Italie. Des élections sous la prépondérance d’une droite très affirmée (I)

Giorgia Meloni le 23 août à Ancona

Par Franco Turigliatto

Pour la première fois dans l’histoire de la République italienne [elle est «née» suite au référendum de juin 1946], des élections politiques générales auront lieu au début de l’automne (le 25 septembre). Il s’agit d’élections politiques anticipées par rapport à l’échéance normale (printemps prochain) sur la base d’une décision controversée du président de la République Sergio Mattarella et du Premier ministre Mario Draghi face aux difficultés croissantes de sa majorité gouvernementale, qui comprenait tous les principaux partis à la seule exception de l’extrême droite de Fratelli d’Italia.

La campagne électorale se déroule donc en plein été et dans une période utilisée pour les vacances annuelles de la majorité des salarié·e·s, puisque non seulement les grandes entreprises, mais aussi la plupart des activités productives sont plus ou moins en arrêt.

Tous les sondages donnent la coalition des forces de droite et d’extrême droite, composée de Forza Italia de Silvio Berlusconi, de la Lega de Matteo Salvini et de Fratelli d’Italia (FdI) de Giorgia Meloni, largement gagnante. Ces organisations sont, à divers égards, nettement patronales, réactionnaires, xénophobes et même fascistes [1].

Au fil des ans, le rapport de force électoral et politique entre ces partis s’est modifié. Alors que dans le passé, l’hégémonie revenait à Forza Italia, qui a passé ensuite à la Lega, depuis un an, le FdI est le parti dominant avec une projection de 24% des intentions de vote dans les sondages, ce qui en fait le parti le plus voté [2]. C’est le parti héritier du MSI [Mouvement social italien, fondé à fin 1946] et dont le symbole intègre toujours la flamme tricolore identifiée à celle qui brûle sur le tombeau de Mussolini. La présidente de ce parti, Giorgia Meloni, revendique déjà le poste de Premier ministre et propose, avec l’ensemble de la coalition, la modification de la Constitution et le passage à une République présidentielle [3].

Il convient de rappeler que si la victoire de la droite se concrétise et que Giorgia Meloni accède au poste de Premier ministre [présidente du Conseil des ministres] après l’entrée en fonction du nouveau parlement en octobre, cela se produirait exactement 100 ans après la prise du pouvoir par Mussolini.

Dès lors, sur l’avenir des classes populaires italiennes, d’«origines» italienne et immigrée, plane le spectre politique et social d’un gouvernement de droite et d’extrême droite. Le danger qui guette le pays est grand: une victoire de ces forces et de leur gouvernement ne peut qu’apporter de nouvelles difficultés terribles pour les classes subalternes, à commencer par les secteurs les plus faibles, les travailleurs et travailleuses migrants, les pauvres, les chômeurs et chômeuses et les femmes. Il ne faut pas sous-estimer le problème: la période post-électorale sera différente et encore plus difficile sur le plan social, économique et institutionnel; les forces anticapitalistes et démocratiques progressistes (pour utiliser un ancien langage) doivent se préparer à affronter de nouveaux défis. Un gouvernement de Fratelli d’Italia (FdI) et de ses acolytes à l’occasion du 100e anniversaire de la marche sur Rome [octobre 1922] créera un climat politique et idéologique de dédouanement des pires thèmes et de leurs soubassements réactionnaires. Il suscitera des dynamiques très dangereuses et les agressions de l’extrême droite se multiplieront. Toutes sortes d’abus policiers, d’attaques fascistes et racistes trouveront des espaces plus larges et des justifications abjectes dans le cadre des politiques du nouveau gouvernement.

L’affaissement social

Comment en sommes-nous arrivés à cette situation politique très difficile, mais surtout, quel est le contexte social et quelle est la dynamique des rapports sociaux-politiques de classes qui y ont conduit?

En premier lieu, ce qui se passe n’est rien d’autre que le reflet morbide d’un cadre social dramatique dans lequel les classes populaires ont perdu depuis longtemps leur rôle actif de protagonistes, tant en termes d’action syndicale effective qu’en termes d’organisation politique, c’est-à-dire la présence d’une force de classe de gauche bien établie, capable d’exprimer ses intérêts sur le terrain politique et dans l’activité sociale.

