Cet article cherche à montrer comment la crise actuelle de la zone euro renvoie aux défauts originels de conception du « système-euro » dont les contradictions, révélées par la crise financière, sont de nature structurelle. Cette démonstration est menée en mobilisant une méthodologie statistique et analytique qui donne à cette étude un caractère « technique ». Mais c’est une étape nécessaire pour déboucher sur un diagnostic plus solide sur les issues possibles de la crise actuelle, ou plutôt de sa dimension spécifiquement européenne. Cette crise a des racines plus profondes que le symptôme dans lequel elle s’incarne, à savoir une crise des dettes souveraines. Dès lors, il n’existe que deux issues apportant une réponse adaptée à la nature structurelle de la crise européenne : soit l’éclatement du système-euro, soit sa refondation radicale. Les autres se bornent à étaler les contradictions dans le temps ou à programmer une régression socialement inacceptable.
Le système-euro désigne ici l’ensemble constitué par la monnaie unique et les règles qui ont accompagné sa mise en place (dont la plupart concernent l’ensemble de l’Union européenne), notamment le pacte budgétaire, les fonctions imparties à la Banque Centrale Européenne (BCE), l’étroitesse du budget européen et le refus de l’harmonisation.
L’analyse porte sur onze pays, à savoir les pays membres de la zone euro dès sa constitution en 1999, dont on exclut le Luxembourg et auxquels on ajoute la Grèce, qui l’a intégrée en 2001[1]. On distingue deux grands groupes de pays[2]. Le « Nord » regroupe cinq pays : Allemagne, Autriche, Belgique, Finlande et Pays-Bas. Le « Sud » comprend l’Espagne, la Grèce, l’Irlande, l’Italie et le Portugal. Le onzième pays est la France que l’on met à part dans la mesure où elle occupe le plus souvent une position intermédiaire.
1. Une construction incohérente
Le passage à l’euro était assortie de deux règles essentielles : la fixation de normes budgétaires (3 % du Pib pour le déficit, 60 % pour l’encours de la dette) et les modalités de fonctionnement de la BCE : indépendance, un seul objectif (le contrôle de l’inflation) et interdiction de financer les déficits publics. Dans ces conditions où l’instrument du taux de change disparaissait, la seule variable d’ajustement devenait le salaire, et c’est d’ailleurs pourquoi on parle aujourd’hui de « dévaluation interne » pour désigner les politiques d’austérité salariale.
Cette construction reposait sur une hypothèse sous-jacente, qu’un certain nombre d’économistes récusaient à l’époque, et que beaucoup ont découvert sur le tard. Cette hypothèse était que les disciplines budgétaires et salariales, assorties de la libéralisation des mouvements de capitaux, suffiraient à assurer la convergence des économies parties prenantes de la zone euro.
Les choses ne se sont pas passées comme prévu, et l’objet de cet article est de comprendre les enchaînements qui ont conduit à la crise actuelle qui porte sur les fondements mêmes du système-euro. On partira ici d’un apparent paradoxe : les pays du Sud ont vu leur compétitivité-prix se dégrader, alors même que la part des salaires a reculé dans ces pays. Ce constat pointe un phénomène majeur qui servira de point de départ : les taux d’inflation n’ont pas convergé en dépit d’une baisse généralisée de la part des salaires dans la valeur ajoutée (Husson, 2010). Cette dernière tendance implique que les salaires réels ont progressé moins vite que la productivité du travail, autrement dit que la compétitivité mesurée par les coûts salariaux n’a pas de raison a priori de s’être dégradée en raison d’un dérapage des salaires. La discipline salariale a effectivement joué mais cela n’a pas suffit à assurer la convergence des taux d’inflation.
Or, la compétitivité d’un pays peut se dégrader de deux manières : soit parce que le coût salarial unitaire [3] du pays considéré augmente plus vite que celui des ses concurrents ; soit parce que l’inflation est plus rapide dans ce pays. La première cause est exclue : en règle générale, le coût salarial unitaire réel s’est maintenu ou a baissé en raison de la baisse de la part des salaires. Prenons l’exemple de la Grèce. On constate que la part des salaires est orientée à la baisse depuis le milieu des années 1980 et qu’elle continue à l’être après l’entrée dans l’euro en 2001. Elle ne recommence à augmenter que dans les années précédant la crise (graphique 1). Le même graphique permet de constater que l’évolution du coût salarial unitaire réel présente une évolution absolument similaire.
Graphique 1
Part des salaires et coût salarial unitaire réel [4]
Grèce 1970-2010
Dans ces conditions, la compétitivité-prix de la Grèce n’a pas pu se dégrader en raison d’une croissance excessive du salaire réel, autrement dit supérieure à celle de la productivité. Il faut donc en induire qu’elle résulte d’une hausse plus rapide du niveau des prix. C’est ce que permet de vérifier le graphique 2 : la perte de compétitivité-prix relativement à la moyenne de la zone euro ne résulte pas d’une dérive salariale mais, pour l’essentiel, d’une augmentation des prix plus rapide.
Graphique 2
Composantes de la compétitivité-prix de la Grèce
Ce premier repérage opéré sur le cas limite de la Grèce peut être généralisé à l’ensemble de la zone. Dans tous les pays, pratiquement sans exception, la configuration est semblable : le coût salarial unitaire réel varie relativement peu, de telle sorte que l’essentiel de l’augmentation du coût salarial unitaire exprimé en euros courants est imputable à l’augmentation du prix. La comparaison entre le Sud et le Nord fait apparaître deux phénomènes : au Sud, le coût salarial unitaire réel est à peu près constant, mais il baisse au Nord, principalement en raison de la politique de gel des salaires menée en Allemagne. Mais, toutes choses égales par ailleurs, les pays du Sud sont caractérisés par une progression plus rapide des prix (graphique 3).
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Une traduction en langue espagnole de cet article paraîtra dans le numéro 124, daté de septembre 2012, de la revue Viento Sur.
[1] On laisse ainsi de côté les cinq pays qui ont ultérieurement intégré la zone euro : la Slovénie en 2007, Chypre et Malte en 2008, la Slovaquie en 2009, et l’Estonie en 2011.
[2] Les données concernant le Nord et le Sud sont obtenues par agrégation ou par pondération selon le poids économique mesuré par le Pib. En proportion du total de la zone euro (11 pays), le Nord pèse 43,4 % (Allemagne : 28,3 % ; Autriche : 3,0 % ; Belgique : 3,8 % ; Finlande : 1,9 % Pays-Bas : 6,4 %). Le Sud pèse 35,3 % (Espagne : 11,0 % ; Grèce : 2,3 % ; Irlande : 1,9 % ; Italie : 18,0 % ; Portugal : 1,9 %). La France représente 21,3 %. La validité de cette partition, définie a priori, a été testée dans une phase préliminaire de l’étude.
[3] voir annexe 1 pour la définition du coût salarial unitaire.
[4] Sauf mention contraire, les données proviennent de la base de données Ameco produite par la Commission européenne.
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