Cette question est a priori sans fondement: un emploi n’aurait pas été créé s’il était inutile, et il est tout aussi utile à celui qui l’exerce, puisqu’il lui procure un revenu. Mais l’interrogation devient pertinente dès lors qu’on se situe au niveau de l’ensemble de la société. La question devient alors: qu’est-ce qu’un emploi socialement utile?
Les emplois improductifs ne sont pas inutiles
L’économie politique s’est depuis longtemps confrontée à cette question, mais sous un angle quelque peu biaisé, en se demandant qui sont les travailleurs productifs. Cette distinction entre travail productif et travail improductif a une longue histoire que l’on peut faire remonter à François Quesnay. Dans son fameux Tableau économique [1], il pose que «La nation est réduite à trois classes de citoyens: la classe productive, la classe des propriétaires et la classe stérile.» La classe productive est définie étroitement, comme «celle qui fait renaître par la culture du territoire les richesses annuelles de la nation. La classe des propriétaires comprend le souverain, les possesseurs des terres et les décimateurs [chargés de lever la dîme].» Reste la classe définie comme «stérile» qui regroupe «tous les citoyens occupés à d’autres services et à d’autres travaux que ceux de l’agriculture.» Pour l’école dite physiocratique (que certains appelaient la «secte des économistes»), la terre est donc la seule source de richesse grâce à la capacité «miraculeuse» qui est la sienne, et seul le travail de la terre est productif.
Marx ne pouvait évidemment adhérer à cette définition étroite du travail productif, mais il reconnaissait à Quesnay le grand mérite d’avoir analysé le circuit économique en termes de classes sociales. La bévue commise par Quesnay peut jusqu’à un certain point s’expliquer par la réalité de son temps. Mais elle exprime aussi un biais idéologique consistant à vouloir légitimer l’utilité sociale de la dépense des riches. Dans un projet d’article pour l’Encyclopédie [2] qui restera à l’état de brouillon, Quesnay a cette superbe formule: «Il faut laisser aux riches la liberté des dépenses (…) Le riche qui jouit ainsi de ses richesses, les rend à la société. On ne doit point gêner les riches dans la jouissance de leurs richesses ou de leurs revenus, car c’est la jouissance des richesses qui fait naître et qui perpétue les richesses!» On voit que la théorie du ruissellement est … un retour aux sources.
Un peu plus tard, Quesnay, imagine un dialogue avec un hypothétique M.H. qui suggère que «c’est le travail de l’ouvrier qui a produit la valeur vénale de [la] marchandise». Quesnay n’est pas convaincu, et il insiste nouveau sur les vertus de la consommation des riches: «Les riches sont pour leurs jouissances les dispensateurs des dépenses avec lesquelles ils salarient les ouvriers; ils leur feraient beaucoup de tort s’ils travaillaient pour gagner cette dépense et ils s’en feraient à eux-mêmes en se livrant à un travail pénible qui serait pour eux une diminution de jouissance; car ce qui est pénible est une privation de jouissance satisfaisante. Ainsi, ils n’obtiendraient pas la plus grande augmentation possible de jouissance par la plus grande diminution possible de dépense [3].» On conviendra que ce développement est admirable: ainsi les riches feraient du tort aux ouvriers en se livrant à un travail pénible.
Dans La richesse des nations, Adam Smith se livre à une attaque assez caustique à l’égard de Quesnay: «Le système qui représente le produit de la terre comme la seule source du revenu et de la richesse d’un pays, n’a jamais, autant que je sache, été adopté par aucune nation, et n’existe à présent qu’en France, dans les spéculations d’un petit nombre d’hommes d’un grand savoir et d’un talent distingué. Ce n’est sûrement pas la peine de discuter fort au long les erreurs d’une théorie qui n’a jamais fait et qui vraisemblablement ne fera jamais de mal en aucun lieu du monde [4].» Pour lui, l’erreur capitale de ce système est évidemment de présenter «la classe des artisans, manufacturiers et marchands, comme totalement stérile et non productive [5].»