Des données récentes de l’Institut national de la sécurité sociale (INPS) et de l’Institut de statistique (ISTAT) montrent une réalité sociale dramatique. Le pays compte 5,6 millions de personnes en situation de pauvreté absolue et tout autant en situation de semi-pauvreté. Le chômage et la précarité sont l’un des éléments dominants de la condition du salariat: la grande majorité des nouveaux contrats de travail sont de très courte durée, y compris d’une durée d’un jour ou d’une semaine. Un tiers des travailleurs et travailleuses gagne moins de 1000 euros par mois. L’Italie est le seul pays européen où les salaires sont inférieurs à ceux d’il y a 30 ans. Le montant des pensions est également très bas. Le «coût de la vie» en forte hausse attaque salaires et pensions, à tel point que le gouvernement Draghi lui-même a dû prendre des mesures, certes médiocres, pour atténuer les difficultés sociales [4]. Plus généralement, l’Italie dispose d’un service public de santé qui se défait chaque jour sous les coups de la privatisation progressive, d’un système scolaire public à la dérive qui s’apprête à rouvrir sans qu’aucune mesure ait été prise pour éviter la contagion [face à la relance d’une nouvelle vague de Covid]. Enfin, l’épidémie continue de faire 100 victimes par jour, le gouvernement et les institutions ayant désormais renoncé à mettre en œuvre une politique de santé publique décente. Les conditions de surexploitation (des migrant·e·s) dans les campagnes du Sud, mais aussi dans le secteur de la logistique – où les luttes ont été dures –, ainsi que dans les secteurs de la restauration et du tourisme, sont scandaleuses et insupportables [5]. Toutes les grandes forces politiques en sont totalement responsables, y compris le Premier ministre Mario Draghi qui continue à diriger le gouvernement.

Si plusieurs centaines de milliers de personnes n’ont pas été littéralement réduites à la famine, notamment dans le Sud, c’est grâce à l’instauration d’une mesure adoptée en 2018 par le gouvernement jaune-vert [la Lega et le Mouvement 5 étoiles], fortement souhaitée par le M5S, mesure qui a été à la base de son succès aux dernières élections de 2018. Il s’agit du soi-disant revenu de citoyenneté (Reddito di cittadinanza), une définition imposée par le M5S, mais totalement impropre car il ne s’agit que d’une modeste allocation de dernier recours, très limitée et de surcroît liée à une série de conditions que le gouvernement Draghi a modifiées, la rendant ainsi moins favorable pour ses bénéficiaires, qui se montaient tout de même à quelques millions; une bouée de sauvetage qui a évité le désespoir total à tant de personnes et de familles, en particulier dans le sud du pays [6].

Aujourd’hui, cette mesure est fortement attaquée par 90% des candidats au parlement sous la pression des petits et grands entrepreneurs qui veulent disposer d’une main-d’œuvre contrainte d’accepter des formes de travail semi-esclavagistes. L’offensive est menée par Giorgia Meloni elle-même et un personnage peu respectable comme l’ancien premier ministre Matteo Renzi [de février 2014 à décembre 2016]. Pourtant, après l’effondrement de l’économie au cours de la première année de la pandémie, la relance économique a été très forte en Italie, avec une croissance constante qui, malgré le ralentissement de ces derniers mois, résiste pour l’instant mieux que celle de nombreux autres pays européens, dont la France ou l’Allemagne, même si des nuages d’orage se profilent à l’horizon, notamment une éventuelle crise du gaz [7].

C’est dans ce contexte que les polarisations sociales ont continué à s’accroître. Les secteurs ouvriers ont mieux résisté, les vastes zones de la petite et moyenne bourgeoisie, qui est une caractéristique fondamentale du capitalisme italien, grâce aussi aux diverses formes d’évasion fiscale et aux fortes subventions publiques, se portent bien, certes de manière diversifiée, et l’on constate une relance de la consommation, du tourisme et des voyages.

