Le Canard enchaîné du 6 juillet titrait: «Rocard au paradis de l’encensoir». Le Canard souligne: «Autre héritage que personne ne se dispute, son parler-vrai. Rocard le revendiquait, il ne s’est guère diffusé. La preuve, le concert de louanges dont il a hérité sitôt sa mort annoncée, qui relève moins de la sincérité éplorée que de l’hypocrisie éhontée.» Puis le Canard cite Jacques Delors, ou Jean-Luc Mélenchon qui a affirmé: «Un éclaireur nous a quittés. Sa vie est une leçon. A chacun de la méditer… en ce temps-là, tous les socialistes étaient de gauche, même très différemment.» Michel Husson, dans l’article que nous publions, rappelle la contribution de Michel Rocard au Livre blanc sur les retraites. Un rappel d’une orientation politique. (Rédaction A l’Encontre)
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En 1991, Michel Rocard préfaçait, et donc assumait pleinement un Livre blanc sur les retraites [1] (qu’il avait commandé) et qui a inspiré toutes les « réformes » des retraites ultérieures.
Le seul élément positif de ce rapport était le refus de la capitalisation comme alternative à la répartition. Mais il reposait tout entier sur ce postulat essentiel : « un scénario dans lequel le taux de cotisation constituerait l’unique levier de l’équilibre des régimes pourrait conduire à un niveau insupportable des prélèvements obligatoires ». Le coût du travail augmenterait en conséquence, ce qui « pourrait contrarier les créations d’emplois en affaiblissant la compétitivité et en stimulant la substitution du capital au travail ».
Autrement dit, la part des retraites dans le revenu national doit rester à peu près constante, même si la proportion de retraités dans la population augmente. Telle est la loi d’airain de toutes les « réformes » néo-libérales des retraites.
L’équilibre entre recettes et dépenses doit donc être obtenu autrement. Un premier procédé consiste à démembrer le système des retraites : d’un côté, un régime d’assurance, avec un lien plus étroit entre les pensions servies et les cotisations versées, et de l’autre un régime de solidarité pour financer les avantages non contributifs (minimum vieillesse, etc.). Autrement dit, l’objectif est d’étendre au régime général le système à points des régimes complémentaires (Agirc et Arrco). Le projet est donc d’aller vers un système où les pensions versées s’alignent sur des cotisations dont le taux est gelé : il s’agit bien de passer d’une logique de besoins à une logique budgétaire.
Le rapport évoque ensuite la possibilité de calculer la pension sur la base du salaire moyen des 25 meilleures années. Il envisage aussi un basculement des majorations de pensions pour les parents de famille nombreuse vers la branche famille de la protection sociale. Astucieux, car on passe du financement par les employeurs à un financement par les salariés via la CSG (contribution sociale généralisée, une autre invention de Rocard).
Mais la proposition phare est le changement du mode d’indexation des pensions. Le Livre blanc atteint sur cette question des sommets d’hypocrisie. Il oublie tout d’abord de rappeler que le gouvernement de droite avait décidé en 1987 de ne plus indexer les pensions sur le salaire moyen mais sur les prix. Cela veut dire que les retraités voient leur pouvoir d’achat maintenu, mais ce dernier ne progresse plus, quels que soient les gains de pouvoir d’achat obtenus par les salariés. Le lien entre pensions et salaires est donc rompu. De retour au pouvoir en 1988, la gauche avait conservé cette mesure présentée au départ comme « provisoire ».
L’objectif essentiel du Livre blanc était donc de justifier la pérennisation de ce mode d’indexation. Pour ce faire, il procède en trois temps. 1. L’indexation sur les salaires bruts est injuste et « va au-delà de la parité entre actifs et retraités », parce que les cotisations des salariés peuvent augmenter et donc réduire leur salaire net. 2. Il faudrait donc revaloriser les pensions en fonction de l’évolution du salaire net, mais cela se « heurterait à des problèmes de mise en œuvre difficilement surmontables ». 3. « La revalorisation des pensions en fonction de l’évolution des prix garantit le pouvoir d’achat des retraités » et c’est donc bien suffisant, quitte à évoquer une hypothétique « clause de participation des retraités aux fruits de la croissance ».
La LCR avait à l’époque publié une brochure [2] qui décortiquait le Livre blanc et développait un argumentaire que l’on retrouvera dans tous les débats ultérieurs.
Balladur applique le programme de Rocard
En mars 1993, la gauche perd les élections législatives et s’ouvre une nouvelle période de cohabitation. Le premier ministre, Edouard Balladur, mène les choses rondement : dès l’été, le 22 juillet 1993, il fait passer une loi « relative aux pensions de retraite et à la sauvegarde de la protection sociale » mise en musique par le décret pris dès le 27 août du même été.
Cette loi ne fait qu’appliquer les principales recommandations du Livre blanc de Rocard :
– la durée de cotisation nécessaire à l’obtention d’une retraite à taux plein passe progressivement de 37,5 années à 40 années ;
– le salaire moyen de référence servant de base pour le base le calcul de la pension est calculé progressivement sur les 25 meilleures années et non plus les 10 meilleures ;
– la revalorisation annuelle des pensions est faite en fonction de l’indice des prix à la consommation et non plus selon l’évolution générale des salaires.
Seule touche encore plus libérale : la réforme institue un Fonds de solidarité vieillesse, conçu comme l’esquisse d’une logique de capitalisation, qui fera long feu. Mais, pour l’essentiel, Balladur applique le programme de Rocard. Et c’est vrai aussi des privatisations : Balladur, qui sera quelques années plus tard surnommé le « champion des privatisations », a pu se prévaloir d’une liste d’entreprises publiques ciblées par Pierre Bérégovoy, le ministre de l’économie de Rocard.
Cette séquence est sans doute l’acte de naissance du social-libéralisme, avec l’abandon définitif de toute perspective d’alternative au profit d’une alternance se situant dans la même logique d’ensemble. Inutile de dire que la loi El Khomri illustre bien ce principe où, cette fois, c’est la gauche qui met en œuvre le programme de la droite.
Pour en revenir aux retraites, les calculs des rapporteurs du Livre blanc montraient que la mesure d’indexation sur les prix était la plus susceptible de réaliser des « économies » : 24 % des dépenses du régime général à l’horizon 2010. Ils n’avaient pas tort : la réforme préparée intellectuellement par Rocard et mise en œuvre par Balladur est celle qui a le plus contribué au décrochage des pensions et à l’appauvrissement relatif des retraités.
En 1969, Michel Rocard, alors dirigeant du PSU, évoquait « l’avenir socialiste de la France ». Il est assez rapidement passé à des positions réformistes puis social-libérales. Ce faisant, il a joué un rôle de « passeur », particulièrement évident dans le cas des retraites. Cet itinéraire est bien retracé par Daniel Bensaïd dans son livre L’Anti-Rocard paru en 1980, dont on peut lire des extraits sur le site qui lui est consacré [3].
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[1] Livre blanc sur les retraites, préface de Michel Rocard, La documentation française, 1991.
[2] « Lutter aujourd’hui pour une retraite heureuse », Dossier rouge n° 38, novembre 1991.
[3] Daniel Bensaïd, L’Anti-Rocard, ou les haillons de l’utopie, La Brèche, Paris 1980. Extraits sur le site Bensaïd.
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