Ecologie. «Plus que trois ans pour agir»

Entretien avec Jean Jouzel
conduit par Juliette Demey

Paul Krugman, dans une tribune publiée le 13 août 2017 dans le quotidien El Pais, citait une étude de James Hansen, un chercheur reconnu dans le domaine des changements climatiques. Ce dernier affirmait: «La majeure partie des étés sont aujourd’hui chauds ou extrêmement chauds en comparaison avec ceux du milieu du XXe siècle.» Krugman tirait une première conclusion : «Il est clair que le gouvernement états-unien est contrôlé par un parti au sein duquel la négation du changement climatique… s’est convertie en un sceau distinctif de son identité tribale.»

Krugman cite trois sources de ce négationnisme : 1° la construction d’une approche en termes «d’une énorme conspiration scientifique» et au mieux les «incertitudes» deviennent une raison pour ne pas agir. 2° Cet «axe du mal» climatique prend appui sur le secteur des combustibles fossiles. Il fait allusion entre autres aux frères Koch. Ce secteur industriel instille le doute au même titre où des firmes cultivaient les interrogations cumulatives sur les dangers du tabac. 3° Les mercenaires des entreprises du secteur des combustibles fossiles sont relayés par des médias d’inspiration néoclassique pour lesquels toute norme d’intervention étatique constitue un problème et non une solution.

Dans cet entretien, Jean Jouzel rejoint les conclusions de James Hansen et insiste sur le délai restreint «accordé» aux institutions nationales et internationales pour concrétiser une politique qui reste, pour l’heure, cadenassée dans les résolutions (insuffisantes) de la COP21 et 22. (Réd. A l’Encontre)

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Au-delà de 2020, si les émissions de gaz à effet de serre ne sont pas stabilisées, il sera trop tard pour rester sous la barre fatidique des 2°C de réchauffement global par rapport à l’ère préindustrielle : c’est le pronostic du climatologue Jean Jouzel, ancien vice-président du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat).

A quoi ressembleront nos étés demain ?

Ils seront plus chauds en moyenne. Pour vous donner une idée, en juin, juillet et août 2003, les températures étaient supérieures de 3°C par rapport à un été de référence du XXe siècle. Si rien n’était fait pour lutter contre le réchauffement, cela pourrait devenir banal au-delà de 2050. Les étés caniculaires seraient encore plus chauds, jusqu’à 6 à 8°C de plus, avec deux problèmes majeurs. D’une part la mortalité : même si on est mieux préparés, la canicule de 2003 avait causé 15’000 décès en France et 70’000 morts en Europe ; d’autre part, les feux de forêt, avec 73’000 hectares brûlés ce même été. Et dans certaines mégapoles comme Paris, des îlots de chaleur urbains se formeront, où le mercure grimpera encore de 6 à 8°C supplémentaires, entraînant des problèmes de santé accentués en cas de pollution.

Certaines régions en France connaîtraient des journées à plus de 50°C, selon une récente étude.

C’est un travail très utile car il rend le phénomène concret. Si on n’agit pas, la planète se réchauffera en moyenne de 4 à 5°C d’ici à la fin du siècle par rapport à l’ère préindustrielle. La limite à ne pas dépasser, c’est +2°C. Si on respecte les accords de Paris, on sera entre les deux, entre +3 et +3,5°C. Or il est difficile de faire comprendre qu’un degré de plus nous fera basculer dans un autre climat. Ces chercheurs ont compilé les données de températures journalières et travaillé avec un modèle de Météo France d’une résolution de 12,4 kilomètres. Si rien n’est fait, vers 2075, les maximales journalières seront certaines années plus chaudes de 12 à 13°C dans l’est de la France, de 8°C en Bretagne. Et cela sur des températures dépassant déjà 40°C ! On atteindrait ainsi 50 à 55°C dans certaines régions.

Une canicule en juin, des incendies massifs en juillet… La France est-elle déjà en surchauffe ?

L’été est plus chaud et plus précoce. Au 15 juin, on a désormais un climat de début juillet 1960. La saison s’étend, avec des canicules plus précoces en juin ou plus tardives en septembre. Le lien avec le réchauffement climatique est certain, et celui-ci est dû depuis 1950 avec une quasi-certitude aux activités humaines. Ce contexte fait craindre que les sécheresses actuelles du Bassin méditerranéen [40°C et plus de 60 morts dans un incendie au Portugal, pénurie d’eau en Italie, le sud de la France en proie aux flammes] soient de plus en plus fréquentes et aiguës. Les incendies augmentent partout et les ingrédients sont connus : la température, la sécheresse, le vent, mais aussi l’urbanisation et la négligence humaine. A l’horizon 2050, ce risque de feux apparaîtra dans le centre et l’ouest de la France, jusqu’ici épargnés.