Au sommet de la pyramide sociale, de l’autre côté de la barricade des classes laborieuses, nous avons la classe des propriétaires terriens, des riches qui sont devenus encore plus riches, des entreprises qui font des bénéfices et distribuent sans problème de gros dividendes à leurs actionnaires, grâce aussi aux subventions publiques continues. Nous avons une «race patronale» qui croit pouvoir utiliser la force de travail comme bon lui semble, avec la relance complète des politiques de division de classe et du droit divin des propriétaires terriens d’agir sans tenir compte aucunement des lois très modestes qui sont censées contenir leur omnipotence. Comment s’étonner alors que dans ce contexte de richesse et de pauvreté, de régression pour tant de gens, de ressentiment et de crainte pour l’avenir, l’étoile noire de Giorgia Meloni brille. Cela d’autant plus en l’absence de mobilisation des classes populaires et des syndicats contre cet état de fait.

Cette mobilisation devait être mise en place et il a été possible de la construire au cours des années et des mois passés. Cela n’a pas été fait pour la simple raison que les directions syndicales, y compris celle de la CGIL, ont renoncé à le faire [8]. Au fil des années, en effet, l’intégration des directions et des appareils syndicaux dans les institutions capitalistes a augmenté de plus en plus, et donc aussi la subordination aux lois du système, y compris donc l’acceptation des politiques libérales d’austérité. D’où le renoncement à donner une impulsion aux mobilisations des classes ouvrières, ce qui entraîne la démoralisation et la désorganisation de larges secteurs de travailleurs et travailleuses et donc une nouvelle détérioration des rapports de force entre les classes. D’où il découle à son tour la tendance des bureaucraties syndicales à des choix modérés et à la passivité sous prétexte de la réticence à se battre, réelle ou supposée, des travailleurs et travailleuses. C’est une dialectique infernale qui aurait pourtant pu être brisée si certains secteurs des directions syndicales avaient eu la volonté de la remettre sérieusement en question.

Voici un exemple. L’automne dernier, alors que la loi budgétaire était en discussion, les dirigeants syndicaux n’ont pris aucune initiative pour la mettre en question. A la mi-décembre, alors que cette loi, très préjudiciable aux intérêts des salarié·e·s, était sur le point d’être définitivement votée, la CGIL et l’UIL ont appelé à une grève générale de protestation d’une journée, ce qui ne s’était pas produit depuis de nombreuses années. Avec une certaine surprise, la grève a été couronnée de succès dans plusieurs secteurs, notamment dans la catégorie de la métallurgie. Il y a eu trois grandes manifestations très combatives: au nord à Milan, au Sud à Bari et à Palerme. Dès l’expression de ce type de manifestations, les secrétaires de la CGIL et de l’UIL ont promis et juré que cette journée n’était que le début d’une mobilisation qui se poursuivrait dans les mois suivants contre la précarité du travail, pour défendre les retraites, et sur bien d’autres revendications sociales ressenties et mises en avant. Mais rien de tout cela n’a été mis en œuvre entre ce moment et aujourd’hui. On peut alors comprendre la désillusion non seulement des secteurs les plus larges de la classe laborieuse, mais plus encore des secteurs les plus disposés à la lutte qui sont indispensables pour briser le cadre de la passivité et enclencher une forte dynamique de reprise du mouvement de masse.

