Une crise sans fond

Par Michel Husson

Au moment de la rédaction de cet article, deux crises majeures ébranlent le capitalisme et font plonger les Bourses: crise de la dette souveraine en Europe, suspense sur le plafond de la dette aux Etats-Unis. Il est probable que les gouvernements concernés arriveront à récupérer le coup, juste au bord du gouffre. Mais, trois ans après l’éclatement de la crise, ces tensions extrêmes montrent qu’elle est loin d’être terminée et que sa facture, après avoir été transmise aux budgets publics, est aujourd’hui présentée aux peuples. Le propos de cet article est de faire le point sur la trajectoire récente du capitalisme et d’en examiner ses implications sur la période ouverte par la crise.

Et pendant ce temps, le taux de profit…

Tout semble pourtant aller mieux, si l’on prend le profit comme baromètre du capitalisme. Le taux de marge, autrement dit la part des profits dans la valeur ajoutée, se redresse. Aux Etats-Unis, où il avait plongé plus tôt [1], il a presque retrouvé aujourd’hui son niveau d’avant la crise. Dans la zone euro, la chute a été plus tardive, et le rattrapage est moins rapide : le taux de marge se retrouve à son niveau d’il y a dix ans, et l’augmentation sur la dernière décennie est donc perdue, au moins pour l’instant (graphique 1). Mais les profits sont orientés à la hausse.

C’est d’ailleurs l’un des traits les plus frappants de la conjoncture: alors que l’austérité se déploie, que le chômage reste élevé et que les salaires sont gelés voire baissés, la première préoccupation des grands groupes et des banques a été de recommencer à distribuer dividendes et bonus.

Cependant la croissance livre des indications assez différentes. Or, il faut s’y faire: la croissance du PIB est aussi un indicateur utile quand il s’agit d’apprécier la bonne santé du capitalisme (le bien-être étant tout autre chose). Même si en fin de compte, c’est le taux de profit qui est le vrai critère, son rétablissement après la crise peut difficilement être prolongé si les débouchés ne sont pas au rendez-vous. De ce point de vue, la grande question était de savoir si le creux de la récession allait être effacé. On pouvait a priori imaginer trois scénarios: rattrapage de la tendance antérieure à la crise, perte durable ou même perte croissante.

 

Les dernières données disponibles montrent que de nombreux pays se trouvent dans le cas de figure d’une perte durable [2]. Au premier trimestre de 2011, certains n’ont pas encore rattrapé le niveau atteint par le PIB avant la crise: c’est le cas du Japon, du Royaume-Uni, de l’Espagne et de l’Italie. Les Etats-Unis, l’Allemagne et la Suède viennent juste de le faire, et la France n’en est pas loin. Mais retrouver le niveau de PIB d’avant la crise ne signifie pas que la perte sera effacée. Cette grille de lecture de la conjoncture permet d’en relever les grandes tendances.

L’Europe éclate. Si la France, la Suède et l’Allemagne ont effacé le creux, ce n’est pas le cas de nombreux autres pays : Espagne, Grèce, Irlande, Islande, Italie, Portugal, Royaume-Uni, qui ont durablement décroché ou peinent à redémarrer.

Les vieux pays capitalistes sont à la traîne. Les Etats-Unis ont, pour l’instant, retrouvé leur rythme de croissance antérieur à la crise. L’Union européenne, prise dans son ensemble, y réussit plus difficilement et n’a pas comblé le trou. Enfin, le Japon en est loin, et son PIB repart à la baisse après la catastrophe nucléaire. En revanche, la croissance des deux grands pays émergents (Chine et Inde) continue sur sa lancée, et la crise ne les a pratiquement pas affectés. D’autres (Brésil, Corée, Russie) ont subi un décrochage plus marqué.

Le chômage s’incruste. Les Etats-Unis et l’Europe présentent le même profil. La croissance repart, mais le taux de chômage ne redescend pas la marche d’escalier que la crise lui a fait franchir (graphique 2).

