Ukraine-reportage. «Des soldats russes démoralisés expriment leur colère d’avoir été “trompés” dans la guerre»

Par Luke Harding (Lviv)

Les vidéos des prisonniers de guerre sont utilisées par la propagande ukrainienne, mais il existe un authentique sentiment d’amertume parmi les militaires russes.

Cinq soldats russes sont assis dans un bâtiment en briques. Ils ont les yeux bandés: ce sont les derniers prisonniers capturés en Ukraine. Une voix ukrainienne les interroge. «Parlez», dit-elle à l’officier russe du groupe. Quel message souhaite-t-il faire passer à ses soldats et aux Russes restés au pays?

«Pour parler franchement, ils nous ont trompés», répond l’officier, en faisant référence à ses supérieurs militaires assis à Moscou. «Tout ce qu’on nous a dit était faux. Je dirais à mes gars de quitter le territoire ukrainien. Nous avons des familles et des enfants. Je pense que 90% d’entre nous seraient d’accord pour rentrer chez eux.»

La vidéo de trois minutes a été filmée dans des conditions de contrainte. Les soldats ont manifestement peur. Et pourtant, de nombreuses interviews similaires de captifs russes ont circulé sur les canaux des médias sociaux ukrainiens, exprimant des sentiments similaires.

A la question de savoir ce qu’il dirait à ses commandants, l’un d’eux a répondu sans ambages: «Ce sont des pédés.» Une autre expression fréquemment utilisée est «oni obmanuli nas»: «ils nous ont trompés». Huit jours après l’invasion de Vladimir Poutine, il est clair qu’un nombre important de ses militaires sont démoralisés et peu enclins à se battre. Certains se sont rendus.

D’autres ont abandonné leurs véhicules et sont repartis à pied vers la frontière russe en trimballant leurs armes et leurs sacs à dos, selon des vidéos. Ces épisodes ne signifient pas que le Kremlin échouera dans ses tentatives de conquête de l’Ukraine, ses tactiques passant au pilonnage brutal des civils [1].

***

Mais le moral bas des troupes d’invasion pourrait être l’une des raisons [outre les problèmes de logistique liés à une planification de type Blitzkrieg] pour lesquelles le plan de guerre éclair de la Russie pour submerger l’Ukraine ne semble pas avoir progressé à la vitesse que Poutine aurait souhaitée. A Moscou, on pensait que l’opération serait rapide et réussie. D’après les vidéos, les soldats n’ont reçu des vivres et du carburant que pour deux ou trois jours.

Le Kremlin semble également avoir diffusé une idée totalement fantaisiste de l’accueil qui leur serait réservé. Plusieurs prisonniers de guerre ont déclaré qu’on leur avait assuré que les Ukrainiens les accueilleraient comme des libérateurs. Les forces russes s’attendaient à recevoir des fleurs et des acclamations, pas des balles et des bombes, ont-ils dit.

«Certains d’entre eux pensaient qu’ils participaient à des exercices militaires. Ils n’avaient pas prévu de résistance», a déclaré Artem Mazhulin, un professeur d’anglais de 31 ans originaire de Kharkiv. «Beaucoup sont des conscrits nés en 2002 ou 2003. Nous parlons de garçons de 19 et 20 ans.»

Il a ajouté: «Depuis 2014, le gouvernement russe fait un lavage de cerveau à sa population avec de la propagande. Ils essaient de faire croire à la Russie que l’Ukraine n’est pas un vrai pays et disent que des monstres fascistes l’ont capturée.»

Artem Mazhulin a déclaré que son oncle et sa tante, Viktor et Valentina, avaient discuté avec des soldats russes lorsqu’ils sont passés devant leur maison à Kupiansk, dans le nord-est de l’Ukraine, près de la frontière. Les soldats ont expliqué qu’ils recherchaient des Banderivtsi, ou des partisans du leader nationaliste ukrainien de la Seconde Guerre mondiale, Stepan Bandera [les forces d’extrême droite se réclament encore de Bandera en Ukraine – réd.].

«Mon oncle leur a dit: “Où est-ce que vous voyez des Banderivtsi, bordel?” Ma tante leur a dit de sortir de ses parterres de fleurs», a raconté Artem Mazhulin. «Ils ont appelé mon oncle Batya (papa) et ont discuté avec lui de l’élevage de pigeons, son hobby. Puis ils sont partis sur leur tank.»

Dans une allocution vidéo jeudi 3 mars, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a insisté sur le même message: Poutine a envoyé ses forces d’invasion en Ukraine sans mission compréhensible. «Ils sont démoralisés. Ils sont condamnés», a-t-il déclaré, en demandant aux soldats ennemis de «rentrer chez eux».

***

L’Ukraine affirme avoir tué plusieurs milliers de soldats russes. Ce chiffre est peut-être exagéré, mais mercredi, cependant, même le Kremlin [dans un communiqué] a admis que 498 de ses militaires étaient morts, et 1591 blessés.