Cette impasse, qui dure depuis des années, permet aux différentes forces bourgeoises de dominer complètement la scène politique et encore plus la scène électorale. Leurs affrontements médiatiques «titanesques», faits de manœuvres et contre-manœuvres, ainsi que l’affirmation des différents leaders et chefs du soi-disant centre politique ne servent qu’à assurer leur présence quotidienne dans les médias, à se «montrer» comme les gestionnaires et les serviteurs les plus utiles des intérêts du capital, à construire un consensus populaire à travers des programmes (slogans électoraux) bidons et trompeurs, parmi lesquels la relance de la flat tax. Pendant ce temps, la classe sociale responsable de tous ces ravages, c’est-à-dire la bourgeoisie, le capital, reste à l’écart des projecteurs. Elle n’est jamais remise en question, ses journaux peuvent même produire des éditoriaux hypocrites dénonçant les faiblesses et les méfaits de ses propres partis et les difficultés à construire une direction politique bourgeoise cohérente et efficace. En arrière-plan, les énormes bénéfices des grandes entreprises, d’Eni (hydrocarbures, plus de 7 milliards au premier semestre) à Enel (énergie électrique, groupe privatisé en 1999) et au groupe Prysmian (secteurs du câble et de l’énergie), de Stellantis (automobile, près de 8 milliards) à Brembo (sous-traitance automobile), de Leonardo (second groupe industriel, anciennement Finmeccanica) à Ferrari, des banques Unicredit à Intesa, de l’assureur Generali à la Poste italienne, à tel point que le quotidien La Repubblica lui-même a titré: «Une récolte de bénéfices» [9].

Les trois gouvernements de la législature et la crise du gouvernement Draghi

La législature actuelle, qui a débuté en mars 2018, a vu la formation de trois gouvernements très différents, qui ont toujours eu comme force pivotale le M5S, le parti qui est sorti vainqueur des élections avec environ 33% des voix, mais qui au fil des années a subi diverses défections et une perte de crédibilité au point qu’aujourd’hui il est estimé selon les sondages à environ 11% des intentions de vote. Le premier gouvernement était le gouvernement dit jaune-vert, présidé par Giuseppe Conte (Conte I, juin 2018-septembre 2019) et composé du M5S et de la Ligue de Salvini; le second (Conte II, septembre 2019-février 2021) était celui soutenu par le M5S et le Parti démocrate (PD), toujours sous la présidence de Conte. Ce gouvernement est tombé au début de 2021 grâce à une opération politico-institutionnelle très douteuse orchestrée par le président de la République avec les forces «confindustrielles» (la Confindustria est l’association des patrons) et avec les intrigues de l’ancien secrétaire du PD, Matteo Renzi [10].

C’est ainsi que fut formé le gouvernement capitaliste par excellence, présidé par Mario Draghi dans un rôle bonapartiste, salué par les médias italiens, les institutions financières internationales et les gouvernements à l’autre bout du monde comme étant le sauveur de la patrie. La mission pour laquelle il a été créé était très précise: réaliser une restructuration profonde du capitalisme italien en utilisant les énormes fonds européens (près de 200 milliards d’euros) dans le but de soutenir les entreprises les plus performantes, une flexibilisation accrue du travail et de nouvelles contre-réformes néolibérales profondes au profit du capital. Il s’agissait et il s’agit toujours d’un gouvernement d’«unité nationale» soutenu par tous les grands partis, à la seule exception de Fratelli d’Italia qui, toutefois, n’a toujours mené qu’une opposition formelle, largement convergent sur les mesures prises.

Ce projet, même dans une période «normale» du capitalisme, aurait conduit à de grands conflits sociaux. Mais, face à des événements colossaux comme la guerre, les conflits inter-impérialistes, la crise climatique et énergétique, la relance de l’inflation à 8% dans le contexte de la persistance de la pandémie, il ne pouvait que plonger le pays dans une crise sociale dramatique. Les politiques de Mario Draghi ont été inqualifiables, à commencer par la «non-gestion» de la crise sanitaire, l’augmentation des dépenses militaires au détriment des dépenses sociales (santé et école), la prétendue autonomie différenciée des régions qui va diviser encore plus le pays, et les politiques économiques qui ont favorisé la baisse des salaires et des pensions et la généralisation de la précarité. Face à la crise énergétique, les quelques mesures promises de transition écologique ont été abandonnées. C’est le retour au charbon, à la régazéification [accord avec l’Algérie] et peut-être même au nucléaire.

Et cette crise sociale très profonde, le malaise qui s’est emparé de très larges secteurs de la population, ainsi que les oppositions entre les différents secteurs économiques capitalistes et leurs représentants politiques face aux difficultés économiques et à la restructuration productive, ont fini par miner le gouvernement en augmentant ses tensions internes.

