France. «La condition des étrangers a toujours été déterminée par des considérations utilitaristes et l’Etat viole le droit des étrangers»

Karine Parrot lors d’un exposé pour les Amis du Monde diplomatique en Savoie le 4 mars 2021.

Entretien avec Karine Parrot conduit par Hugo Boursier

Alors que le 29e projet de loi sur l’immigration depuis 1980 sera en discussion cet automne au Sénat et à l’Assemblée nationale, l’autrice d’Étranger, juriste, chercheuse et membre du Gisti, examine le rapport de l’État au concept de nationalité.

Karine Parrot est professeure de droit privé et de sciences criminelles à l’université de Cergy-Pontoise. Membre active du Groupe d’information et de soutien des immigré·es (Gisti), elle travaille sur la manière dont le droit est utilisé dans la guerre contre les personnes étrangères. En 2019, elle a publié un ouvrage passionnant sur le racisme au cœur de l’État: Carte blanche. L’État contre les étrangers (La Fabrique).

Une tribune transpartisane a été publiée dans Libération, qui demande notamment la régularisation des travailleurs sans papiers dans les métiers en tension. L’idée est de sécuriser leur statut administratif. Pour autant, s’inscrit-elle dans l’histoire utilitariste de la nationalité française?

La tribune est en faveur d’un des articles les plus controversés du projet de loi sur l’immigration, consistant à régulariser les personnes étrangères qui travaillent dans des zones ou des métiers en tension. On sait très bien qu’il y a tout un pan des activités économiques qui fonctionnent grâce aux travailleurs et aux travailleuses étrangères sans papiers – le bâtiment, la restauration, l’aide à la personne, le nettoyage. Régulariser celles et ceux qui forment ce nouveau lumpenprolétariat paraît une bonne idée, mais il faut voir ce qui soutient cette proposition. Pourquoi uniquement les personnes qui travaillent dans les métiers en tension? Au Gisti, nous militons pour la régularisation inconditionnelle de toutes et tous. Les critères qui seront utilisés pour choisir qui on régularise ou non seront centraux. Or, en pratique, on s’aperçoit que c’est toujours inégalitaire, arbitraire et utilitariste.

Est-ce toujours l’économie qui dicte qui doit être régularisé ou non?

La condition des étrangers a toujours été déterminée par des considérations utilitaristes. Quand l’État a eu besoin de soldats pour faire la guerre, il a transformé des étrangers en Français pour pouvoir les mener au front. Pendant la Première Guerre mondiale, il a importé des étrangers pour remplacer dans les champs et dans les usines les Français mobilisés. Et, au lendemain de la guerre, il a voulu assez rapidement se débarrasser de cette population jugée surnuméraire, tout en continuant à ajuster le nombre d’étrangers à régulariser en fonction des besoins. On est très loin des valeurs de la République que l’on brandit dès qu’on parle de naturalisation ou de régularisation: quand l’État a besoin de soldats ou de main-d’œuvre, il intègre. Cela dit, derrière ces choix économiques, il y a toujours du racisme. C’est le racisme qui se cache derrière certains motifs d’expulsion que l’on voit fleurir dans les années 1930 notamment, et encore aujourd’hui, derrière le motif bien commode des «menaces» ou «troubles à l’ordre public».

Ce motif aboutissait-il toujours à une expulsion?

Non, pas toujours. Notamment parce que les effectifs de police étaient plus réduits qu’aujourd’hui et les technologies de surveillance et de suivi des personnes moins poussées. Il y a toujours eu une partie d’«esbroufe» derrière les grandes déclarations de fermeté des politiques. C’est une composante que l’on retrouve encore de nos jours. Les mesures prononcées haut et fort par le ministre de l’Intérieur ne visent pas forcément à être appliquées. Elles cherchent aussi à faire peur.

D’où les vingt-neuf projets de loi sur l’immigration depuis 1980…

Tout à fait. Même le Conseil d’État, que l’on ne peut pas accuser de gauchisme, critique la «logorrhée législative» à l’œuvre depuis des décennies. Il y a plus d’une dizaine de régimes différents d’obligation de quitter le territoire. C’est d’ailleurs une tendance générale du droit, cet empilement inextricable de règles. En droit des étrangers, les règles sont si complexes que seule une poignée de spécialistes s’y retrouvent – et encore! – donc certainement pas les personnes concernées…

Si la nationalité ne repose que sur des besoins utilitaristes, tout le discours sur les «valeurs communes» relève-t-il du mythe?

