Inde. Où va la lutte des agriculteurs?

Par Achin Vanaik

La lutte actuelle des agriculteurs en Inde est la plus importante mobilisation de masse depuis des décennies et représente le plus grand défi pour le gouvernement de Narendra Modi depuis son arrivée au pouvoir en 2014.

Les trois lois de réforme agricole passées en force au Parlement pendant le confinement lié à la pandémie ont provoqué cette vague de protestation. Le Bharatiya Janata Party (BJP) de Modi insiste sur le fait que ces lois sont nécessaires pour moderniser un système de production agricole archaïque et dépassé. Les agriculteurs, cependant, considèrent à juste titre le démantèlement des réglementations, des contrôles de prix et des engagements en matière de marchés publics comme une menace pour leurs moyens de subsistance.

Ils craignent que l’ouverture du secteur aux firmes de l’agro et aux intérêts financiers n’entraîne une plus grande polarisation des propriétés foncières. Cela entraînera à son tour un déplacement à grande échelle des agriculteurs et des ouvriers agricoles vers un secteur informel qui représente déjà plus de 90% de la main-d’œuvre totale et qui est incapable de fournir un emploi ou une rémunération suffisante.

L’exigence maintenue de l’abrogation des lois

Depuis fin novembre 2020, des centaines de milliers d’agriculteurs, principalement originaires du Pendjab, de l’Haryana et de l’ouest de l’Uttar Pradesh, campent à la périphérie de Delhi, perturbant et bloquant les principales routes menant à la capitale. Rejetant les offres du gouvernement de suspendre temporairement les nouvelles lois, ils n’ont cessé d’exiger leur abrogation.

Le 26 janvier de cette année, jour de la République indienne, quelque cinq cent mille personnes ont défilé le long d’itinéraires désignés qui avaient été convenus auparavant. L’objectif était de symboliser le fait que ce jour leur appartient autant qu’aux autres. Cependant, quelques milliers de personnes ont été «de manière étonnante» capables d’emprunter un itinéraire non bloqué et non planifié. Ces agriculteurs se sont retrouvés au Fort Rouge, au centre de la ville. Un drapeau religieux sikh a été hissé, et il y a eu quelques heurts entre les manifestants et la police.

Narendra Modi est alors sorti de son silence pour déclarer que l’incident du Fort Rouge était une insulte au pays et insister pour que les réformes se poursuivent sans relâche. La police a arrêté des centaines de manifestants et a lancé des accusations contre des journalistes qui couvraient ces événements. Les autorités ont ensuite bloqué les campements des agriculteurs à l’aide de fils de fer de barbelé, de pointes d’acier plantées dans le sol et de murs en béton.

Cependant, lorsque le gouvernement de l’Uttar Pradesh a menacé d’expulser les agriculteurs avant minuit le 28 février, des milliers d’autres ont afflué vers les sites d’occupation après un appel des dirigeants, d’abord de l’Uttar Pradesh, puis du Pendjab et de l’Haryana. A un moment critique, juste au moment où le gouvernement prévoyait de passer à l’offensive, la lutte des agriculteurs a reçu un puissant second souffle. Les occupations et la résistance se poursuivent aujourd’hui encore. 

Regard rétrospectif sur les grandes luttes ouvrières

Comment peut-on évaluer les chances de succès du mouvement des agriculteurs? Il suffit de le comparer à la dernière mobilisation d’une ampleur comparable: la grève des travailleurs du textile de Bombay (Mumbai) en 1982-3, au cours de laquelle 224 000 travailleurs des usines de la ville se sont mis en grève. Ils ont mis l’industrie à l’arrêt, réclamant une augmentation des salaires, une amélioration des conditions de travail et la fin des lois restrictives sur le travail.

Les lois leur ont refusé le droit de choisir un autre syndicat, plus militant, dirigé par Datta Samant [dirigeant syndical lié, initialement, au Congrès; par la suite il s’y opposa frontalement au cours de son activité syndicale; il sera assassiné en 1997], à la place du seul syndicat officiellement reconnu, le Rashtriya Mill Mazdoor Sangh. Dirigé par le Parti du Congrès et soutenant les propriétaires, ce syndicat établi avait fait peu ou rien pour les travailleurs et travailleuses.

La grève de 1982-3 était essentiellement une réaction défensive à des conditions terribles plutôt que l’expression d’une conscience de classe croissante qui aurait pu modifier les rapports de forces entre le Travail et le Capital.

Plus de 58 millions de journées de travail ont été perdues à cause de la grève, à comparer aux 29 millions de journées de travail perdues au cours de la grève des mineurs britanniques de 1984-5. Cependant, en dépit de leur force numérique, les circonstances objectives n’étaient pas en faveur des travailleurs et travailleuses du textile.

La grève était dirigée contre les propriétaires des usines grandes et moyennes et, indirectement, contre l’Etat. De nombreux propriétaires d’usines cherchaient à transférer leur production vers des usines de métiers à tisser électriques, situées en dehors de la ville. Ils visaient à obtenir une compensation substantielle par la vente de terrains. De son côté, le gouvernement de l’Etat du Maharashtra avait les yeux rivés sur la désindustrialisation de la ville afin qu’elle devienne un centre commercial et financier. L’intransigeance de l’Etat reflétait également sa conscience que toute concession au syndicat animé par Datta Samant encouragerait le militantisme des travailleurs d’autres secteurs industriels.