En effet, les forces qui composent le gouvernement Draghi, bien qu’elles partagent la même matrice bourgeoise, expriment l’articulation composite de différents secteurs (petits, moyens et grands) du capitalisme italien. Or, la combinaison des crises profondes en cours entraîne une recomposition du système dominant lui-même, qui frappe profondément les classes populaires, mais qui impacte aussi des secteurs capitalistes plus faibles, dans le monde hétérogène et vaste des petites et moyennes entreprises.

La fibrillation politique interne au gouvernement durait depuis des mois et s’était progressivement intensifiée face aux questions du réarmement et de la guerre, de la crise énergétique et de l’inflation. Les différences se sont manifestées d’abord face à certaines initiatives de la Ligue, puis face à celles du M5S, attaquées de toutes parts et en forte perte de crédibilité, et enfin suite au choix de Forza Italia et de la Ligue de ne plus laisser de place à l’opposition, bien que factice, de Fratelli d’Italia, visant à exploiter les élections anticipées à leur avantage afin de défendre au mieux non seulement leurs positions politiques, mais aussi les intérêts bourgeois spécifiques qu’ils représentent. La défense des «intérêts généraux» de la grande bourgeoisie, exprimés par l’«agenda Draghi», n’a pas été mise en question par le PD jusqu’à la fin et par le monde diversifié et querelleur des partis du centre parlementaire. A ce sujet, il faut souligner que le gouvernement est toujours en place pour gérer les affaires courantes, ce qui signifie que l’agenda de Draghi suit son cours et qu’aucun ministre, quel que soit son parti, n’a démissionné. Sur les écrans de télévision, les acteurs politiques disent toutes sortes de choses, mais la continuité des choix politiques et sociaux reste ferme.

Néanmoins, il ne fait aucun doute que cette crise politique est une expression de la crise de direction de la bourgeoisie (en cours, d’ailleurs, pas seulement en Italie), c’est-à-dire la difficulté de la classe dirigeante à produire des partis forts disposant d’un appui populaire adéquat à l’occasion des élections et dans la société, et donc des gouvernements stables pour gérer au mieux ses politiques d’ensemble.

La lutte contre les droites

La perspective de gouvernements de droite et d’extrême droite a incité de nombreux acteurs sociaux, politiques et intellectuels à formuler, par le biais d’appels et d’articles, diverses propositions technico-électorales d’alliances pour empêcher leur victoire éclatante. Certains ont même suggéré aux forces de ce que l’on appelle le centre-gauche d’avoir davantage de revendications sociales et de se concentrer plus sur les dites périphéries ouvrières dans l’espoir de pouvoir d’enlever un soutien à la droite et de réactiver les secteurs sociaux passifs.

Le plus souvent, ces arguments sont déplacés et complètement improbables parce qu’ils ne vont jamais à la racine du problème: identifier les raisons et même les responsables politiques et gouvernementaux qui, au fil des ans, ont produit ou favorisé la diffusion des idéologies réactionnaires et aujourd’hui même la crédibilité dans les larges couches populaires d’un parti aux traits fascistes comme celui de Giorgia Meloni qui s’affirme comme une alternative possible aux misères du présent.

Une question se pose. Où étaient beaucoup de ces partis pendant ces années? Pourquoi ont-ils soutenu les politiques d’austérité ou ne les ont-ils pas combattues, ou s’ils les ont critiquées, pourquoi ont-ils continué à soutenir le parti qui les pratiquait et les dirigeait depuis le gouvernement, c’est-à-dire le PD? Pourquoi beaucoup d’entre eux ont-ils salué la formation du gouvernement Draghi et pensé que lui, le gestionnaire par excellence des projets bourgeois, l’étrangleur du peuple grec en tant que président de la BCE, était celui qui pouvait sauver le pays des difficultés économiques et sociales et préserver la démocratie?

