Par Michel Husson
Frédéric Lordon est cohérent : l’espace national étant le champ privilégié des luttes sociales et des alternatives possibles, il ne servirait à rien d’exprimer sa sympathie pour l’espoir soulevé par Syriza en Grèce. Dans une longue diatribe sur son site[1], Lordon déroule un argumentaire qu’il est assez facile de résumer sous forme d’un syllogisme :
1. Syriza ne veut pas sortir de l’euro ;
2. L’Allemagne n’acceptera jamais une quelconque restructuration de la dette ;
donc (ergo dirait Lordon qui a des lettres, comme nul ne saurait l’ignorer) Syriza va « passer sous la table ».
La seconde prémisse de Lordon est au cœur de son argumentation. Il est tellement enfermé dans une conception rigide du fait national qu’il en vient à essentialiser une Allemagne névrotiquement crispée sur ses principes éternels, « des principes monétaires, inscrits dans une croyance collective, transpartisane, formée à l’épreuve du trauma de l’hyperinflation de 1923, conçue, à tort ou à raison – en l’occurrence à tort -, comme l’antichambre du désastre maximal, le nazisme ». L’Allemagne consentirait à « perdre des milliards d’euros » plutôt que de renoncer à ses principes. Tous unis derrière la Bundesbank, du patron de Volkswagen au retraité qui complète sa pension avec un mini-job.
Le raisonnement de Lordon fait surtout apparaître une absence totale de sens stratégique. Il suffit de voir comment les porte-parole des dominants (Juncker, Lagarde, Moscovici, Schäuble, etc.) sont montés au créneau pour dénoncer le danger représenté par Syriza et réaffirmer la nécessité de respecter les engagements, pour comprendre qu’il existe un potentiel de rupture, et pas seulement en Grèce. Les dominants sont plus internationalistes que Lordon – ce qui n’est pas très difficile, il est vrai – et voient bien le risque d’une contagion dans d’autres pays. Et Syriza aussi, qui propose une « Conférence européenne de la dette » pour élargir la confrontation.
La question de la dette est évidemment primordiale. La seule attitude possible pour « renverser la table » consiste à instaurer un moratoire immédiat et à consacrer les ressources ainsi dégagées à financer le programme social de Syriza (salaire minimum, services publics, etc.[2]). Le bras de fer serait alors engagé avec la légitimité acquise par une amélioration immédiate des conditions d’existence du peuple grec. La question serait alors politique, ce n’est plus une question de technique bancaire (l’intendance suivra !) et tout dépendrait alors du rapport de forces (y compris celui nécessaire pour qu’un gouvernement Syriza ne flanche pas).
La sortie de l’euro serait de ce point de vue une ânerie stratégique majeure[3] parce que les « marchés » répliqueraient par une attaque brutale de la drachme qui serait dévaluée, non pas de 20 % comme le réclament les partisans d’une dévaluation compétitive, mais plutôt de 40 à 50 %. Et Syriza n’aurait plus à gérer que l’austérité rendue nécessaire par l’augmentation du prix des importations.
Ce rapport de forces n’est pas seulement à construire dans l’espace national grec : il dépend aussi du soutien que l’expérience se gagnera dans d’autres pays, des manifestations et des mobilisations de soutien à la volonté d’un peuple de ne plus crever de l’austérité. Certes, on a le droit de penser que la petite Grèce ne fera pas le poids face au rouleau compresseur des institutions européennes et des capitaux. Ce pronostic pessimiste n’a cependant rien à voir avec la sortie ou non de l’euro, mais beaucoup avec la dispersion des résistances nationales face à la coordination des dominants. Et il est plus digne de contribuer, même si c’est modestement, à la réalisation d’un espoir et à son extension à l’ensemble de l’Europe, plutôt que de nous livrer le récit – boursouflé et atrabilaire – d’une défaite annoncée.
[1] Frédéric Lordon, « L’alternative de Syriza : passer sous la table ou la renverser », 19 janvier 2015..
[2] voir : Le programme de Thessalonique de Syriza résumé par Manolis Kosadinos, décembre 2014.
[3] voir : Michel Husson, « La sortie “sèche” de l’euro : une triple erreur stratégique », ContreTemps n°19, 2013.
Michel Husson en veut beaucoup à Lordon d’avoir lâché le projet européen. Question de génération.