 

La facture reste à payer. La perte de croissance semble donc irrémédiable. Cela veut dire que, même si les économies états-uniennes et européennes retrouvaient leur rythme de croisière antérieur, le «manque à gagner» ne serait pas récupéré. On peut en évaluer le montant, comme l’écart entre le PIB observé et celui qu’on aurait obtenu en prolongeant sa tendance d’avant-crise. L’écart ainsi mesuré ressort à 8 % pour la zone euro, et à 6 % pour les Etats-Unis. Le PIB des Etats-Unis est de l’ordre de 15000 milliards de dollars et celui de la zone euro de 9400 milliards d’euros (environ 12000 milliards de dollars). Bref, dans les deux cas, le manque à gagner est de l’ordre de 900 milliards de dollars (750 milliards d’euros).

Cette perte de PIB se retrouve sous forme d’accroissement de la dette publique. Dans la zone euro, celle-ci a augmenté de 980 milliards d’euros entre 2008 et 2010. Sur la même période, elle a augmenté encore plus fortement aux Etats-Unis, de 3200 milliards de dollars.

Le récit simplifié est finalement le suivant: la «perte de PIB» risquait d’entraîner l’effondrement de la montagne d’endettement. Pour limiter les dégâts, les Etats ont pris à leur charge ce manque à gagner. Leur problème est maintenant de savoir comment gérer cette dette, en cherchant évidemment à transmettre la facture à l’immense majorité de leurs citoyens. Mais ce projet se heurte à des obstacles de toutes sortes, et cette situation incertaine va peser durablement en rendant encore plus improbable le retour à la croissance d’antan. Si rien n’est fait pour dénoncer les dettes, leur amoncellement risque de mettre autant de temps à se résorber qu’il en a mis à se constituer. Et la croissance sera bridée, dans la même proportion où elle avait été artificiellement dopée avant la crise. Mais il y a des raisons plus fondamentales pour faire l’hypothèse d’une croissance durablement réduite dans les deux grands pôles de l’économie capitaliste : le modèle US ne peut plus fonctionner comme avant, et la zone euro est plongée dans une crise structurelle durable.

Les limites du modèle US

Toute la logique du modèle US est résumée dans le graphique 3 ci-dessous, qui permet de comprendre pourquoi ce modèle vient buter sur ses limites. Ce graphique compare deux courbes. La première est le taux d’épargne des ménages (en pourcentage de leur revenu disponible) : il a baissé tendanciellement depuis le début des années 1980, jusqu’à l’éclatement de la crise. Cela veut dire que, durant toute cette période (un quart de siècle), les ménages (en moyenne) ont consommé une partie croissante de leur revenu.

 

Cette évolution très marquée n’a pas vraiment d’équivalent ailleurs qu’aux Etats-Unis. Elle recouvrait deux mécanismes que les différentes catégories sociales utilisaient dans des proportions différentes. Le premier est l’effet richesse : puisque mon patrimoine financier ou immobilier prend de la valeur, j’ai moins besoin d’épargner, et je peux donc consommer plus en proportion de mon revenu. Le second est le surendettement: mon revenu stagne, mais je m’endette pour pouvoir continuer à consommer. Et certains ménages riches pouvaient d’ailleurs s’endetter pour jouer en Bourse! Ce phénomène a contribué de manière importante à la croissance du PIB, tirée par ce surcroît de consommation [3]. Mais n’importe quel pays n’aurait pu adopter un tel modèle. Il conduit en effet à une dégradation du solde commercial, et c’est la deuxième courbe.

Poussée par la consommation des ménages, la demande intérieure tend à augmenter plus vite que la production nationale, et la différence est couverte par un surcroît d’importations qui creuse le déficit commercial. C’est seulement dans la mesure où le financement de ce déficit pouvait être imposé au reste du monde, que ce modèle pouvait fonctionner. Voilà pourquoi les deux courbes du graphique ci-dessus (taux d’épargne et solde commercial) sont en phase sur toute la période 1980-2006.

