Débat. «Le Capital»: un travail colossal «pour percer un système complet de fausses perceptions»

Entretien avec Michael Heinrich

2017: un cent cinquantième anniversaire. De quoi? De la parution du Capital de Karl Marx. Michael Heinrich, économiste et chercheur en sciences politiques, auteur de Ce qu’est le Capital de Marx, qui va être publié dans quelques jours aux Editions sociales, y analyse la genèse et les développements du Capital.

Vous critiquez, dans votre dernier ouvrage [1], l’idée d’une unité – unité double – de l’œuvre économique de Karl Marx. Qu’est-ce que cela implique quant à l’état de sa théorie du mode de production capitaliste?

Michael Heinrich: Ma critique de cette double unité repose sur l’interprétation des manuscrits du Marx de la maturité. D’un côté, les manuscrits commençant avec les Grundrisse [Manuscrits de 1957-1858, dits «Grundrisse», trad. de Jean-Pierre Lefebvre, réédition 2011, Ed. Sociales] des années 1857 et 1858 jusqu’aux derniers manuscrits préparatoires au Capital – manuscrits rédigés en vue du deuxième volume écrits entre 1877 et 1881 – qui ont été considérés comme formant une unité et, de l’autre côté, celle du Capital et de ses premiers jets. Les Grundrisse, d’une part, ne témoignent pas du même projet que Le Capital. Ils n’ont pas la même structure. Ils manifestent certaines différences dans la conception du capital et de la concurrence, etc. D’autre part, les trois volumes du Capital eux-mêmes ne peuvent pas être considérés comme une unité finale. Ils s’appuient sur des manuscrits écrits à différents moments et représentant différents niveaux de compréhension et de réélaboration.

Le Capital est certes l’instrument le plus solide pour comprendre la structure et les dynamiques du mode de production capitaliste, mais, pour utiliser cet instrument, nous devons connaître ses particularités, ses attributs et aussi son état d’inachèvement. Pour utiliser les analyses de Marx, on ne peut pas juste combiner deux ou trois textes de la «maturité». On est constamment obligé de prendre en compte l’origine des textes, leur niveau de compréhension et d’abstraction. Cela vaut également pour les analyses de l’Etat ou des formations précapitalistes. Il faut garder constamment à l’esprit que ces thèmes – même s’ils sont abordés dans les manuscrits depuis 1857 – n’étaient pas des sujets principaux. Par exemple, le chapitre fameux des Grundrisse à propos des modes de production précédant le mode de production capitaliste n’est pas vraiment un essai d’analyse historique, mais plutôt une excroissance d’un procès de recherche dans lequel Marx produit les catégories centrales pour l’analyse du mode de production capitaliste.

Dans les manuscrits économiques du Marx de la maturité, on trouve, d’une part, énormément de résultats importants pour notre compréhension du mode de production capitaliste, et, d’un autre côté, ces manuscrits restent des jalons d’un processus de recherche en cours de développement.

Vous évoquez le fait d’une transformation de la théorie de Marx. Vous travaillez sur une biographie dont le premier volume paraîtra en français l’année prochaine [2]. Peut-on repérer une relation entre l’évolution théorique de Marx et les événements de son existence?

Michael Heinrich: Bien sûr. L’évolution théorique de Marx repose, d’un côté, sur les sources théoriques qu’il a étudiées et, d’un autre côté, sur son expérience des différents aspects de la réalité capitaliste. Par exemple, le contact avec le mouvement ouvrier français en 1844 a profondément marqué Marx, expérience qu’il a essayé de comprendre avec les moyens théoriques dont il disposait à l’époque: la philosophie de Hegel et la critique de Hegel par Ludwig Feuerbach. Cependant, ces moyens se sont trouvés être plutôt limités pour cette nouvelle réalité. Bien plus, avant la révolution de 1848, Marx a – comme critique de son analyse politique jusque-là d’inspiration hégélienne – une représentation plutôt simplifiée de l’Etat comme «comité d’administration de la classe dominante» comme cela est formulé dans le Manifeste du Parti communiste.

Pendant la révolution de 1848 et après sa défaite finale, Marx a dépassé beaucoup de ses points de vue sur la politique et l’Etat. Cela s’est passé dans les années 1850, pas seulement dans le texte bien connu du 18 brumaire de Louis Bonaparte, mais aussi dans un grand nombre d’articles portant sur des sujets politiques, pour la plupart écrits alors que Marx luttait pour sortir sa famille de la misère. Les événements historiques aussi ont joué un rôle. Si le gouvernement de la Prusse n’avait pas fait pression sur la France pour l’expulser, Marx ne serait pas venu à Londres.