La distinction qu’opère Adam Smith entre travail productif et improductif fait explicitement référence à la théorie de la valeur: «Il y a une sorte de travail qui ajoute à la valeur de l’objet sur lequel il s’exerce; il y en a un autre qui n’a pas le même effet. Le premier, produisant une valeur, peut être appelé travail productif; le dernier, travail non productif [6].» Pour l’essentiel, le travail non productif est, pour Smith, celui des pourvoyeurs de services, en particulier les domestiques.
Karl Marx va longuement discuter l’analyse de Smith et proposer sa propre définition du travail productif, cohérente avec son modèle théorique: «du point de vue capitaliste, seul est productif le travail qui crée une plus-value.» Le travail improductif est par conséquent défini comme le travail «qui ne s’échange pas contre du capital. [7]» Une définition semblable se retrouve dans le Capital: «Là [dans le capitalisme] le but déterminant de la production, c’est la plus-value. Donc, n’est censé être productif que le travailleur qui rend une plus-value au capitaliste ou dont le travail féconde le capital. [6]» Pourtant, Marx adopte ailleurs une définition plus étroite; par exemple, le travail dans le commerce ou les transports est pour lui improductif: «les fonctions pures du capital dans la sphère de circulation ne produisent ni valeur ni plus-value [9].»
Cet imbroglio a engendré une abondante littérature consacrée à l’exégèse des textes – souvent contradictoires – de Marx sur cette question. L’une des meilleures synthèses se trouve dans un article ancien de John Harrison [10]. L’auteur n’est pas un marxiste orthodoxe : pour lui, vouloir «conserver un concept uniquement parce qu’il figure dans les écrits de Marx revient à réduire le marxisme à un dogme.» Et il n’y va pas de main morte: «la tentative de Marx de définir scientifiquement la catégorie de travail improductif employé par le capital était fondamentalement mal conçue.» L’intégration de ce concept dans le système théorique de Marx conduit en effet à de nombreuses incohérences: par exemple, les travailleurs dits improductifs ne seraient pas concernés par l’exploitation.
Dans sa remarquable discussion de cette thématique [11], Christophe Darmangeat ne retient finalement qu’une définition stricte des travailleurs productifs: ce sont «ceux dont le salaire est payé par du revenu» et il admet que l’importation de cette distinction à l’intérieur du secteur capitaliste «a contribué à [en] obscurcir la portée, voire l’existence même.» La distinction productif/non productif ne peut finalement servir de critère pour évaluer l’utilité des emplois. Cependant Harrison pointait un autre problème de méthode, en avançant l’hypothèse que Marx définissait implicitement le travail improductif comme celui «qui serait superflu dans un hypothétique système de production plus rationnel.» C’est cette piste qui permet de donner un fondement critique à la notion d’utilité des emplois.
La ventilation de la valeur
Dans son livre où il pourfend les inconvénients du marché [12], Roger Bootle introduit une distinction fructueuse entre emplois «créatifs» et emplois «distributifs», qui n’est pas sans lien avec celle que Marx cherchait à établir entre travail productif et travail improductif. Pour simplifier, les travailleurs créatifs créent de la valeur, tandis que les travailleurs distributifs sont employés à capter cette valeur au profit de telle ou telle entité, dans une logique de concurrence généralisée.
Adair Turner a récemment repris à son compte cette distinction et parle quant à lui d’emplois «à somme nulle [13]» parce qu’ils déplacent la valeur, sans en créer. L’exemple typique est celui des activités de marketing et de publicité qui visent à nous convaincre «que le produit A est meilleur que le produit B.» Turner esquisse un catalogue à la Prévert des emplois qu’il classe dans cette catégorie:
- les cybercriminels et les cyber-experts employés à contrer leurs attaques ;
- les avocats spécialisés en divorce ou en droit de la réparation pour accident, erreur médicale ou malversation financière ;
- les avocats d’affaires qui protègent les droits de propriété intellectuelle ;
- les comptables et les avocats fiscalistes employés à l’optimisation fiscale, et les fonctionnaires affectés à leur contrôle ;
- les traders et les gestionnaires d’actifs ;
- les consultants, régulateurs financiers, et responsables de conformité (compliance officers) ;
- les banquiers d’affaires, les avocats et les cadres supérieurs gérant le financement des entreprises, souvent sans création durable de valeur.
- les lobbyistes et les communicants.
Managers, superviseurs, publicitaires, consultants: tous inutiles ?