Cette corrélation n’est pas le fait du hasard, mais résulte d’une égalité comptable essentielle, que l’on pourrait appeler la «règle d’équilibre des soldes» [4] qui s’écrit ainsi : Epargne privée + Solde budgétaire = Solde commercial.

L’épargne privée représente le cumul de l’épargne des entreprises et de celle des ménages. La première est en général négative (les entreprises s’endettent) et la seconde positive (globalement les ménages épargnent plus qu’ils ne s’endettent) mais la somme des deux peut être positive ou négative. Quant au solde budgétaire, il est généralement déficitaire. L’équation exprime le fait que le solde commercial est égal à la somme de l’épargne privée et du solde budgétaire. S’il est négatif, cela signifie que des entrées de capitaux assurent l’équilibre de la balance des paiements. Autrement dit, c’est l’épargne du reste du monde qui vient couvrir le besoin d’épargne du pays considéré. En cas d’excédent commercial, c’est le contraire: le pays (Etat + ménages + entreprises) dispose d’une épargne excédentaire qu’il peut donc exporter sous forme de sorties de capitaux, contrepartie de son excédent commercial.

La baisse du taux d’épargne des ménages aux Etats-Unis s’accompagne donc naturellement d’une augmentation du solde commercial. Les autres éléments à prendre en considération (endettement des entreprises et déficit budgétaire) jouent un rôle relativement secondaire. Mais on peut aussi en retrouver la trace sur le graphique 3. Durant la décennie 90, on voit que le taux d’épargne des ménages poursuit sa baisse, mais que le déficit commercial tend à se stabiliser. La raison en est simple: au cours de cette période, le solde budgétaire s’est considérablement amélioré. Il est passé d’un déficit de -5 % du PIB en 1992 à un excédent de 2,6 % en 2000, avant de plonger à nouveau avec l’éclatement de la bulle Internet, les cadeaux fiscaux de Bush et les dépenses militaires. Avec la crise et les plans de relance, il s’enfonce dans l’abîme, puisque le déficit budgétaire est aujourd’hui de l’ordre de 10 % du PIB.

La relation comptable utilisée est toujours vérifiée, mais cela ne dit rien sur les modalités de sa réalisation. Il n’y a pas un facteur auquel les autres s’ajusteraient: chacun rétroagit avec les autres. Mais le plus important est que l’ajustement n’est pas compatible avec n’importe quel taux de croissance. Dans le cas des Etats-Unis, la réalisation de cet équilibre ne peut se faire qu’à un taux de croissance inférieur à son niveau d’avant la crise.

On peut pourtant repérer (toujours sur le graphique 3) l’amorce d’un cercle vertueux sur la période récente. Après l’entrée en crise, le taux d’épargne des ménages a en effet cessé de baisser ; il a même gagné 4 points de PIB. L’effet sur le solde commercial a été immédiat et pratiquement du même ordre. C’est à première vue une bonne chose, puisque cela implique un moindre recours de l’économie des Etats-Unis aux capitaux étrangers. Mais la contradiction est alors la suivante : puisque la baisse du taux d’épargne a été l’un des moteurs de la croissance aux Etats-Unis, le fait qu’il augmente signifie qu’il ne faut plus compter sur ce coup de pouce.

Il faut ensuite prendre en compte le creusement du déficit budgétaire. Son ampleur (environ 10 % du PIB) est sans équivalent depuis un demi-siècle, et il n’est donc pas étonnant que la politique budgétaire soit aujourd’hui le principal point d’achoppement politique entre Démocrates et Républicains. On tombe ici sur une nouvelle contradiction : le besoin d’épargne, qu’il émane du secteur privé ou du déficit public, aura de plus en plus de mal à être couvert par des entrées de capitaux.

