Depuis plusieurs semaines, d’aucuns prédisaient un retour en force du mouvement populaire avec la fin de l’été – où, malgré les grandes chaleurs, les départs en vacances, la «permanence» a été vaillamment assurée. Et la marche d’hier a enregistré, de fait, une mobilisation impressionnante.
Des dizaines de milliers de citoyens transfigurés, avec une ferveur exceptionnelle, ont marqué ainsi une rentrée sociale digne des débuts de la «Silmiya» (Pacifique). Dès la fin de la prière, les Algérois ont bondi comme un seul homme, et la crue torrentielle s’est bruyamment emparée des grandes artères de la capitale aux cris de «Dawla madania, machi askaria !» (Etat civil, pas militaire), «Les généraux à la poubelle, we Dzair teddi l’istiqlal!» (Les généraux à la poubelle et l’Algérie accédera à l’indépendance), «Makache intikhabate ya el issabate !» (Pas d’élections avec les gangs)…
L’un des chants les plus scandés tout au long de ce 29e «référendum» était une réponse cinglante au calendrier électoral «suggéré» par le patron de l’armée en proposant la date du 15 septembre pour convoquer le corps électoral: «Makache el vote wallah ma eddirou, Bedoui we Bensalah lazem itirou. W’idha b’erressas hebbitou ettirou, Wallah marana habssine!» (Pas de vote, vous ne le ferez pas, Bedoui et Ben Salah doivent partir. Même si vous deviez nous tirer dessus, par Dieu on ne s’arrêtera pas).
La journée s’annonçait avec un soleil éclatant tempéré par des embruns rafraîchissants. Première image: le dispositif de police est plus important, fort de dizaines de camions, de véhicules 4×4 et autres engins peu amènes. «Sur l’autoroute, c’était vert, et ici, c’est bleu», s’amuse Aïssa, bibliophile venu de Boufarik. Allusion aux barrages filtrants de la Gendarmerie, à l’extérieur, et les forces de police en zone intra-muros.
Comme vendredi dernier, Alger est morte jusqu’à pratiquement 11h. Puis, un cortège composé de plusieurs centaines de manifestants s’est formé subrepticement et s’est mis à sillonner la rue Didouche en donnant de la voix. Sur un air gnawi, la foule chante : «Gaïd Salah – Ben Salah tarahlou!». Bientôt, seul le mot d’ordre «Tarahlo!» (Vous dégagez) est martelé en chœur.
Un jeune couple défile avec son bébé drapé de l’emblème national, gigotant dans une poussette. Le couple brandit cette pancarte: «Le peuple souverain ne votera pas jusqu’à ce qu’il le décide lui-même». Une maman hisse le portrait d’un harrag [migrant clandestin qui prend la mer], probablement son fils, assorti de ce message poignant: «Harraga disparus depuis le 8 novembre 2018, où sont les autorités? On ne sait pas qui a vendu la patrie mais on sait qui en a payé le prix!»
«Votre crédit n’est pas suffisant pour organiser des élections»
Le thème du vote reviendra avec insistance sur un grand nombre de pancartes. Un jeune soulève cet écriteau sarcastique: «Votre crédit n’est pas suffisant pour organiser des élections, gangs!» Un monsieur d’un certain âge a gravé ces mots forts sur un bout de carton: «Notre Révolution n’est pas à vendre; c’est la Révolution d’un peuple qui a humé l’odeur de la vie. Oui à une période de transition libre et intègre. A bas le pouvoir des militaires».
L’imposant dispositif de police encercle rapidement la Place Audin. Une haie d’hommes en bleu est formée au long de la chaussée pour endiguer les manifestants. La foule oscille entre la place Audin et les tronçons de la rue Didouche situés en amont. Leurs clameurs font vibrer les immeubles alentour: «Asmaâ ya El Gaïd, dawla madania, asmaâ ya El Gaïd, machi askaria!» (Ecoute Gaïd Salah, Etat civil, pas militaire), «Makache el vote wallah ma eddirou…!».
On pouvait entendre aussi: «Imazighen, anerrez wala neknou!» (Amazighs, on rompt mais on ne s’agenouille pas), «Imazighen zkara fel Gaïd !» (On est Amazighs, n’en déplaise à Gaïd Salah). Des voix lâchent: «15 septembre, issyane madani!» (Le 15 septembre, désobéissance civile).