Pour acquérir la nationalité française, il y a toujours eu cette condition d’être au minimum «assimilé» à la communauté qui partage certaines valeurs. On peut comprendre qu’on exige des personnes qui veulent devenir françaises qu’elles respectent les lois de la République. Mais le respect des valeurs, notamment, c’est autre chose que le respect des lois. Ces valeurs sont floues. Par exemple, si l’on parle de l’égalité hommes-femmes, on sait très bien que la majorité des hommes qui nous gouvernent ne la pratique pas. On se souvient de Laurent Fabius qui, lorsque Ségolène Royal se porte candidate à la primaire socialiste, demande: «Qui va garder les enfants?», ou des députés de droite qui sifflent Cécile Duflot, alors ministre du Logement, lorsqu’elle se présente à l’Assemblée en robe à fleurs. Nos gouvernants exigent des personnes étrangères qu’elles respectent des valeurs d’égalité ou de fraternité qu’eux-mêmes bafouent au quotidien. Ces règles et ces discours sur les valeurs sont dangereux aussi parce qu’ils sont facteurs d’arbitraire. Aujourd’hui, les étrangers musulmans sont les premiers visés, ils sont systématiquement soupçonnés de ne pas partager «nos valeurs».

Vous expliquez dans votre livre que ce soupçon de dangerosité des personnes étrangères fait partie intégrante de l’histoire de la nationalité française. Pourquoi?

À rebours des discours ambiants qui évoquent une identité nationale, une identité française immuable, quasi immanente, on observe que la nationalité française est une invention récente. On le sait peu, mais la carte nationale d’identité date seulement de 1921. La première carte qui assigne officiellement à un individu un état civil, c’est la «carte d’identité et de circulation pour travailleurs coloniaux et étrangers». Mise en place pendant la Première Guerre mondiale, elle sert de dispositif de surveillance et de contrôle des travailleurs étrangers, tenus de la faire signer à chaque changement d’employeur. En pratique, sans cet encartement des étrangers, la qualité de «Français» reste largement évanescente.

La volonté de différencier clairement les Français des étrangers apparaît dans la dernière partie du XIXe siècle, dans une période de crise économique où les arguments racistes sont exacerbés par une presse quotidienne en plein essor. Soumis à différentes pressions, les députés finissent par inscrire dans la loi des critères permettant à l’État de déterminer avec certitude qui est français (et donc qui ne l’est pas). Ils sont mus par des raisons à la fois économiques et politiques. Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est peut-être davantage le racisme qui oriente les choix politiques plutôt que les considérations économiques. Mais en réalité, les deux – racisme, capitalisme – sont toujours étroitement imbriqués.

Y a-t-il une forme de renoncement de la part de la gauche sur les questions relatives aux personnes étrangères?

C’est difficile de généraliser des positionnements qui diffèrent selon les époques. Ce que je peux dire, c’est que le combat par le droit ne fonctionne plus vraiment. Dans les années 1970, les personnes étrangères, soutenues par des associations, se sont battues sur le terrain juridique et ont obtenu des droits et une amélioration de leurs conditions de vie. Aujourd’hui, on est dans un mouvement inverse. Le droit fonctionne comme une digue contre le grand lâchage et la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) apparaît comme un rempart face à la droitisation globale des dirigeants, qui donnent la priorité à la répression et à la «gestion des flux». Dans les années 1970, l’enfermement administratif était marginal. Aujourd’hui, 50 000 personnes sont placées dans les centres de rétention administrative (CRA) chaque année et cela semble «normal», conforme à l’idée largement véhiculée que les étrangers sont des délinquants. Mais ces personnes sont simplement étrangères et dépourvues de droit au séjour. Ce sont aussi des personnes pauvres. Parce que, lorsqu’on est riche, on ne va pas dans ces lieux. L’argent dissout les problèmes administratifs.

Vous qui êtes juriste, le droit est-il la seule arme pour lutter contre le racisme?

Ce n’est pas la seule. Il y a quelques années se sont tenus les états généraux des migrations. Plus de 500 associations s’étaient réunies pour rédiger des cahiers de doléances. De là est né un réseau pour documenter et faire connaître les initiatives locales où les gens accueillent les personnes étrangères.