Là encore, le point d’équilibre se trouve à un niveau de croissance réduit, avec son lot de problèmes politiques et sociaux liés notamment à l’incrustation du taux de chômage à un niveau lui aussi historique, et qui ne redescend que lentement. Il a même recommencé à augmenter, passant de 8,8 % en mars à 9,2 % en juin. Si l’on y inclut les demandeurs d’emploi découragés et les salariés à temps partiel à la recherche d’un emploi à plein temps, le chômage concerne aujourd’hui un travailleur sur six.

Il n’y a que deux voies qui permettraient de desserrer ce système de contraintes. La première consisterait à favoriser la croissance des exportations US, ce qui permettrait d’obtenir un supplément de croissance sans creusement du déficit commercial. Cet objectif pourrait être atteint par un effort d’investissement et d’innovation mais, dans la conjoncture actuelle, l’investissement est peu dynamique et les firmes transnationales, tant qu’à faire, privilégient l’investissement à l’étranger. Ne reste plus que la baisse continue du dollar qui rendrait les produits US plus compétitifs. Mais cette tendance risque d’atteindre sa limite et de susciter des doutes sur le cours du dollar et à une raréfaction des financements extérieurs nécessaires pour couvrir les déficits. Cette voie est donc assortie d’incertitudes fondamentales.

Enfin, une autre solution pourrait passer par un changement substantiel dans la répartition des revenus. Depuis le début des années 1980, le supplément de revenu procuré par la croissance est en effet capté par une fraction très réduite de la population. Ainsi, entre 1982 et 2007, le revenu moyen a augmenté de 18900 dollars. Mais les 10 % les plus riches se sont accaparés 81 % de ce supplément de revenu! [5] Une moindre croissance pourrait alors être admissible si elle était mieux répartie, en faisant en sorte que le salaire évolue comme la productivité du travail. Dans l’immédiat, une réforme fiscale radicale permettrait de réduire le déficit en mettant à contribution les bénéficiaires de ce quart de siècle d’inégalités. Manifestement, le rapport de forces social n’est pas suffisant pour imposer une telle solution. Dans ces conditions, il est probable que les Etats-Unis vont chercher à imposer au reste du monde la pérennité de leur prospérité. Mais c’est encore une fois une tâche impossible, parce qu’elle ne peut que se heurter au ralentissement des capitaux disposés à financer le déficit extérieur des Etats-Unis. La Chine et une bonne partie des pays émergents vont par ailleurs voir leurs excédents se réduire à mesure que leurs économies vont se recentrer sur leur marché intérieur et que vont s’intensifier les échanges qu’ils entretiennent entre eux.

La crise de la gouvernance bourgeoise en Europe

La logique aurait voulu que la crise profite politiquement aux critiques du capitalisme. La réalité est malheureusement bien différente : la gauche radicale ne progresse pas vraiment, la social-démocratie et la droite alternent au gré des élections, tandis que la droite nationaliste marque des points un peu partout. Il faut comprendre les racines de cette situation qui renvoient à la nature systémique de la crise, qui se combine en Europe avec les contradictions spécifiques d’une construction tronquée.

On peut parler ici d’un effet boomerang du mode néolibéral de construction de l’Europe et du choix de la monnaie unique. Celle-ci était principalement conçue comme un instrument de discipline salariale: dans l’impossibilité de faire jouer le taux de change, le salaire devenait la seule variable d’ajustement permettant de faire cohabiter plusieurs économies nationales dans une même zone monétaire. Mais ce système n’était pas cohérent et comprenait deux variables de fuite. Qui dit monnaie unique dit convergence nominale des taux d’intérêt, en l’occurrence vers le bas. L’effet pervers était alors le suivant : un pays qui contrôle mal ses prix bénéficie d’un taux d’intérêt réel encore plus faible, et ceci favorise le développement d’une croissance fondée sur l’endettement. De plus, la monnaie unique fait par définition disparaître l’effet en retour d’un déficit commercial sur la monnaie d’un pays. L’Espagne a bénéficié de ces deux effets et enregistré une croissance forte, qui avait conduit à un recul spectaculaire du chômage. Mais cette croissance était fondée sur un boom immobilier incontrôlé et sur un déficit commercial impressionnant.