Mais, après tout, ces emplois «à somme nulle» sont utiles en ce sens qu’ils sont adaptés au système concurrentiel réellement existant. Cette catégorie n’a donc vraiment de sens, comme le suggérait déjà Harrison, que par référence à une autre société qui aurait réduit ces faux frais de la concurrence. Elle ouvre en tout cas une réflexion qui peut se développer sur plusieurs plans.
On pourrait ainsi inclure dans les emplois «à somme nulle» une partie de ceux qui sont consacrés au management de ce que l’on appelle par euphémisme les «ressources humaines.» Or, les nouvelles méthodes de gestion conduisent à une croissance rapide des emplois correspondants. C’est le point de départ des expériences d’entreprises libérées dont la plus connue est sans doute Favi. Jean-François Zobrist, le patron de l’entreprise – et promoteur de l’expérience – a fondé son projet sur le constat d’une hiérarchie hypertrophié dédiée au contrôle des producteurs. Il fait souvent référence à une étude de 2007 établissant que «les entreprises industrielles ont une structure de coûts répartie à 75 % sur des coûts directs et à 25 % sur des coûts indirects.» Il a donc supprimé la hiérarchie, ainsi qu’un grand nombre de fonctions supports ne contribuant pas directement à la production. Le bilan de ces expériences est sans doute discutable, mais leur point de départ est bien la croissance, jugée excessive, des emplois d’encadrement et de contrôle.
[Présentation de Favi par Favi : «FAVI, sous l’impulsion de son ancien Directeur, Jean-François Zobrist, a développé dans les années quatre-vingt une organisation centrée CLIENT, où la structure s’efface pour lui assurer la pleine écoute des équipes autonomes et responsables. Un management atypique qui prône la recherche permanente de l’Amour du client, la confiance en l’Homme et l’innovation.Réd. A l’Encontre]
Dans la très sérieuse Harvard Business Review, deux économistes spécialistes de gestion ont cherché à quantifier cette inflation hiérarchique [14]. Ils dénombrent 24 millions de managers, gestionnaires et autres superviseurs aux Etats-Unis, soit 18 % de l’emploi (et près de 30 % de la masse salariale totale). En prenant comme référence les entreprises les plus «parcimonieuses», ils en arrivent à la conclusion que ce nombre pourrait être divisé par deux. Ils considèrent en outre que la moitié des réunions internes, auxquelles les autres salariés consacrent environ 16 % de leur temps, est du temps perdu, ce qui équivaut à près de 9 millions d’emplois à plein temps. Au total, ce sont donc 21,4 millions de salariés qui «sans que cela soit de leur faute, ne créent que peu ou pas du tout de valeur économique.»
On tient là une piste d’explication du paradoxe de Robert Solow. Au niveau de l’atelier ou du bureau, les travailleurs/travailleuses (et les consultants) observent très concrètement la progression de la productivité, mais celle-ci, comme le signalait Robert Solow il y a déjà 30 ans, ne se voit pas dans les statistiques macroéconomiques. Cette «évaporation» pourrait ainsi s’expliquer parce que la productivité «ressentie» n’est évaluée que par rapport aux emplois «créatifs», en oubliant les emplois «distributifs.
La valeur sociale des emplois
Une autre question mérite d’être soulevée, celle du rapport entre utilité sociale et rémunération. C’est cette nouvelle piste qu’explorent trois chercheuses de la New Economic Foundation à partir d’une évaluation de la «valeur sociale» de diverses professions [15]. Elles utilisent la méthodologie dite du «retour social sur investissement» (Social Return on Investment) mise au point par le Bureau du Cabinet britannique [16]. Il s’agit d’évaluer le «rendement» de chaque profession en comparant ce qu’elle apporte à la société et ce qu’elle lui coûte. Certes, la méthode est discutable puisqu’elle repose sur l’hypothèse que l’on peut monétiser les effets utiles – ou nuisibles – de différentes activités. Mais elle est mise en œuvre de manière raisonnée et le message qu’elle livre est éclairant.