Or, Le Capital, tel que nous le connaissons, n’aurait pas pu être écrit ailleurs qu’à Londres, qui était à l’époque le centre du monde capitaliste. Il y a trouvé la bibliothèque économique la plus étendue dans ce domaine au British Museum et a pu s’emparer des débats les plus avancés au sujet des questions économiques et politiques dans la presse et au Parlement. Cependant, ce n’est pas seulement l’évolution de son travail qui a été influencée par son époque et son expérience, son évolution théorique a aussi influencé sa vie. Ses nouveaux points de vue l’ont conduit à de nouvelles considérations stratégiques, quelques vieilles amitiés n’ont pas survécu à ce processus, de nouveaux alliés ont été trouvés.

Avec Marx, on ne peut pas séparer la vie et l’œuvre. C’est la raison pour laquelle la biographie que je lui consacre est constituée de trois gros volumes. Une autre raison, c’est que les personnes avec lesquelles Marx était en contact étroit doivent être considérées avec précision et dans le détail. Les marxistes, trop souvent – mais aussi les non-marxistes –, se satisfont des jugements tardifs de Marx sur telle ou telle personne. C’est insuffisant. Par exemple, la critique que Marx fait de Bruno Bauer en 1845 ne peut pas expliquer pourquoi Bruno Bauer était le plus proche ami de Marx entre 1837 et 1842 et son plus proche camarade politique [3].

Marx a insisté sur le caractère historique du mode de production capitaliste, certains de ses adversaires dans le champ de la théorie économique utilisent souvent cet argument pour rejeter l’analyse du Capital du côté de la préhistoire de leur discipline et de son objet – le capitalisme industriel du XIXe siècle. Pourquoi lire Le Capital de Marx aujourd’hui, 150 ans après sa première édition?

Michael Heinrich: L’histoire est présente à différents niveaux dans la théorie de Marx. Quand Marx souligne le caractère historique du mode de production capitaliste, il a à l’esprit qu’il n’y a pas qu’un type d’activité économique – comme le suppose la théorie néoclassique moderne par exemple – mais qu’il y a différents «modes» de production dans l’histoire, chacun possédant une autre logique interne que celle du mode de production capitaliste régulé par la recherche de «valorisation» de la valeur. Le mode de production esclavagiste de l’Antiquité, par exemple. Le mode de production féodal, etc. Par ailleurs, quoiqu’il y ait un «mode» de production capitaliste, il y a également différents «types» de formations capitalistes. Ce que Marx analyse n’est pas une période spéciale ou un certain «type» de formation capitaliste – il le souligne expressément dès la préface du premier volume du Capital – mais la «moyenne idéale» du mode de production capitaliste; il utilise cette formule à la fin du troisième volume.

Beaucoup d’opposants à Marx identifient le mode de production capitaliste avec une certaine forme historique du capitalisme, le capitalisme industriel du XIXe siècle, et parce que cette forme particulière a changé, ils nous disent que le capitalisme a finalement ou fondamentalement changé. Cependant, ce que Marx a analysé est bien la forme sociale de production spécifiquement capitaliste – production de marchandise, production de profit – qui peut posséder différents contenus. Cette forme capitaliste de la production n’est pas restreinte à la production d’acier ou de blé, mais concerne aussi bien la production de savoirs ou de services qui peut être organisée de manière capitaliste.

Cela a-t-il quelque rapport avec l’idée de dialectique dans l’œuvre de Marx et dans Le Capital en particulier?

Michael Heinrich: Je ne pense pas que nous ayons à souligner le caractère «dialectique» de la théorie marxienne – un terme qui n’a été utilisé par Marx que très rarement dans Le Capital, contrairement à l’inflation de son application par de nombreux marxistes. C’est exactement la forme capitaliste toujours existante aujourd’hui, avec ses contradictions internes et ses dynamiques, qui nous donne de bonnes raisons de lire Le Capital aujourd’hui.

Dans une remarque du Capital, Marx souligne qu’un obstacle épistémologique de type socio-psychologique – les «furies de l’intérêt privé» – s’opposait au libre déploiement de l’investigation dans le domaine de l’économie politique. Qu’est-ce qui «bloque» la scientificité de l’économie politique et que révèle l’analyse marxienne?