Tout ceci pouvait fonctionner tant bien que mal, mais la crise est venue révéler brutalement ces incohérences du modèle néolibéral européen. Au-delà des bricolages au jour le jour, l’Europe est à la croisée des chemins : soit un pas en avant vers un fédéralisme permettant dans l’immédiat de mutualiser les dettes, soit l’éclatement de la zone euro. Comme les bourgeoisies européennes ne sont pas disposées à assumer l’une ou l’autre de ces issues, il en résulte une crise très profonde, d’autant plus qu’on ne peut vraiment parler d’une bourgeoisie européenne unifiée, parce qu’il n’existe ni capital européen, ni Etat européen.

Il faut distinguer, pour simplifier, quatre «acteurs»: les grands groupes transnationaux, les banques, la finance, et les représentants gouvernementaux des classes dominantes. Sur toute une série de questions, il existe évidemment un accord profond, quand il s’agit des intérêts de classe essentiels : dans la conjoncture actuelle, la perspective commune consiste à retourner la situation en profitant de la crise pour appliquer une thérapie de choc. La crise est l’occasion d’aller plus loin encore dans la régression sociale: baisse des dépenses publiques, gel des salaires, contre-réformes des retraites, etc.

Mais cette communauté d’intérêt n’empêche pas qu’elle soit soumise à des contradictions internes, que la crise vient accentuer. Elles peuvent être analysées selon deux axes qui opposent, d’une part, les Etats et les capitaux et, d’autre part, la finance aux autres fractions du capitalisme. La situation actuelle est marquée, du point de vue des classes dominantes, par une incapacité croissante à gérer ces contradictions.

La crise des dettes souveraines est le révélateur de la première contradiction. Le capital en général ne se préoccupe plus de la conjoncture dans tel ou tel pays, car sa préoccupation dominante porte sur sa rentabilité et ses parts de marché. Or, ni les débouchés ni les chaînes de production ne lient les groupes transnationaux à un territoire particulier, même si, en cas de difficultés, ils se retournent vers leur Etat de référence. Dans le capitalisme mondialisé, le rôle de l’Etat se réduit de plus en plus à celui d’assurer les conditions générales de la rentabilité. Ainsi, Carlos Ghosn, le PDG de Renault, peut déclarer au Financial Times (2 juin 2010) que «Renault n’est plus un constructeur français», mais il nuance aussitôt le propos en rappelant que «Renault est français, Renault a sa base en France» (Europe 1, le 13 juin 2010) [6]. Et, en effet, c’est l’Etat français qui a avancé à ses constructeurs automobiles les fonds nécessaires quand ils étaient dans une passe difficile. Nous ne sommes plus dans le capitalisme mondial décrit il y a près d’un siècle par Boukharine[7], quand il était possible de superposer Etats et capitaux.

La grande nouveauté est que l’horizon des groupes transnationaux est mondial et ne se limite pas à l’espace national, ni même européen. Boukharine parlait à l’époque d’un «protectionnisme supérieur» qui était pour lui «la formule étatique de la politique économique des cartels». Les choses ont changé et l’on ne peut lui faire grief de n’avoir pas anticipé les transformations du capitalisme. Il n’en va pas de même avec les tenants de la «démondialisation» qui proposent un protectionnisme commercial, comme si la mondialisation productive n’existait pas. Cette situation nouvelle crée une asymétrie profonde: les Etats sont au service de «leurs» capitaux, mais ceux-ci se sont affranchis de la nécessité d’un marché intérieur dynamique. Pendant ce temps, les Etats doivent malgré tout continuer à gérer les rapports de classe à l’intérieur de chaque pays. C’est notamment à eux que revient aujourd’hui la responsabilité de faire payer la crise à leurs citoyens.