Parmi les six professions examinées, on peut ici en opposer deux, qui se situent aux deux pôles de l’échelle sociale : d’un côté un ouvrier du recyclage, de l’autre un banquier d’affaires. Le premier réduit les pollutions et traite les déchets. Dans chacun des cas, une valorisation est proposée : par exemple le CO2 économisé est valorisé à 51 livres par tonne, en reprenant l’estimation du rapport Stern. Résultat : le « produit social » de cet ouvrier, payé 13 650 livres, est évalué à 151 152 livres. Le ratio entre sa valeur sociale et son salaire est donc de 11 à 1.
Le bilan des banquiers de la City est en revanche carrément négatif. Certes, ils créent de la valeur que l’on peut mesurer par la contribution du secteur au Pib et aux finances publiques ; mais ils en détruisent beaucoup plus, en raison de la crise financière qu’ils ont contribué à provoquer. Au total, «alors qu’ils perçoivent des salaires compris entre 500’000 et 10 millions de livres sterling, les banquiers de la City détruisent 7 livres de valeur sociale pour chaque livre de valeur créée.»
Cette méthode d’évaluation est contestable, mais elle permet de tester l’intuition selon laquelle les rémunérations attachées aux divers types d’emplois sont sans rapport avec leur utilité sociale. On pourrait multiplier les exemples: ainsi, un ingénieur issu d’une grande école gagnera deux ou trois fois plus dans le privé à développer des technologies plus ou moins futiles plutôt que dans la recherche fondamentale.
Emplois de merde et emplois à la con
Roger Bootle se risque à une conjecture assez amusante pour expliquer pourquoi les traders «méritent» de gagner autant: «leur travail est tellement abrutissant que seul l’argent peut le justifier, et il leur en faut un paquet pour apaiser leurs souffrances.» C’est sans doute aussi pour cette raison que leur traitement est par euphémisme dénommé «compensation.» Cette suggestion évoque bien sûr les analyses décapantes de David Graeber. Dans son livre Bullshit jobs [17], il propose le concept de «jobs à la con» qu’il définit comme «une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence.»
Graeber introduit cependant une distinction conceptuelle entre ces «jobs à la con» (bullshit jobs) et les «jobs de merde» (shit jobs) : «Il nous faut maintenant aborder une autre distinction fondamentale: celle entre les boulots qui n’ont pas de sens et ceux qui sont tout simplement de sales boulots. J’appellerai les seconds “jobs de merde”, comme on le fait couramment. Je n’évoque cette question que parce qu’il est très fréquent qu’on les confonde – et c’est étrange, car ils ne se ressemblent nullement. On pourrait même dire qu’ils sont diamétralement opposés. Les jobs à la con sont souvent très bien payés et offrent d’excellentes conditions de travail, mais ils ne servent à rien. Les jobs de merde, pour la plupart, consistent dans des tâches nécessaires et indiscutablement bénéfiques à la société; seulement, ceux qui en sont chargés sont mal payés et mal traités.»
On retrouve ici la pique de Bootle qui fournirait ainsi un support socio-psychologique à la catégorie d’emplois à la con: seule une bonne «compensation» permettrait de les rendre acceptables, puisqu’ils ne servent à rien. Et on retrouve aussi l’idée d’une déconnexion entre la valeur sociale des emplois et leur rémunération: les emplois à la con sont «indiscutablement bénéfiques à la société» mais mal payés. C’est la question que posait déjà Keynes : «Pendant combien de temps trouvera-t-on nécessaire de payer les hommes de la City d’une manière aussi disproportionnée par rapport à ce que d’autres gagnent pour les services pas moins utiles ou pénibles qu’ils rendent à la société [18]?»
Qui crée de la valeur?
Il est clair que les emplois utiles et les emplois productifs sont deux catégories qui ne se recouvrent pas. Derrière ces typologies, on retrouve la problématique de la valeur. Pour reprendre la grille de lecture marxiste, un emploi est utile quand il produit une valeur d’usage ; il est productif s’il accroît la valeur d’échange des marchandises. Par exemple, le travail des fonctionnaires est utile, mais pas productif au sens que Marx donne à ce terme.