A l’approche de la prière, les manifestants se dispersent pour revenir comme un tsunami référendaire après la prière d’El Djoumouâa. Alors qu’un interminable cortège traverse la rue Didouche pour se diriger vers la Grande Poste, un autre arrive de Bab El Oued, tandis qu’un troisième bras impétueux déferle sur la rue Hassiba.
Des centaines de milliers de voix qui scandent à l’unisson: «Les généraux à la poubelle, we Dzair teddi l’istiqlal !» (Les généraux à la poubelle et l’Algérie accédera à l’indépendance), «Echaâb yourid isqate el Gaïd!» (Le peuple veut la chute de Gaïd Salah), «Makache el vote wallah ma eddirou, Bedoui we Bensalah lazem itirou. W’idha b’erressas hebbitou ettirou, Wallah marana habssine !»… Il y avait aussi ce mot d’ordre qui revenait: «Atalgou ouledna oueddou ouled el Gaïd!» (Relâchez nos enfants et prenez les enfants de Gaïd Salah).
A ce propos, il est à remarquer que beaucoup de manifestants arboraient le portrait d’un détenu d’opinion: Lakhdar Bouregaâ, Hamza Djaoudi, Bilal Bacha… Un groupe de femmes et d’hommes avait des posters à l’effigie de Ali Ghediri, et ce message: «Libérez notre frère Ali Ghediri arrêté à Alger le 13 juin 2019» [ancien haut militaire, dès fin 2018 se dit candidat à la présidence].
«Election imposée = Président rejeté»
Le thème des élections dominait, là encore, les messages écrits. «Intikhab mafroudh = Raïs marfoudh», résume finement un jeune citoyen (Election imposée = Président rejeté). On pouvait lire aussi: «Les élections d’un pouvoir corrompu, piège à cons», «Indus occupants d’El Mouradia, dégagez!» Un marcheur-philosophe agite ce trait d’esprit: «Cogito: je pense donc je ne vote pas». Un autre porte une poubelle et ce bout de papier bien visible: «RND [Rassemblement national démocratique allié au FLN], FLN, gouvernement Bedoui».
Retenons également cet autre message puissant: «Cette génération ne se contentera pas d’une semi-liberté». Et cette sentence acerbe aperçue sur un autre panneau: «T’roh t’voti, oulidek iroh fel boti» (Tu vas voter et ton fils s’en va dans une barque). Sarah, une «hirakiste» chevronnée, parade avec ce slogan incisif: «Pas d’élections avec les gangs, oui à l’escalade».
Rabéa, la quarantaine, vient tous les vendredis de Sidi Moussa battre le pavé dans les boyaux de la capitale encerclés par la police. Réagissant aux dernières sorties de Gaïd Salah, elle nous dit: «Le peuple ne peut pas accepter qu’il (Gaïd Salah, ndlr) nous commande, décide seul et fasse des discours à la pelle. Il n’est pas habilité pour ça. On n’entend plus que lui. Ni Bedoui, ni Bensalah, ni aucun ministre ne s’exprime. En principe, chaque ministre a son domaine de compétence, et celui de la Défense doit se limiter à l’armée. Il n’a pas à s’immiscer dans la présidentielle. S’il le fait, c’est parce que depuis 1965, l’armée a toujours été au cœur du pouvoir et continue à diriger le pays.» Et de lancer: «Gaïd Salah a 80 ans, il doit laisser sa place aux jeunes. On a des cadres, des intellectuels, des jeunes brillants dont les compétences profitent à la France, aux Etats-Unis, au Canada… C’est malheureux.»
«Marathon hirakien»
Khaled, 36 ans, technicien supérieur en informatique, martèle: «On est engagés dans un marathon hirakien. En fait, ce n’est pas un hirak, c’est une révolution, et inchallah cette révolution va continuer jusqu’à votre départ» (en s’adressant aux dirigeants). A propos de l’élection présidentielle, il déclare: «Quand je vois les noms qui sont engagés dans le dialogue, on constate que c’est des gens qui ne nous représentent pas. Ce pouvoir est dans une logique de “taghanant”[têtu] et nous aussi, on est têtus. On est dans un marathon contre vous. On ne vous lâchera pas jusqu’à ce que vous partiez. Tirez sur le peuple, embarquez la jeunesse, jetez-nous en prison, salissez notre casier judiciaire… Quoi que vous fassiez, vous finirez par partir. Je vous le dis pacifiquement, en toute silmiya, vous vous en irez tous! Il n’y a aura pas d’élections, et le 15 septembre, ça sera une révolution!»