La seconde contradiction oppose la finance, les banques et les Etats. Elle s’exprime avec une force particulière aujourd’hui où la finance spécule contre les dettes souveraines et risque, par ricochet, de mettre les banques en faillite, puisque celles-ci détiennent une grande partie de ces dettes. Les contours entre ces trois acteurs (banques, finances, Etats) sont évidemment flous et surtout d’une grande opacité. Mais ce sont bien ces conflits d’intérêts qui sont à la source d’une situation extrêmement instable. Les débats qui ont lieu au sein des bourgeoisies européennes illustrent cette crise profonde de la «gouvernance» bourgeoise, qui provient de la crainte, voire de la panique, face aux répercussions possibles d’un défaut de la dette grecque. Les gouvernements naviguent à vue entre deux objectifs: faire payer la facture de la crise à leurs peuples, mais aussi empêcher la faillite de leurs banques.

Le risque encouru est à double détente. L’inévitable défaut sur la dette grecque menace les banques de pertes qu’elles ont d’ailleurs du mal à évaluer. Aujourd’hui, une bonne partie des économistes de banque travaillent en interne sur des stress tests plus réalistes que les simulations officielles qui ne sont là que pour amuser la galerie. Les résultats sont suffisamment inquiétants pour qu’un certain nombre de banques aient choisi d’anticiper le choc en acceptant une restructuration maîtrisée de la dette grecque, jusqu’à la prochaine échéance. Mais un autre point de vue, défendu par la BCE, refuse absolument une telle perspective. Sa crainte est l’extension à d’autres pays fragilisés, pour des encours bien supérieurs à la dette grecque. La position dogmatique est surtout destinée à gagner du temps, afin de «rassurer les marchés financiers», en espérant que la situation dans les pays en difficulté pourra s’améliorer.

Une chose est sûre en effet: personne ne peut croire un instant à la possibilité que la Grèce puisse payer sa dette. C’est ce que souligne l’éditorialiste de Bloomberg[8]: «Même si la Grèce obtenait un nouveau plan de sauvetage et si son économie redémarrait, le gouvernement devrait dégager un excédent primaire – hors service de la dette – de 5 % du PIB pendant au moins trois décennies pour ramener la dette au maximum de 60 % du PIB autorisé par les règles de la zone euro. Un tel exploit fiscal est extrêmement rare, même sur 5 ans, et c’est encore plus vrai dans le cas de la Grèce.»[9] Le dernier plan de sauvetage ne modifie ce constat qu’à la marge.

L’impasse social-démocrate

Dans un premier temps au moins, la crise a donné une nouvelle jeunesse aux thématiques social-démocrates: keynésianisme, régulation de la finance, des banques et du capitalisme en général, retour de l’intervention de l’Etat, rôle de l’Etat social dans l’amortissement de la récession, appel à une plus grande justice dans la répartition des revenus et dans la fiscalité, etc. La crise semblait ouvrir un boulevard à la social- démocratie, et il est important de savoir pourquoi son espace politique ne s’est pas élargi, quand il ne s’est pas rétréci.

Les discours n’engagent que ceux qui les écoutent, et le Président français est tout à fait capable de tenir des propos quasi altermondialistes. Il faut que les actes suivent et ce n’est évidemment pas le cas. La social-démocratie européenne a été, elle aussi, soumise à des stress tests et elle n’a pas bien passé l’épreuve. Le prototype est Papandreou, le premier ministre socialiste grec, qui a affronté la crise de manière absolument lamentable. Il aurait pu entamer un bras de fer en disant: «La Grèce ne peut pas payer, il faut donc discuter.» C’est ce qu’avait fait l’Argentine en suspendant sa dette en 2001 et en obtenant une renégociation de sa dette. Mais Papandreou s’est au contraire littéralement couché et a accepté sans discuter toutes les exigences de la «troïka» (BCE, FMI, Union européenne).