Ce point de vue a cependant été contesté par Jean-Marie Harribey [19] qui soutient qu’il existe deux modes de validation du travail: «il existe un second espace de validation du travail collectif et donc, en appliquant la définition générale de Marx, un second espace de création de valeur, qui a l’étonnante particularité d’être destinée non au capital mais à la société dans son ensemble. La grande différence avec la validation sociale du travail nécessaire pour produire une marchandise est que celle dont je parle ne relève pas du marché mais de la décision politique de répondre à des besoins sociaux et d’y consacrer des ressources matérielles (investissement) et des forces de travail. Si celles-ci sont disponibles, au côté du produit monétaire marchand s’ajoute donc un produit monétaire non marchand [20].» Pour Harribey, le travail des fonctionnaires crée une «valeur monétaire non marchande»: ils sont donc, en ce sens, productifs.
On peut critiquer cette théorisation [21] mais il faut avouer que ce débat relève en grande partie de la casuistique: personne ne nie l’utilité sociale des fonctionnaires, indépendamment du fait qu’ils créent ou non une «valeur monétaire.» Cette discussion a cependant le mérite de poser la question des modes de validation du travail: dans le cas des emplois publics, il renvoie clairement à des choix politiques. Reste à comprendre comment sont validés les emplois dans le secteur marchand. Pour les économistes dominants, c’est la magie des libres marchés qui opère: les emplois sont créés en fonction de la combinaison optimale des choix opérés d’un côté par les consommateurs, de l’autre par les producteurs. Mais les consommateurs ne sont pas tous égaux et la validation des emplois est conditionnée par la répartition de la demande sociale, donc des revenus. C’est pourquoi, comme on l’a vu avec Quesnay, les précurseurs de la théorie moderne du «ruissellement ont commencé par une apologie de la consommation des riches.
Emploi et consommation des riches
Il faut donc procéder à un retour, cette fois vers Thomas Malthus, parce qu’il permet de dévoiler les véritables fondements de théorisations très contemporaines. Malthus veut le bien de l’humanité: «Il est fort à désirer que les classes ouvrières soient bien payées, par une raison bien plus importante que toutes les considérations relatives à la richesse ; je veux dire, pour le bonheur de la grande masse de la société » déclare-t-il la main sur le cœur.
Ce n’est malheureusement pas possible, car toute demande n’est pas bonne à prendre: «Si chaque travailleur venait à consommer le double du blé qu’il consomme à présent, un tel surcroît de demande, bien loin d’encourager la richesse, ferait probablement abandonner la culture de beaucoup de terrains, et amènerait une grande diminution du commerce intérieur et extérieur [22]. »
Pour prévenir les effets redoutables d’une augmentation des salaires, Malthus se fait l’avocat des riches et de leur fonction sociale: elle consiste à procurer des emplois aux nécessiteux. Malthus est ainsi le promoteur d’une intéressante théorie démontrant la nécessité d’une classe de consommateurs improductifs pour créer des emplois, mais plutôt des emplois de domestiques, comme il l’explique dans son style inimitable:
« Les domestiques sont des agents sans lesquels les classes élevées et moyennes ne pourraient pas utiliser leurs ressources au profit de l’industrie (…) Remarquons de plus que les services personnels, domestiques ou purement intellectuels, volontairement payés, se distinguent essentiellement du travail nécessaire à la production. Ils sont payés sur le revenu et non sur le capital : ils n’ont aucune tendance à accroître les frais de production et à abaisser les profits [23]. »
L’onctuosité hypocrite du pasteur Malthus s’attirera évidemment les foudres de Marx, même s’il ne nie pas la réalité des phénomènes. Les progrès de la productivité permettent effectivement «d’employer progressivement une partie plus considérable de la classe ouvrière à des services improductifs et de reproduire notamment en proportion toujours plus grande sous le nom de classe domestique, composée de laquais, cochers, cuisinières, bonnes, etc., les anciens esclaves domestiques.» Cette accumulation de richesse chez les possédants «fait naître avec les nouveaux besoins de luxe de nouveaux moyens de les satisfaire (…) En d’autres termes, la production de luxe s’accroît [24]. »
Un siècle et demi nous sépare de ces références savantes. Mais comment ne pas voir leur actualité? Il suffit par exemple de rapprocher Malthus d’André Gorz en un raccourci vertigineux. Dans un article de 1990, Gorz écrivait ceci : «Les deux, ou trois, ou quatre heures passées jusqu’alors à tondre le gazon, à promener le chien, à faire les courses et le ménage, à acheter le journal ou à s’occuper des enfants, ces heures sont transférées, contre paiement, sur un prestataire de services. Il ne fait rien que chacun ne puisse faire lui-même aussi bien. Simplement, il libère deux ou quatre heures de temps en permettant d’acheter deux ou quatre heures de son temps à lui (…) Acheter le temps de quelqu’un pour augmenter ses propres loisirs ou son confort, ce n’est rien d’autre, en effet, que d’acheter du travail de serviteur (…) Mais qui a intérêt, qui a les moyens de s’offrir les prestations des nouveaux serviteurs ? [25] »
Et si l’on retourne à Malthus, on retombe sur la même analyse : «Il n’est personne qui, possédant un revenu de cinq cents livres sterling et plus, consentirait à avoir des maisons, de riches ameublements, des habits, des chevaux, des voitures, s’il fallait balayer soi-même ses appartements, brosser et laver ses meubles et habits, étriller ses chevaux, enfin faire sa cuisine et surveiller le garde-manger.» En outre, ces services présentent, encore une fois, l’avantage supplémentaire de n’avoir «aucune tendance à accroître les frais de production et à abaisser les profits [26].»