Michael Heinrich: S’agissant des «furies de l’intérêt privé», Marx n’en parle que dans la postface à la deuxième édition allemande du Capital. Ces «furies» existent, mais des obstacles bien plus importants sont analysés dans le corps du texte tels que les formes variées du «fétichisme» et des «mystifications». Ce ne sont pas des images produites par un service de manipulation, mais par le mode de production capitaliste lui-même, dominant la perception spontanée de la réalité capitaliste. De même que l’astronome montre que derrière la circulation apparente du Soleil il y a la rotation de la Terre, Marx a révélé que derrière l’apparente autonomie et indépendance des sources de revenus – le capital qui «donne» intérêt et profit, le travail qui «donne» des salaires et la terre qui «donne» des rentes foncières – il y a la production de valeur par le travail producteur de marchandise.

A l’encontre de l’apparente harmonie du fonctionnement du marché, Marx montre par ailleurs la nécessité des crises capitalistes. En un sens, la tâche de Marx est plus difficile que celle de Copernic et de Galilée concernant le système héliocentrique parce qu’il n’y a pas seulement une fausse perception, mais un système complet de fausses perceptions à percer.

Loin d’être un traité se déployant dans la sécheresse de ses arguments, Le Capital est un ouvrage polymorphe où Marx semble jeté à corps perdu. Comment ne pas se perdre dans les méandres de ce texte impressionnant réputé difficile?

Michael Heinrich: Je dois dire que je suis très heureux du caractère polymorphe du Capital. Il montre que la science est quelque chose d’autre que ce que ce qu’on appelle science dans le processus de Bologne [contre-réforme du système universitaire] qui valorise dans les universités l’idée que vous avez à apprendre par cœur quelques modèles simplifiés et quelques faits stylisés en vue de les reproduire dans le cadre de tests écrits. Et dans lequel vous n’avez jamais assez de temps pour réellement considérer un sujet entier parce que vous avez à vous préparer pour un autre test stupide.

Le Capital n’est pas un ouvrage étroitement «économique» dans le sens moderne du terme. C’est un livre qui porte sur le fonctionnement d’une société régulée par la production capitaliste de la marchandise. Il montre la connexion des catégories de base – valeur, capital, survaleur, profit et intérêt – sur laquelle se fonde ce que Marx appelle la «règle impersonnelle», qui distingue le mode de production capitaliste de tous les modes de production précapitalistes, qui reposent sur des relations personnelles de servitude et de domination.

Le Capital montre la nécessaire précarité des conditions de vie de la classe des travailleurs, quelques fois en journaliste, en effet. Il montre également la tendance historique des luttes de classes et le rôle de l’Etat dans ce processus. Tous ces éléments sont nécessaires pour comprendre adéquatement le capitalisme – y compris certaines métaphores à première vue surprenantes comme celle d’«objectivité fantomatique» ou «spectrale» de la valeur dans le premier chapitre (gespenstische Gegenständlichkeit) ou de «qualité occulte» du capital dans le chapitre 4. Mais il est vrai que la polyphonie des voix dans Le Capital le rend difficile à lire. Dans un autre de mes livres, également traduit en français, Comment lire le Capital de Marx [4], j’essaye d’aider le lecteur à attraper au vol ces difficultés en commentant chaque paragraphe et chaque proposition des deux premiers chapitres du Capital, qui sont considérés comme les plus difficiles à lire de l’ensemble de l’ouvrage. (Entretien réalisé par Jérôme Skalski, 17 mars 2017)

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[1] Ce qu’est le Capital de Marx. Editions sociales, à paraître le 13 avril 2017.

[2] Voir sur le site en langue allemande (pour l’essentiel) de Michael Heinrich: oekonomiekritik.de

[3] Voir à ce sujet la Trompette du jugement dernier. Bruno Bauer et Karl Marx. Editions l’Echappée, 2016. Avec une préface de Nicolas Dessaux.

[4] Comment lire le Capital de Marx. Editions Smolny, 2015.

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Michael Heinrich a obtenu son doctorat à la Freie Universität de Berlin en 1987: Die Wissenschaft vom Wert (La science de la valeur). Cet ouvrage a été publié en allemand en 1991 et dans une version complétée en 1999. L’introduction aux trois volumes du Capital a été publiée en allemand en 2004. Il a été traduit en français en 2015 (voir note 4, ci-dessus). Le point de vue de M. Heinrich, pour faire court, insiste non seulement sur l’inachèvement du Capital, mais sur l’ensemble des notes, lettres et manuscrits, actuellement disponibles, qui permettent d’appréhender le processus de «reconstruction» permanente du projet du Capital et les avancées dans la précision de certaines catégories. (Réd. A l’Encontre)

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