Boira-t-on bientôt du vin de Bordeaux cultivé en Finlande ?

Il y a 10 ans, lorsqu’on disait qu’il faudrait planter des vignes en Angleterre car les vins deviendraient trop alcoolisés avec la chaleur, les gens nous prenaient pour des fous. Aujourd’hui, les maisons champenoises investissent toutes dans le sud de l’Angleterre. Cette préoccupation de l’adaptation au climat est devenue quotidienne pour la profession. Pour les vignerons et les producteurs de fruits, la succession d’hivers doux suivis de gelées tardives est aussi très néfaste.

Votre frère, qui a repris la ferme familiale en Bretagne, ne croit pas au réchauffement !

Exact, comme beaucoup de paysans qui reprennent le credo de Claude Allègre, il pense que nous sommes dans un cycle comme il y en a déjà eu par le passé. En revanche, j’ai beaucoup d’espoir en voyant mes sept petits-enfants. Récemment, j’ai entendu deux de mes petites filles de 9 et 10 ans parler trente minutes d’éoliennes et d’énergies renouvelables…

Il ne reste que trois ans pour agir, comme le rappelle un groupe de scientifiques, politiques et économistes dans la revue Nature.

Oui, nous n’avons que trois ans devant nous. C’était écrit dès 2007 dans le rapport du Giec. On l’a réécrit depuis, ça reste vrai ! Pour espérer rester en deçà de 2°C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle, il faudrait que le pic d’émission de gaz à effet de serre survienne au plus tard en 2020. L’accord de Paris a transformé ce diagnostic des scientifiques en est un objectif d’atteindre ce pic « le plus tôt possible », sans date. Nous écrivions aussi qu’il fallait diminuer de 40 à 70% les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050 et atteindre la neutralité carbone d’ici à 2100. C’est un défi. Le dialogue entre scientifiques et politiques fonctionne au niveau international, mais les engagements actuels ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. L’urgence est là.

Le discours des scientifiques n’est-il pas trop timide ?

Jean Jouzel

On n’a peut-être pas été bons, mais on n’arrête pas de sonner l’alarme ! Tout a été dit dans le premier rapport du Giec en 1990. Les conséquences du réchauffement étaient perçues comme virtuelles. C’était « cause toujours, on verra après ». Malheureusement, les faits sont là. Avec la fonte des glaces, le niveau de l’eau s’est élevé de 20 cm depuis 1900. Il augmente de 3 mm par an, et cela risque de s’accélérer. La Bretagne s’est réchauffée de 1,5°C depuis le milieu du XXe siècle, les gens de ma génération l’ont vu. Tout ce qu’on prédisait se réalise, et on n’exagère pas ! Hélas, la prise de conscience ne se fait que par les extrêmes. La canicule de 2003 qui a touché toute l’Europe de l’Ouest a eu un effet pédagogique, de même que le rapport de l’économiste Nicholas Stern selon lequel ne rien faire coûtera plus cher que d’agir. Ce message a été un choc pour les entreprises.

Que dire aujourd’hui pour alerter les consciences ?

J’ai longtemps dit qu’en Europe de l’Ouest le réchauffement était perceptible mais pas encore dangereux. Je change mon discours : il est déjà dangereux. Ces catastrophes ont des coûts humains, financiers, en perte de biens. Je le répète, on est plus dans le futur : ce sont les enfants d’aujourd’hui, ceux des cours d’école, qui pourraient subir ces étés à 50°C. On n’échappera pas d’ici à 2100 à une hausse de 40 cm à 1 m du niveau de la mer ; peut-être pas loin de 2 m, selon les études récentes. L’île de Sein ou l’île de Ré seraient coupées en deux. Et si le réchauffement se maintient sur plusieurs siècles, le Groenland pourrait finir par fondre, provoquant une élévation de 7 mètres.

Et cela ne vous rend pas catastrophiste ?