Il y a beaucoup d’endroits où la solidarité se crée, où des expériences sont menées à l’échelle locale. Il faut faire connaître ces pratiques et les mettre en réseau. En Allemagne, Angela Merkel a assumé d’accueillir largement, ce qui a poussé la population à agir de manière solidaire. Force est de constater qu’il paraît difficile d’attendre quoi que ce soit du gouvernement français sur cette question. Il faut donc agir localement, souvent contre la machine de l’État.

La position tantôt répressive, tantôt utilitariste que tient l’État est à rebours des enjeux de notre époque où le dérèglement climatique oblige des milliers de personnes à quitter leur pays…

Cet objectif de mener une politique d’immigration stricte est consubstantiel à l’État. Définir les limites de son territoire et contrôler les personnes qui y entrent est un attribut de la souveraineté étatique. C’est ce que répète à l’envi la CEDH. Donc plus les dirigeants contrôlent l’immigration, plus ils existent en tant que dirigeants. C’est pourquoi il me paraît difficile d’attendre d’eux qu’ils dissolvent ce concept de nationalité. Conditionner le droit au séjour à une liste de critères entretient le concept de nation, et la nécessaire présence de l’État pour l’incarner. Attention aussi aux adjectifs qui suivent toujours le mot de «réfugié»: «climatique», «économique», «politique». Cette catégorisation est toujours arbitraire, elle induit toujours un tri arbitraire.

Mais, aujourd’hui, le continuum entre nation, État et étranger n’est-il pas trop ancré pour s’en extraire?

C’est ce que j’essaie de développer dans mon livre: à quel point le concept de nationalité est récent. Il n’a que 150 ans! Et la carte d’identité n’est vieille que d’un siècle. Avant 1921, l’État n’était pas capable de dire qui était français et qui était étranger. C’est une construction politique pour asseoir un pouvoir qui, aujourd’hui, va vers la fascisation. Ce que l’on a construit en une centaine d’années, il faut absolument le déconstruire. On parle de «carte nationale d’identité» comme si la nationalité était constitutive de notre identité. Mais non! Il faut absolument imaginer et expérimenter d’autres manières de faire communauté et laisser tomber cette idée de nationalité qui aboutit forcément au racisme. Dans les faits, la nationalité nie la devise républicaine en plaçant la filiation comme critère premier de l’appartenance à la communauté politique. Surtout quand l’État utilise le droit, le contourne et le viole constamment pour asseoir sa légitimité.

La France est régulièrement condamnée par la CEDH pour avoir enfermé des enfants en CRA, mais elle continue. L’administration ne respecte pas les décisions de justice: avec la dématérialisation des services publics, énormément d’étrangers n’arrivent pas à prendre rendez-vous en préfecture. Ils sont obligés de saisir un juge pour obtenir un rendez-vous, celui-ci enjoint à la préfecture de l’organiser, mais rien ne se passe! L’administration est décomplexée, elle assume de ne pas respecter les règles et les décisions de justice. Face à l’État, les personnes étrangères ne pèsent pas lourd dans le rapport de force. Et tout le monde se fiche que l’État viole le droit à leur encontre. Donc ça continue. Imaginez que l’État viole systématiquement les droits des super-riches… Les réactions ne tarderaient pas et, surtout, c’est inimaginable!

Dans ce contexte, la CEDH a-t-elle encore un poids?

La protection qu’elle offre est insatisfaisante mais, si la cour n’était pas là, il n’y aurait plus aucune limite. La cour, qui interprète la Convention européenne des droits de l’homme et qui condamne parfois les États, marche sur des œufs. Elle voit bien que les États se droitisent et elle ne peut pas aller ouvertement contre leurs choix politiques, si inhumains soient-ils. Pourtant, les enjeux humains sont au centre de toute cette machinerie administrativo-juridique. Les États ont dressé des barricades meurtrières aux frontières de l’Europe. Chaque année, des milliers de personnes meurent sur les routes de l’exil. Asphyxiées, noyées, violées, exténuées. Sauf à endosser cette réalité, il me semble indispensable de repenser radicalement nos formes d’organisation collective. (Entretien publié le 20 septembre par l’hebdomadaire Politis, qui mérite d’être lu en Suisse française)

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