Papandreou n’est pas un cas isolé. Il y a aussi Zapatero, il y a aussi, par exemple, les députés européens qui viennent d’approuver, avec les Verts et les libéraux, un rapport de la députée socialiste française Pervenche Berès[10]. Parmi les recommandations dont il est assorti, on peut extraire ce florilège: le rapport demande «que soient adoptées des mesures permettant de surmonter le manque actuel de compétitivité au moyen de réformes structurelles» (…) «se félicite du principe du semestre européen de coordination des politiques économiques» (…) «demande le démantèlement des barrières commerciales» (…) «souligne la nécessité de l’ouverture des marchés publics sur une base transparente et réciproque».

Il faudrait tout citer. Ainsi, pour le rapport, «la concurrence fiscale est acceptable dans la mesure où elle ne met pas en péril la capacité des États membres de percevoir les recettes qu’ils sont raisonnablement en droit d’attendre et rappelle que des solutions doivent être conçues pour réduire au maximum la concurrence fiscale dommageable». Ce nouveau concept de concurrence fiscale dommageable fera assurément date.

Le risque de pauvreté qui concerne particulièrement les femmes, est bien signalé; mais, curieusement, la conclusion est un appel aux «organisations non gouvernementales existantes». Face aux coupes dans les budgets sociaux, le rapport se borne à écrire qu’il «pourrait également être souhaitable de sauvegarder les services du secteur public et de maintenir, par conséquent, les niveaux existants de protection sociale» même si, évidemment, il est «nécessaire de consolider les finances publiques». L’emploi du conditionnel («il pourrait être souhaitable») résume tout. On trouve bien quelques pistes intéressantes, mais elles sont avancées avec une touchante timidité ; ainsi le rapport exerce une terrible pression sur la Commission en lui demandant qu’elle «réfléchisse à un futur système d’euro-obligations».

En France, les deux principaux candidats à la candidature pour le PS s’alignent sur l’austérité. François Hollande le fait très clairement: «il faut rééquilibrer nos comptes publics dès 2013 (…) Je ne le dis pas pour céder à je ne sais quelle pression des marchés ou des agences de notation mais parce que c’est la condition pour que notre pays retrouve confiance en lui». Martine Aubry lui emboîte le pas et s’engage elle aussi sur les «3% en 2013, puisque c’est la règle aujourd’hui»[11]. Cette terrible formule («puisque c’est la règle aujourd’hui») en dit long et donne la clé de l’impasse dans laquelle se trouve la social-démocratie. Elle peut se résumer ainsi : tout programme authentiquement social-démocrate impliquerait un degré élevé d’affrontement avec la bourgeoisie, que la social-démocratie n’est pas prête à assumer.

Face à la crise, les politiques économiques et sociales ne s’élaborent pas en chambre, à partir de modèles et de théories. Il existe par exemple une école dite post- keynésienne[12] qui démontre qu’un partage des revenus plus favorable aux salariés, assorti d’un moindre pouvoir des actionnaires, aurait des effets positifs sur la croissance et l’emploi. Si ces apports sont très utiles pour pointer correctement les causes de la crise actuelle, ils en sous-estiment la nature systémique. En particulier, ils passent à côté de l’écart croissant entre les besoins sociaux et les critères du capitalisme, même débarrassé de la finance.

La réalité actuelle est que toute issue progressiste à la crise supposerait un affrontement direct avec la logique du Capital, donc un niveau très élevé de conflictualité. Les exemples qu’on vient de rappeler montrent au fond qu’en deçà d’un seuil minimum de radicalité qu’ils se refusent à atteindre, les programmes social- démocrates ne se distinguent que très marginalement de la logique néo-libérale.

Un horizon bouché

Toute récession crée des tensions et des contradictions qui se manifestent dans le pilotage de la politique économique visant à renouer avec la croissance. C’est particulièrement vrai dans le cas de la récente «grande récession», mais cette dernière est aussi le symptôme d’une crise systémique: le capitalisme ne peut plus fonctionner comme avant. Le retour au business as usual ou au capitalisme régulé des «Trente glorieuses» est impossible.