Un dernier retour à Gorz permet de boucler la boucle: «Le développement des services personnels n’est donc possible que dans un contexte d’inégalité sociale croissante, où une partie de la population accapare les activités bien rémunérées et contraint une autre partie au rôle de serviteur [27].»
Consommation des riches et emploi
La continuité est donc claire entre les théorisations de Malthus et la réalité du capitalisme contemporain où l’emploi des uns dépend de la richesse des autres. Il faut donc se demander « qui travaille pour qui ? » comme le faisaient en 1979 trois sociologues qui montraient notamment que « la consommation des biens de luxe, qui concerne, à des degrés divers, un ménage sur deux, mobilise un travailleur sur dix [28]. »
Dans la lignée de ces travaux, nous nous sommes livrés à un petit exercice de comparaison entre les emplois de services à la personne et la part dans le revenu national des 10 % les plus riches [29]. Il est en effet établi que ce sont eux qui bénéficient au premier chef des avantages fiscaux liés à ce type d’emploi: «La moitié la plus modeste de la population a bénéficié en 2012 de seulement 6,6% du total de ces dépenses fiscales, alors que le décile le plus aisé a bénéficié de plus de 43,5% de la subvention fiscale totale [30]. »
A partir de la fin des années 1990, le nombre de salarié(e)s du secteur, ainsi que leur nombre total d’heures de travail, ont régulièrement augmenté jusqu’à l’entrée en crise qui a engendré un repli. Or on retrouve un profil similaire pour la part des 10 % les plus riches. Une équation économétrique simple permet de valider cette corrélation : les emplois de services à la personne dépendent de la bonne fortune des plus riches.
Nous avions déjà évoqué [31]cet exemple frappant du redémarrage du chantier naval de La Ciotat, dédié désormais à l’entretien des yachts de luxe. Cet article se terminait par une citation du pape François critiquant la «confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant [32]» qui est au fondement de la théorie du ruissellement.
Une petite fable écologique et sociale
Puisque la fin de l’année se rapproche, nous reproduisons ici, en guise de conclusion, une fable rédigée à l’occasion des fêtes de Noël 2007. Son point de départ est le constat que les riches, en moyenne, polluent plus. C’est vrai au niveau mondial [33], mais aussi à l’intérieur d’un pays comme la France. Les calculs de l’Insee montrent ainsi que : «Les 20 % des ménages les plus aisés induisent, via leurs achats, 29 % des émissions de CO2, alors que les 20 % les plus modestes n’en induisent que 11 % [34]. »
Imaginons alors un pays qui ne produit et ne consomme que des automobiles. Cette société est composée de 80 salariés et de 20 rentiers. Chaque rentier perçoit un revenu qui est le double de celui d’un salarié. Il le consacre à l’achat d’un 4×4 par ailleurs deux fois plus cher à produire et deux fois plus polluant que chacune des 80 voitures que consomment les 80 salariés. Imaginons maintenant une sorte de sommet de Grenelle [allusion au Grenelle de l’environnement qui commença en 2007] qui réduit de moitié le revenu des rentiers, de sorte qu’ils ne peuvent plus acheter que des voitures normales, comme les salariés.