Au cœur de ces propositions tactiques et politiques pour battre la droite, il y a en fait surtout la revendication de la nécessité de défendre la Constitution démocratique de 1948, résultat de la victoire de la Résistance contre le nazi-fascisme. Certes. Sauf qu’il y a une contradiction profonde: comment est-il possible de s’allier dans ce but avec ceux, soit le PD et diverses forces du centre, qui depuis vingt ans au moins froissent la Constitution elle-même, ayant déjà réussi à la dénaturer dans certains aspects fondamentaux (le titre V sur les autonomies régionales, la contrainte de l’équilibre budgétaire qui décapite les mesures sociales)? Ce sont les mêmes qui, en ce moment, en ces mois, avec le gouvernement Draghi et toutes les forces de droite, font avancer la mortifère, antipopulaire et clivante «autonomie différenciée» des régions, qui sanctionne la division du pays, des territoires et de leurs habitants en ligue A et ligue B. Comment pourraient-ils se soucier de défendre la Charte constitutionnelle et les droits démocratiques qu’elle préserve encore partiellement?  Sans parler des exigences sociales énoncées dans la Constitution elle-même, abandonnées depuis des années sous la pression des contre-réformes néolibérales.

Et enfin, comment aborder l’énorme problème de l’emprise par l’extrême droite sur des secteurs de masse, au moyen de gadgets électoraux, ainsi qu’avec des alliances avec ceux-là mêmes qui considèrent que la Constitution de 1948 est inadaptée aux besoins de la concurrence dans le cadre de la mondialisation?

Quelqu’un devrait alors expliquer pourquoi Fratelli d’Italia, qui a recueilli un peu plus de 4% des voix aux élections législatives de 2018 et 6,5% aux élections européennes de 2019, et qui voyageait encore autour de 10% lorsque le gouvernement Draghi est entré en fonction, est maintenant crédité de 24% dans les sondages grâce à une opposition politique habile, bien que trompeuse.

Mais toutes les forces démocratiques et réellement progressistes devraient également comprendre (et ensuite travailler en conséquence) que la crédibilité des forces réactionnaires et fascistes s’explique par le vide politique à gauche, mais aussi par un assujettissement aux lois du capital de la part des directions bureaucratiques syndicales qui, pendant des années, n’ont pas essayé de construire la défense des conditions de vie et de travail des classes laborieuses en se contentant de la «table des négociations», et en renonçant, voire en refusant de construire sérieusement et systématiquement le conflit et la lutte sociale sur des objectifs de classe alternatifs. Or, ce serait le meilleur antidote à la propagande de la droite et des fascistes.

Sans lutte sociale, Meloni gagne

En l’absence d’une activité sociale de classe, ce sont les idéologies dominantes et la propagande médiatique qui conditionnent inévitablement la conscience des classes subalternes. Seules la participation, les expériences de lutte, l’auto-organisation, la discussion de contenus et de plateformes alternatives pourraient nourrir les éléments d’une conscience de classe, ainsi que la compréhension de sa place dans la société, une conscience civile, démocratique, collective et socialiste. C’est de tout cela que naissent la volonté et le besoin de construire une autre société, ce qui pousse à participer aux organisations sociales et politiques s’attribuant cette tâche et à comprendre qui sont les «faux amis» et bien sûr les ennemis à combattre.

Mais quand ce sont les mêmes dirigeants syndicaux qui acceptent la logique de la concurrence capitaliste, c’est-à-dire la concurrence entre les travailleurs et travailleuses, quand rien ou presque n’a été fait pour empêcher la contre-réforme d’Elsa Fornero sur les retraites [entrée en vigueur en juillet 2012] ou les contre-réformes du «marché du travail» [Jobs Act, 2014] de Matteo Renzi, quand ils oublient de dénoncer chaque jour les niveaux d’exploitation insupportables exercés par le patronat, en particulier à l’œuvre dans le secteur agricole et dans la logistique – où la répression patronale et étatique se conjugue pour frapper les luttes des travailleurs –, alors de véritables autoroutes sont ouvertes à l’action des réactionnaires et des fascistes.