La période ouverte par la crise est donc caractérisée par de profondes incertitudes. Dans son projet d’en sortir à sa manière, le capitalisme est confronté aux obstacles suivants, baptisés « dilemmes » dans un précédent article [13]:

1. dilemme de la répartition: le rétablissement du profit s’oppose à la reprise de la croissance et tend à renouer avec un partage des richesses inégalitaire qui est pourtant l’une des causes profondes de la crise.

2. dilemme budgétaire: la résorption des déficits publics implique une réduction des dépenses publiques qui, sans parler de ses effets sociaux, ne peut qu’aggraver les tendances récessionnistes. «L’austérité budgétaire risquerait de décélérer davantage la reprise», note un rapport récent de l’ONU[14].

3. dilemme européen: le triple refus – d’une mutualisation des dettes publiques, d’une réelle contribution des banques et d’une mise au pas de la finance – ne permet pas d’exclure un éclatement de la zone euro, à la suite de défauts en chaîne.

4. dilemme de la mondialisation: la résorption des déséquilibres ne peut se faire qu’au prix d’un ralentissement de la croissance mondiale. Le rapport de l’ONU déjà cité note que «la reprise mondiale a été freinée par les économies développées» et souligne le risque d’un «rééquilibrage non-coordonné de l’économie mondiale».

Ces quatre dilemmes sont étroitement imbriqués. Ils dessinent une «régulation chaotique» du capitalisme, durablement incapable de dessiner une trajectoire de sortie de crise compatible avec des intérêts profondément contradictoires. Seules les mobilisations sociales peuvent empêcher que le capitalisme cherche à sortir de cette impasse en approfondissant encore la régression sociale et en poussant à l’extrême les tensions entre pays. Mais cela suppose aussi que ces mobilisations prennent appui sur des perspectives alternatives. Comme celles-ci impliquent un degré élevé d’affrontement, la tâche historique est aujourd’hui de réaliser l’unité des forces de la gauche radicale autour d’un programme jetant un pont entre la résistance à l’austérité et des objectifs de rupture avec la logique d’un système à la dérive.

* Cet article va paraître dans Inprecor.
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[2] Pour plus de détails, voir: «Pertes de Pib et facture de crise», note hussonet n°35, juillet 2011, sur http://hussonet.free.fr/chronik.htm.
[3] Pour une analyse plus détaillée du modèle US, voir Michel Husson, «Etats-Unis: la fin d’un modèle», La  Brèche  n°3,  2008,  et:  «Chine-USA.  Les  lendemains  incertains  de  la  crise»,  Nouveaux  Cahiers Socialistes n°2, Montréal, 2009.
[4] Voir «Les limites (comptables) du modèle US», note hussonet n°36, juillet 2011, sur http://hussonet.free.fr/chronik.htm.
[5] Source: When Incomes Grows, Who gains?, Economic Policy Institute.
[6] Cité par Claude Jacquin dans un remarquable article: « Crise industrielle : de quoi parle-t-on ?», Les Temps Nouveaux n°3, 2011.
[7] Nicolas Boukharine, L’économie mondiale et l’impérialisme, 1917,  extraits; ou en anglais: Imperialism and World Economy.
[8] Bloomberg, 29 juin 2011.
[9] Voir «Pertes de Pib et facture de crise», note hussonet n°35, juillet 2011, sur http://hussonet.free.fr/chronik.htm.
[10] Rapport sur la crise financière, économique et sociale: recommandations concernant les mesures et initiatives à prendre.
[11] Laurent Mauduit, « Adieu Keynes ! Vive Raymond Barre !», Mediapart, 19 juillet 2011.
[12]Parce qu’elle se situe dans la lignée d’auteurs comme Michat Kalecki, Joan Robinson ou Luigi Pasinetti.
[13] Michel Husson, «La nouvelle phase de la crise », ContreTemps n°9, 2011.
[14] Situation et perspectives de l’économie mondiale, ONU, 2011. Les citations proviennent toutes du résumé en français de ce rapport.

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