Seulement, le défaitisme de Lordon n’a rien à voir avec son “nationalisme” supposé mais plutôt avec sa culture d’extrême gauche. On retrouve la dénonciation du crétinisme parlementaire, du capitalo-parlementarisme chère à Badiou.
Un nationaliste se serait réjouit au contraire de l’alliance avec la droite souverainiste.
Merci à Michel Husson. Je retiens notamment la notion de contribution modeste au soutien de Syriza et aux mobilisations populaires en ce sens. Taxer FL d’atrabilaire et son style de boursouflé est sans doute de bonne guerre par rapport à qui, comme moi-même, se console parfois de la monotonie éditoriale en lisant ses diatribes. Elles sont peut-être usantes en frisant la routine à la longue, mais ont tout de même l’avantage de nous mettre en garde contre un optimisme régulièrement déçu jusqu’ici. Jorion nous incite ce matin à persévérer tout en dépeignant les sept années à combattre l’ultra-libéralisme comme ostensiblement perdues.
J’ajouterais toutefois que la nécessaire modestie se base sur la conviction que malgré des trésors d’intelligence qui me dépassent, le trou théorique reste béant, et pas seulement en matière d’anthropologie économique, et les appels à dépasser la social-démocratie en l’accusant de tous les maux largement inopérants. il n’y a qu’à voir le spectre des analyses de l’après-Charlie et les élucubrations d’Alain Badiou pour s’en convaincre.
Le moins qu’on puisse dire est qu’il faut relire ce texte … pour prendre la mesure de la justesse de ce qu’écrivait Lordon il y a quelques jours.
Aucune politique favorable aux travailleurs de Grèce sans rupture avec l’impérialisme, en premier lieu le couple UE-BCE… Quelle évidence !
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce billet a bien vieilli… !
C’est Lordon qui avait raison
Michel, nous avons toi et moi (au moins) un point commun; avoir été militants de la ligue. Bien que de formation essentiellement philosophique ( nobody’s perfect), j’essaie de me soigner et je lis régulièrement tes papiers, ceux des économistes atterrés, et ceux de…Frédéric Lordon. Je n’avais pas lu ce papier quand il est paru. C’est l’article de Lordon paru le 18 juillet qui m’y renvoie. Désolé de te dire que Lordon a raison sur toute la ligne depuis janvier. Et la soumission de Tsipras au mémorandum eurocratique est effectivement la pire nouvelle qui soit pour la gauche radicale. J’ai du mal à comprendre qu’un chercheur de ton niveau, ayant de plus et surtout une expérience politique, se refuse à admettre que, les choses étant ce qu’elles sont, il n’y a pas d’autre issue qu’une sortie de l’Euro. Et qu’il fallait que Syriza, dès son arrivée au pouvoir, préparât le peuple grec à cette perspective. Nous avons assisté à une défaite sans combat, qui peut être le prélude à une défaite continentale. Tu parles d'”ânerie stratégique majeure” à propos de la sortie de l’euro. Pourrais-tu m’éclairer sur ce que tu entends, à l’opposé, par “génialité stratégique” de Tsipras? Bien à toi camarade.
Et maintenant monsieur Husson? Il va bien falloir reconnaître que Lordon avait raison non?
… voilà où nous en sommes : la table semble toujours être en place et l’analyse de Frédéric Lordon semble plus lucide que jamais.
http://blog.mondediplo.net/2015-07-18-La-gauche-et-l-euro-liquider-reconstruire
Michel n’a pas l’air de vouloir engager le fer avec Lordon sur le sujet “C’est la faute à l’euro” (sous-entendu à une monnaie unique gérée par des institutions esclaves du capitalisme financier) plutôt que “C’est la faute à la Troika” (sous-entendu à ses politiques austéritaires récessives). Ce qu’à mon avis ni Lordon, ni Sapir, malgré leurs talents d’imprécateurs, ne démontrent pas mais postulent, c’est que le cadre national (ou plutôt des monnaies nationales) est plus propice à combattre le capitalisme financier que le cadre européen offert par les institutions, et que le retour à ces monnaies est par conséquent le seul préalable qui vaille. Au lieu de le démontrer ou tout au moins le rendre plausible au vu des conjonctures politiques nationales ils prétendent avec un talent pour la tautologie qu’infléchir les politiques de l’UE est impossible parce qu’elles ont été construites pour l’empêcher.