Mohamed, 60 ans, nous dira pour sa part: «On veut notre dignité, notre liberté, on veut l’indépendance réelle qu’on attend depuis 1962. Y en a marre. Moi je suis retraité, mes enfants ont tous fait des études, le dernier est titulaire d’un master en Structures, il se roule les pouces. C’est moi qui lui donne de l’argent. On veut un changement radical, on ne veut pas de recyclage!» Mohamed estime que les ingrédients d’une élection intègre ne sont pas réunis: «Il faut commencer par changer Bensalah et Bedoui, ainsi que cette îssaba [la bande] autour de Karim Younès [fifure du «dialogue»] qui était à l’APN et qu’on veut utiliser pour recycler les figures du système. On veut de vraies élections, avec des gens issus du hirak, qui nous représentent réellement. On ne veut pas de recyclage ni de clonage des mêmes têtes.» (Article publié dans El Watan en date du 7 septembre 2019)
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Non à la présidentielle et au coup de force!
Pour un référendum populaire sur la transition démocratique!
Pour l’élection d’une Assemblée Constituante Souveraine!
Déclaration du Parti socialiste des travailleurs (PST)
Encore une fois, le Chef de l’Etat Major et vice-ministre de la défense, M. Gaïd Salah, a rappelé via son discours du 2 septembre 2019 qu’il était le véritable maître du pays, confirmant ainsi sa détermination à poursuivre le coup de force qu’il a engagé depuis plusieurs mois.
Son injonction, à peine voilée, pour la convocation du corps électoral le 15 septembre, dans le but d’imposer l’élection présidentielle avant la fin de l’année en cours, cache mal sa volonté de garantir avant tout la pérennité du système. Sa campagne «anti corruption», qui a entraîné l’emprisonnement de quelques oligarques et figures de premier plan du régime Bouteflika,n’a pas dépassé le stade de l’élimination de groupes d’intérêts rivaux et de règlement de compte au sein du même régime. Il s’agit d’une recomposition du pouvoir dans la continuité. Autrement dit, le régime oligarchique, autoritaire, néolibéral et compradore n’a pas changé d’un iota sa nature de classes.
En effet, ce n’est ni les travailleurs précarisés, ni les jeunes chômeurs désespérés, ni les femmes oppressées, ni la majorité des masses laborieuses de notre peuple qui ont pris une parcelle du pouvoir politique pour défendre leurs intérêts de classe. Ce sont les mêmes Gaïd Salah, Bensalah, Bédoui, nommés ou promus par Bouteflika, et les mêmes députés et sénateurs, élus grâce à la corruption et la «issaba», qui décident et légifèrent encore aujourd’hui.
Mais, l’historique mobilisation populaire nationale à travers le Hirak, qui vient d’entamer son septième mois, n’a pas fini de bouleverser le rapport de force politique et de susciter, notamment à l’occasion de cette rentrée sociale, l’espoir d’imposer un vrai changement par le biais de l’exercice effectif de la souveraineté populaire. Il s’agit de rejeter pour la troisième fois, comme scandé par le Hirak chaque semaine dans une véritable expression référendaire, le coup de force de la présidentielle.
Pour le PST, si nécessaire pour ceux qui font la sourde oreille, faisons entendre les millions de voix du Hirak par le biais d’un référendum populaire, démocratique et transparent, dont la seule commission de contrôle sera le peuple algérien lui-même à travers sa mobilisation dans tous les bureaux de vote. Oui, organisons un tel référendum pour trancher une fois pour toutes entre une élection présidentielle, dans le cadre de la constitution et les institutions actuelles du régime Bouteflika, et une transition démocratique permettant l’élection d’une Assemblée Constituante Souveraine, représentative des aspirations démocratiques et sociales de la majorité du peuple algérien, qui élaborera une nouvelle constitution pour notre pays.
Mais, dans tous les cas, il s’agit de maintenir la formidable mobilisation de notre Hirak populaire et l’amplifier contre la répression, pour la libération des détenus d’opinion et pour la levée de toutes les entraves à l’exercice effectif des libertés démocratiques et syndicales dans notre pays. (Le Secrétariat National du PST, Alger, le 4 septembre 2019.)
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