La bataille contre la droite doit être menée avec une grande force durant la campagne électorale. Mais elle doit se conduire non seulement en termes d’indication du vote, mais surtout en oeuvrant dans la perspective d’activer les mobilisations sur des contenus alternatifs permettant l’émergence active et la convergence des exploité·e·s. Les patrons voudraient toujours un «gouvernement Draghi», mais ils n’auront aucun problème à utiliser à leurs fins le gouvernement de la droite, dite souverainiste, si les forces de droite et d’extrême droite gagnent les élections.

Dans le cas de figure où les forces de la gauche de classe, antilibérale et anticapitaliste ne sont pas capables de mener en synergie une campagne politique et sociale, elles perdront doublement, à la fois parce que le résultat électoral sera particulièrement mauvais, et parce qu’il sera encore plus difficile de résister par des mobilisations aux initiatives d’un gouvernement d’extrême droite ou d’un nouveau gouvernement technocratique et autoritaire, expression directe du patronat. Même la reconstruction d’une force de gauche anticapitaliste authentique, forte et enracinée, ne peut passer que par une reprise des mobilisations sociales et un changement profond et radical des politiques syndicales, ce qui passe par une reconstruction de syndicats qui font leur travail: autrement dit, qui stimulent et construisent des luttes, organisent la syndicalisation et favorisent l’unité de tous les travailleurs et travailleuses, ceux et celles qui ont encore un emploi plus ou moins stable, ceux et celles qui ont des emplois précaires et ceux et celles qui n’ont jamais eu d’emploi ou qui en ont perdu un. (29 août 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

________

[1] Nous votons avec un système électoral très nuisible à la représentation démocratique, et donc qui dispose d’une légitimité constitutionnelle douteuse. Ce système a été voulu il y a quelques années par le PD de Renzi et FI de Berlusconi. Il combine une partie proportionnelle avec un quorum de 3% et une partie uninominale; c’est un système fortement critiqué par tous et sur lequel tous les partis avaient exprimé la volonté de changement. Mais ils ne l’ont jamais fait aussi parce qu’il n’y avait pas d’accord sur la direction à adopter. Il s’agit d’un système dans lequel une coalition telle que celle de la droite actuelle, qui obtient dans les sondages environ 46 à 48% des voix, pourrait également l’emporter dans la quasi-totalité des circonscriptions uninominales et ainsi obtenir 2/3 des sièges au Parlement, un quorum qui lui permettrait dès lors de modifier la Constitution elle-même, sans même devoir passer par un référendum populaire pour confirmer les changements introduits.

De plus, la modification constitutionnelle visant à réduire d’un tiers le nombre de parlementaires, fortement souhaitée et également imposée par le M5S au cours de cette législature, conjuguée aux règles du système électoral, a fortement pénalisé la représentation territoriale et renforcé encore le pouvoir des secrétariats des partis de sélectionner les élus.

Ces événements politiques italiens mettent également en lumière un autre aspect de la réalité actuelle du système capitaliste et des politiques bourgeoises: la profonde détérioration de la démocratie parlementaire et, plus généralement, de la démocratie bourgeoise telle qu’elle s’est consolidée dans notre pays avec la victoire de la Résistance, puis avec la force du mouvement ouvrier et de la gauche. La démocratie parlementaire, les droits démocratiques (pas seulement les droits sociaux, qui sont étroitement liés) sont de plus en plus érodés et remis en question par la classe dirigeante face à la crise capitaliste globale et multidimensionnelle et aux difficultés à la gérer. La dynamique à la prédominance de l’exécutif sur le législatif se poursuit depuis des décennies, les phénomènes autoritaires se multiplient, les gouvernements mis en place sans réel soutien populaire se constituent directement selon les besoins du système. Les lois électorales sont modifiées en fonction d’une prétendue gouvernabilité au détriment d’une réelle représentation populaire, comme cela se passe dans notre pays depuis 30 ans, c’est-à-dire depuis que le système proportionnel originel a explosé, lui qui offrait des garanties à toutes les forces politiques, voire sociales, et à tous les territoires. Et cette profonde involution démocratique explique aussi très bien le fait que des secteurs toujours plus importants de citoyens et citoyennes désertent les urnes. En Italie, la participation électorale, qui était très élevée, n’a cessé de baisser. Lors des élections générales de 2018, le pourcentage était encore supérieur à 72%, mais dans de nombreuses élections régionales ou locales il est tombé à 60%, voire 50%.