Pas besoin de faire de catastrophisme : la situation est catastrophique. Alarmiste, je le suis si on ne fait rien. Le réchauffement est inéluctable, mais en le limitant à 2°C nous pourrons nous y adapter pour l’essentiel. Du moins dans les pays riches. Car la principale conséquence du réchauffement c’est l’accroissement des inégalités. Il diminue les endroits où il fait bon vivre sur la planète. Partout, les premières victimes sont les moins fortunées : cela a été vrai en France lors de la canicule de 2003 et pour Xynthia : les maisons les plus touchées par la tempête étaient celles construites sur des terrains pas chers. C’est vrai ailleurs. Le réchauffement a des effets sur l’instabilité et le risque de conflits au Moyen-Orient et de la Corne de l’Afrique jusqu’à la Libye, le mercure va grimper de 5 à 6°C… A ces températures, il n’y a plus d’activité extérieure possible. On compte déjà 65 millions de déplacés sur la planète. Si le Sahel et la Corne de l’Afrique deviennent plus secs, les réfugiés seront encore plus nombreux.

Malgré ce diagnostic sévère, vous restez optimiste. Par foi en l’homme ?

A mes yeux un monde sans pétrole, où on fait mieux avec moins, est tout aussi désirable. A l’échelle planétaire, si on s’y met, 50 % de l’énergie pourrait venir du renouvelable en 2050. Créer un monde de développement différent, c’est enthousiasmant ! Cela suppose des innovations, des emplois. Il faut donner l’espoir et l’envie : ceux qui ont acheté une voiture électrique ne reviendront pas à l’essence. Mon principal reproche à Claude Allègre et ses soutiens, c’est de laisser croire qu’on trouvera toujours des solutions quand les catastrophes arriveront. Ce n’est pas vrai pour le réchauffement climatique. C’est la pure vanité humaine. Personne n’arrêtera l’élévation des mers. Les refuges vont rétrécir. Il sera difficile de garantir la sécurité alimentaire pour 10 milliards d’habitants.

Se donne-t-on les moyens d’y faire face en France ?

Le moment approche où il sera trop tard pour mettre en place les solutions. Or trop de freins administratifs à l’action persistent. En Allemagne, un projet éolien voit le jour en quatre ans ; en France, en huit ans ! Dans le golfe du Morbihan, ils veulent construire des hydroliennes, ils n’y arrivent pas.

Il y a 3000 éoliennes en mer en Europe, zéro en France. Entre l’appel d’offres et la réalisation, cinq à dix ans s’écoulent, et des technologies plus performantes apparues entre-temps ne peuvent pas être utilisées. Ces barrages sont aberrants. Accélérer ses projets, c’est l’un des grands chantiers de Nicolas Hulot.

Sentez-vous un climat favorable depuis sa nomination et l’élection d’Emmanuel Macron ?

J’ai soutenu Benoît Hamon. Mais j’ai été agréablement surpris lorsque Macron a cité l’accord de Paris comme une action majeure du quinquennat Hollande. Pour Hulot, le travail consistera avant tout à mettre en œuvre les lois existant sur la transition énergétique et la biodiversité. Ce n’est pas si facile. La France est à 16% d’énergie renouvelables, nous n’atteindrons pas l’objectif fixé à 23% en 2020. Le ministre dit qu’il veut faire mieux que la loi. Très bien, mais remplissions déjà le contrat !

Avec le retrait des Etats-Unis de l’accord de Paris, les chances de réussir à le mettre en œuvre ne sont plus que 10%, selon le climatologue américain Michael Oppenheimer.

Je ne suis pas loin de ce diagnostic. Je dirais qu’il reste 20 à 30% de chances. L’effet le plus dommageable du retrait américain est indirect : c’est l’impact auprès des autres pays signataires. Chacun d’eux devrait détailler en 2018 les outils pour atteindre ses objectifs. Puis vers 2019, rediscuter des moyens de faire mieux, de relever l’ambition. C’est indispensable, car on est dans les choux par rapport à l’objectif de 2 degrés maximum ! Désormais, les autres pays pourront dire : « Les USA ont quitté le navire, pourquoi faire plus ? » Le succès de Paris, c’était d’être quasi universel. Trump a rompu cette confiance. Mais s’il y voit un intérêt pour sa politique intérieure, il pourra faire un geste. Il a déjà fait savoir que Washington participera aux négociations hors de l’accord, il pourrait aussi revenir sur sa promesse de cesser le soutien aux organisations internationales environnementales. Comme le dit le Nobel d’économie Joseph Stiglitz, c’est le seul grand projet pour l’avenir : réussir à continuer à se développer dans ce monde limité. Tenir compte de l’écologie, et pas seulement de l’économie. (Entretien publié dans le JDD du 13 aaût 2017)

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