Faisons les comptes : le PIB, qui valait 120 (puisque les 4×4 comptaient double), baisse à 100. Il y a donc «décroissance» de 20 %. Le temps de travail des salariés s’est réduit dans la même proportion mais leur nombre n’a pas changé. Et puisque les 4×4 étaient deux fois plus polluants, les émissions totales de CO2 ont été également réduites de 20 %. La seule différence réside dans la répartition du revenu: la part des salaires a augmenté, passant de 66,6 % (80 sur 120) à 80 % (80 sur 100), et celle des rentiers a baissé en contrepartie.
Cette fable avait été inspirée par les réactions très hostiles d’Angela Merkel à une décision de la Commission européenne fixant pour 2012 un seuil maximal d’émission de CO2 pour les voitures. Comme l’industrie automobile allemande est spécialisée sur les grosses berlines (de luxe) plus polluantes, cette mesure a été considérée comme ciblant l’industrie allemande. Voilà pourquoi cette fable imagine un monde improbable ne produisant et ne consommant que des voitures. On peut évidemment rendre ces hypothèses plus conformes à la réalité. Mais cela ne changera pas qualitativement ses enseignements. Le premier est qu’il existe un lien très fort entre le mode de consommation et la répartition des revenus. En modifiant cette dernière, on peut supprimer une partie des consommations nuisibles : les 4×4 et autres grosses cylindrées sont socialement inutiles et écologiquement néfastes.
Quant à la «décroissance», on ne peut en faire un projet sans scruter le contenu social du PIB. Dans notre fable, la restriction du revenu consacré à l’achat de 4×4 conduit à la décroissance. Mais il y aurait eu aussi décroissance si on avait divisé par deux le salaire: le PIB aurait reculé d’un tiers, avec une part salariale chutant à 50 %.
Enfin, l’articulation des choix écologiques et sociaux pose la question d’une véritable démocratie. Dans notre exemple il faut comparer, d’un côté, la «liberté» des rentiers de rouler en 4×4 plutôt qu’en simple voiture et, de l’autre, le surcroît d’émission de CO2 dont pâtit l’ensemble de la société. Le bien-être non marchand de moindres émissions de CO2 devrait être «internalisé», comme disent les économistes, de manière à pouvoir le comparer à la satisfaction marchande des rentiers. Or, la démocratie actuelle rend à peu près impossible ce type de choix, tant est forte la mainmise des possédants sur ses modes d’expression.
Imaginons enfin une Europe sans 4×4, Mercedes, BMW, Porsche, Lexus et autres grosses bagnoles. Les riches pollueront moins, en tout cas sous cette forme. Leurs frustrations seront compensées par un supplément de bien-être social et écologique: moins de CO2 et moins de temps de travail. Mais l’emploi, dira-t-on? C’est à ce genre d’objection que l’on mesure la prégnance de ce que le pape François appelle la «confiance grossière et naïve (…) dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant.» Si l’on cessait de produire les biens et services inutiles, le temps consacré à leur production deviendrait lui aussi inutile et pourrait être transformé en temps libre. Mais cela suppose encore une fois de rogner dans la même proportion la part des richesses qui correspond à ces consommations inutiles.
Le défi climatique nécessite donc une profonde transformation du mode de satisfaction des besoins sociaux. Cela passe par le développement de l’offre de services collectifs (santé, éducation, etc.) moins voraces en énergie, par la relocalisation des activités réduisant les dépenses de transport, par l’amélioration de l’habitat et des espaces sociaux, etc. La consommation marchande n’étant souvent qu’un substitut à la satisfaction de besoins sociaux élémentaires, l’extension du temps libre et la mise à disposition d’équipements collectifs apparaissent comme les préalables d’une transformation des modes de consommation. Cette conception, que l’on peut qualifier de matérialiste, s’oppose nettement à la dénonciation de consommateurs privés d’alternative réelle et aux solutions marchandes inefficaces et socialement régressives comme l’écotaxe. Mais tout cela, comme on l’a vu, implique un changement radical dans la répartition des revenus. (Novembre 2018)
Notes
[1] François Quesnay, « Analyse de la formule arithmétique du Tableau Economique », Journal de l’agriculture, du commerce & des finances, juin 1766, p. 11-41
[2] François Quesnay, « Hommes », projet d’article pour l’Encyclopédie, 1757, reproduit dans : Revue d’histoire des doctrines économiques et sociales, Vol. 1 (1908), p. 78-79,
[3] François Quesnay, « Dialogue sur les travaux des artisans », Journal de l’agriculture, novembre 1766 dans Oeuvres économiques et philosophiques, Jules Peelman, Paris, 1888 p. 536-535.
