elle dépasse sans doute largement 5 milliards de dollars en pleine explosion du déficit public (11,5 % du PIB). La carte électronique n’est sans doute pas la panacée tant vantée par les promoteurs de l’e-government à l’œuvre depuis 2005 : les fraudes sont nombreuses, les lecteurs de cartes facilement en panne et les cartes faciles à imiter. Mais c’est l’une des rares réformes à peu près réussies que le maréchal-président peut afficher à son bilan après 33 mois de règne. (Article publié par Orient XXI, le 7 avril 2016)
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[1] L’ergot, de son nom savant Claviceps purpurea Tul. est un champignon du groupe des ascomycètes, parasite du seigle et d’autres céréales. Il contient des alcaloïdes, en particulier l’acide lysergique dont est dérivé le LSD, responsables de l’ergotisme.
[2] Tom Polansek, «Bunge challenges Egypt over rejected French wheat cargo», Reuters, 9 février 2016.
[3] Global Agriculture Information Network (Gain) USDA, Foreign Agriculture Service, 3 mars 2016.
[4] « The too fertile crescent », The Economist, 6 juin 2015.
[5] Groupe informel de créanciers publics dont le rôle est de trouver des solutions coordonnées et durables aux difficultés de paiement de pays endettés. Les créanciers du Club de Paris leur accordent un allègement de dette pour les aider à rétablir leur situation financière, par un rééchelonnement ou une réduction des obligations du service de la dette pendant une période définie ou jusqu’à une date fixée (d’après Wikipedia).
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Le 10 février 2016, Wahid Abdel-Méguid publiait un article dans Al Ahram affirmant: «Selon un rapport publié il y a quelques jours par l’Organisme central de mobilisation et des statistiques, l’autosuffisance en ce qui concerne le blé a atteint 52,1 % l’année passée. Le défi que le parlement doit relever est d’aider à l’augmentation de ce taux ou du moins d’empêcher sa baisse.
Le premier pas que le parlement doit prendre est de revoir la décision du gouvernement de ne pas acheter la récolte de blé en offrant à la place une subvention qui ne dépasse pas 1 300 L.E. par feddan (0,42 ha). Cette décision pousse les paysans pauvres, qui constituent la couche productive la plus défavorisée de la société, à cesser graduellement de cultiver le blé.
Il va sans dire que l’agriculture constitue la plus importante subvention des gouvernements des pays développés et semi-développés, y compris les grands Etats industriels. La subvention réelle que le gouvernement doit fournir est de racheter le blé, afin de sauver cette culture et de sauvegarder notre sécurité nationale.» (Réd. A l’Encontre)
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