Alex Kovzhun, qui fut un temps conseiller de l’ancien premier ministre ukrainien Ioulia Timochenko, a déclaré que les soldats russes pouvaient être divisés en deux sortes: «Il y a les jeunes conscrits qui ont une peur bleue. Et il y a les soldats de carrière qui ont combattu en Syrie et dans le Donbass.»

Alex Kovzhun a déclaré que l’état-major russe avait pensé que l’invasion serait «fastoche», et une répétition des opérations pour s’emparer de la Crimée en 2014, ou leur récent déploiement au Kazakhstan, qui ont été largement sans opposition. Au lieu de cela, les civils ukrainiens s’étaient placés devant les chars ennemis, avaient bloqué des colonnes blindées à mains nues et avaient chanté l’hymne national devant des soldats russes crispés.

«Ils lancent des jurons face à des personnes armées. J’ai vu les visages des Russes. Ils sont très mal à l’aise parce que ce n’est pas ce à quoi ils s’attendaient. On leur a dit que les Ukrainiens étaient emprisonnés par des mythiques nazis», a-t-il ajouté.

***

Nick Reynolds, analyste et chercheur sur la guerre terrestre au Royal United Services Institute (Rusi), un groupe de réflexion sur la défense et la sécurité, a déclaré que le chiffre ukrainien des soldats ennemis tués était probablement plus fiable que l’estimation russe, ajoutant que les images d’engagements impliquant les forces russes disponibles en ligne suggéraient que le nombre de victimes que le Kremlin était prêt à admettre avait déjà été dépassé.

Néanmoins, a-t-il ajouté, peu d’éléments indiquent comment les autorités ukrainiennes sont parvenues à leur propre total. Le décompte de plusieurs milliers de morts pourrait lui-même être légèrement exagéré, a-t-il ajouté.

Il ne fait aucun doute que l’Ukraine utilise le malaise des soldats capturés à des fins de propagande. Plusieurs vidéos montrent de jeunes hommes appelant leurs mères en Russie, qui n’ont aucune idée que leurs fils se battent en Ukraine. Les mères s’effondrent généralement. Les autorités ukrainiennes ont ouvert une ligne d’assistance téléphonique pour les parents russes inquiets, dans le cadre d’un autre scoop de relations publiques.

Néanmoins, il existe un sentiment authentique que de nombreux militaires russes regrettent d’être venus en Ukraine, un voyage qui s’est terminé pour certains par la mort ou la désillusion. Un interrogateur demande à un prisonnier: «Alors, qu’en pensez-vous, êtes-vous des soldats de la puissante armée russe ou de la chair à canon?» «Nous sommes de la chair à canon», répond le prisonnier de guerre. «Ça en valait la peine?» dit l’interrogateur, pour donner suite. «Non», répond le prisonnier. (Article publié par The Guardian, le 4 mars 2022, 6 heures du matin heure suisse; traduction rédaction A l’Encontre)

_____

[1] Si les communiqués du Kremlin font état de quelque 500 soldats russes tués, et quelque 1500 blessés, il faut noter l’approche différente de cette question, pour la première fois, de Vladimir Poutine à l’occasion de son discours du 3 mars au soir. Comme l’indique dans Le Monde Benoît Vitkine (4 mars 18h54): «Etonnamment, Vladimir Poutine s’est longuement exprimé sur les pertes, qu’il qualifie d’“héroïques”. Il a ainsi prévu une minute de silence et annoncé des compensations financières importantes pour les familles des tués.» Dans un commentaire sur Twitter, Vitkine ajoute: le discours de Poutine «est une façon d’installer la guerre, après avoir tenté de la rendre invisible».

Cela tend à démontrer que Poutine ne fixe pas de limites aux moyens qu’il peut utiliser pour atteindre ses objectifs déclarés. Benoît Vitkine, dans son commentaire, souligne dès lors ce qu’il appelle les «éléments de langage» utilisés par Poutine dans son discours du 3 mars au soir:

– les Ukrainiens se battent comme des lâches, cachés derrière la population civile;
– ils se comportent en fascistes, «humilient et exécutent des prisonniers»;
– des mercenaires étrangers, y compris du Moyen-Orient, se battent avec eux;
– Moscou n’attaque pas l’Ukraine, mais «défend la Russie et le Donbass».

Cette reconnaissance de l’état de guerre va de pair avec la répression de toute opposition publique, le silence imposé à la dernière radio indépendante Ekho Moskvy et à la chaîne de télévision indépendante en ligne Dojd. Alors que les mères de soldats tués pouvaient manifester lors de la guerre de Tchétchénie, hier une mère d’un soldat tué, manifestant avec une pancarte, a été immédiatement arrêtée et condamnée à une amende de 300 euros. Le signal est donné à de futures mères de soldats qui ont perdu leur fils. La guerre en Ukraine va de concert avec une tentative de contrôle plus serré sur ce qui est appelé la «société civile». (Réd. A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*