[2] Dans les sondages, la Ligue de Salvini est donnée au-dessus de 14%, Forza Italia au-dessus de 7%. Le PD est donné juste derrière FdI, c’est-à-dire au-dessus de 23%, le M5S à 11%, la coalition du soi-disant centre juste en dessous de 5%. Il n’est pas certain que la liste des Verts-Gauche italienne soit en mesure de dépasser les 3%. Les prévisions concernant la coalition de la gauche radicale, l’Union populaire, ne sont pas encore disponibles.

[3] Giorgia Meloni avance avec beaucoup de circonspection et de prudence, pour ne pas faire de faux pas et briser le vent favorable qui la porte et pour entretenir les bonnes relations internationales avec le monde financier et les capitales européennes. Elle a exprimé sa foi atlantiste totale. C’est pourquoi elle déclare également: «Si j’étais une fasciste, je dirais que je suis une fasciste. Au contraire, je n’ai jamais évoqué le terme de fasciste parce que je n’en suis pas une.» En même temps, elle prend soin de ne pas renier le passé et tout ce qui l’entoure, y compris son symbole électoral renvoie à cette origine. En outre, un large éventail d’organisations fascistes militantes sont présentes et bien organisées; elles attendent leur moment. Le quotidien Il Manifesto a écrit à juste titre: «Meloni a ajouté cette performance au panthéon traditionnel de l’extrême droite conservatrice. Dieu, la patrie, la famille, la propriété et les frontières.»

[4] Le rapport de Coldiretti (Confédération nationale des cultivateurs directs), la plus grande association représentant l’agriculture italienne, est également impressionnant: «Près de 540 000 enfants de moins de 15 ans ont eu besoin d’aide pour boire du lait ou manger.»

[5] La CGIL de Rimini, destination touristique par excellence, a dénoncé qu’il y avait des salaires d’un euro par heure; la réponse de Confesercenti, l’organisation patronale, a été: «Ce n’est pas vrai, tout au plus il peut y avoir des cas de 2-3 euros par heure»!

[6] Au cours des quatre premiers mois de cette année, les ménages bénéficiaires étaient au nombre de 1,5 million pour un total de 3,3 personnes impliquées; deux tiers des bénéficiaires se trouvaient dans le Sud et les îles. Le montant moyen varie en fonction du nombre de membres, d’un minimum de 488 euros pour les célibataires (c’est-à-dire principalement des femmes), à 741 euros pour les ménages de cinq membres. Le pic du nombre total de bénéficiaires a été atteint en 2021 avec 3,9 millions de personnes concernées. Cette mesure coûte environ 9 milliards par an, une somme dérisoire comparée à ce qui a été donné aux grandes entreprises au fil des ans et à l’importance des subventions versées à toutes les formes d’initiatives privées et commerciales.

[7] Selon les organisations patronales et les syndicats eux-mêmes, l’augmentation considérable du coût de l’énergie menace l’existence de 120 000 entreprises, notamment dans le secteur tertiaire.

[8] Même dans les jours de la crise gouvernementale, les syndicats ont atteint le sommet du ridicule: au lieu de construire une perspective d’alternative, ils ont continué à exiger la continuité d’un gouvernement, qui n’était rien d’autre qu’un gouvernement ennemi.

[9] L’ampleur des bénéfices des entreprises qui profitent le plus de l’inflation et de la crise énergétique a contraint le gouvernement à introduire une taxe modeste sur les «superprofits». Une recette de 10 milliards d’euros était attendue, mais les entreprises contournent facilement cette taxe et la prévision de recette est maintenant réduite à 1,5 milliard.

[10] Matteo Renzi a quitté le PD en 2019 avec un groupe fourni de députés et a formé un nouveau parti, Italia Viva, mais il semble aujourd’hui disposer d’un soutien électoral très modeste.

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