[4] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Flammarion, tome 2, 1991 [1776], p. 291.
[7] Karl Marx, Théories sur la plus-value Tome 1, Editions sociales, 1974 [1861–63], p. 162 et 167.
[8] Karl Marx, Le Capital, Livre I, tome 2, Editions sociales,1969 [1867], p. 184.
[9] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Editions sociales,1976 [1894], p. 272.
[10] John Harrison, « Productive and Unproductive Labour in Marx’s Political Economy », Bulletin of the Conference of Socialist Economists, Autumn 1973.
[11] Christophe Darmangeat, Le Profit déchiffré. Trois essais d’économie marxiste, Paris, La Ville brûle, 2016 ; voir aussi cette synthèse de l’auteur : « De quoi le travail productif est-il le nom ? » Les Possibles n° 15, décembre 2017.
[12] Bootle Roger, The Trouble with Markets. Saving Capitalism from Itself, 2009.
[13] Adair Turner, « Capitalism in the age of robots: work, income and wealth in the 21st-century », April 10th 2018. Voir aussi: Adair Turner, « L’économie à somme nulle », Alternatives économiques, 12 septembre 2018.
[14] Gary Hamel &Michele Zanini, « Excess Management Is Costing the U.S. $3 Trillion Per Year », Harvard Business Review, September 5, 2016.
[15] Eilis Lawlor, Helen Kersley, Susan Steed, « A Bit Rich. Calculating the real value to society of different professions », New Economic Foundation, London, 2009.
[16] UK Cabinet Office, A Guide to Social Return on Investment, 2012.
[17] David Graeber, Bullshit Jobs, Les Liens qui Libèrent, 2018, p. 43.
[18] John Maynard Keynes, India Currency & Finance,1913, p.192.
[19] Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Les Liens qui Libèrent, 2013.
[20] Jean-Marie Harribey, « Les deux espaces de valorisation en tension », ContreTemps, 19 juillet 2016.
[21] voir par exemple : Christophe Darmangeat, « Les fonctionnaires productifs de revenu ? », ContreTemps, 18 mai 2016 ; Michel Husson, « Comptabilité nationale et valeur non marchande », note hussonet n°103, 18 octobre 2016.
[22] Thomas R. Malthus, Principes d’économie politique, 1846, Calmann-Lévy, 1969, p. 333-334.
[24] Marx, Le Capital, Livre I, tome 2, Editions sociales, 1969 [1867], p. 125-126.
[25] André Gorz, « Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets », Le Monde diplomatique, juin 1990, p. 22-23.
[26] Malthus, op. cit., p. 336.
[27] André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Éditions Galilée, 1988, p. 195.
[28] Christian Baudelot, Roger Establet et Jacques Toiser, Qui travaille pour qui ?, François Maspero, 1979.
[29] Michel Husson, « Services à la personne et répartition des revenus », note hussonet n°129, 19 octobre 2018.
[30] Clément Carbonnier, Nathalie Morel, « Etude sur les politiques d’exemptions fiscales et sociales pour les services à la personne », LIEPP Policy Brief n°38, 2018.
[31] Michel Husson, « L’art d’ignorer les pauvres », A l’encontre , 13 mai 2017.
[32] François, Exhortation apostolique Evangelii gaudium, 24 novembre 2013, p. 48.
[33] Lucas Chancel et Thomas Piketty, « Carbone et inégalité : de Kyoto à Paris », Paris School of Economics, novembre 2015.
[34] Fabrice Lenglart, Christophe Lesieur, Jean-Louis Pasquier, « Les émissions de CO2 du circuit économique en France », dans : Insee, L’économie française, édition 2010.
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