Pour le gouvernement national de l’Inde, briser la grève s’inscrivait également dans ses plans économiques plus amples. L’évolution du pays vers une économie plus ouverte au capital mondial, avec une plus grande privatisation des entreprises publiques et un secteur des services en expansion, était déjà en cours dans les années 1980, avant la crise économique de 1991, souvent considérée comme un tournant décisif dans le virage néolibéral de l’Inde.

La lutte de Bombay était héroïque mais isolée, malgré une certaine sympathie de la part des citoyens ordinaires de la ville. Elle manquait à la fois d’un soutien fort de la part des autres sections de la classe ouvrière et d’un soutien interclassiste. Les principales fédérations syndicales l’ont essentiellement laissée isolée, craignant d’éventuelles désertions de membres au profit du syndicat de Datta Samant en cas de triomphe.

Un changement plus large aurait eu lieu si la grève des chemins de fer de 1974 avait été couronnée de succès. Cette grève s’est développée sur la crête d’une vague plus générale de militantisme ouvrier en Inde. Il s’agissait de la plus grande grève jamais observée dans le secteur public jusqu’alors, impliquant 1,7 million de salariés, soit 70% de la main-d’œuvre totale employée par les chemins de fer. Les syndicats l’ont annulée après vingt jours d’action entre le 7 et le 28 mai 1974. Les autorités ont arrêté des milliers de travailleurs, dont beaucoup ont été suspendus, et ont fait appel à du personnel armé pour faire circuler les trains.

La grève des chemins de fer a commencé lorsque JP Narayan [1902-1979; il dirige l’opposition à India Gandhi] a lancé un mouvement de masse. Narayan a déclaré que la jeunesse indienne serait le catalyseur d’une «Révolution totale» contre la corruption, les antagonismes de classe, de caste et de communauté. Cette agitation s’est répandue dans les zones urbaines du nord de l’Inde. Il s’agissait du premier mouvement de masse anti-Congrès de ce type depuis l’indépendance de l’Inde, rassemblant la plupart des partis d’opposition.

Cette agitation et la grève des chemins de fer ont joué un rôle important dans la motivation de la dirigeante du Congrès et Premier ministre Indira Gandhi à déclarer l’état d’urgence, en juin 1975, suspendant ainsi les libertés fondamentales. La fin de «l’état d’urgence» et la défaite du Congrès, lors des élections de 1977 qui ont suivi, n’ont pas entraîné une recrudescence du militantisme de la classe ouvrière, bien que des mouvements sociaux de différents types aient vu le jour.

Ces mouvements comprenaient un mouvement autonome des femmes, déclenché suite au viol collectif par des policiers, lors d’une garde à vue, d’une jeune fille d’une tribu, à Mathura [Uttar Pradesh]. Il a finalement conduit à la formation en 1979 du Forum contre le viol – rebaptisé Forum contre l’oppression des femmes – puis à l’inauguration en 1980 d’un réseau pan-indien d’organisations féminines autonomes.

Des groupes de défense des libertés civiles sont apparus dans différentes provinces pour défendre les droits de l’homme contre les violations commises par l’Etat ou d’autres acteurs. Ces organisations ont cherché à construire des réseaux nationaux dans un nouveau contexte. Les tribunaux, à tous les niveaux de l’Etat indien, cherchaient désormais à expier leur attitude passive pendant l’état d’urgence d’Indira Gandhi en acceptant d’examiner des litiges d’intérêt public de toutes sortes.

La mobilisation des agriculteurs: comparatif de ses forces et faiblesses

Pour en revenir à la lutte des agriculteurs d’aujourd’hui, les effectifs ont atteint à différents moments cinq cent mille personnes ou plus, car il y a des mobilisations à grande échelle entre les sites d’occupation et les villages, tous les quelques jours. La période de blocage soutenu aux frontières dure maintenant depuis plus de quatre mois. Si l’on compare avec la grève du textile des années 1980, plusieurs différences significatives apparaissent.

La mobilisation des agriculteurs est dirigée directement contre le gouvernement central de Narendra Modi – sans passer par les administrations des États – et indirectement contre les firmes des différents secteurs de l’agro. Le gouvernement central étant le principal opposant, elle a eu un impact beaucoup plus important à l’échelle nationale, s’attirant une large sympathie dans tout le pays. Après tout, près de la moitié de la population indienne est soit directement engagée dans l’agriculture et les secteurs connexes, soit dans la fourniture de biens et de services qui dépendent largement des revenus des agriculteurs.

La sympathie interprofessionnelle est beaucoup plus grande que pour la grève des travailleurs du textile, car les agriculteurs en grève ont des liens sociaux avec les forces armées, la police et les bureaucraties gouvernementales de bas niveau, sans oublier les travailleurs et travailleuses de toutes sortes des villes, en allant des «indépendants» aux employé·e·s de maison. Contrairement à l’expérience des travailleurs du textile, cette mobilisation a eu pour effet de mettre le gouvernement central quelque peu sur la défensive.

La composition sociale différente du mouvement agricole est également frappante. L’action n’est pas menée par ceux qui sont séparés des moyens de production ou ceux que nous pouvons appeler des membres de la classe ouvrière classique, comme c’était le cas en 1982-3. Elle est plutôt menée par l’équivalent paysan de ce qu’on appelle parfois la petite bourgeoisie. Cela ne signifie pas que la lutte n’est pas progressiste – elle l’est certainement.

Dans les années 1970 et 1980, et même dans les années 1990, les riches agriculteurs indiens ont dirigé les mouvements paysans et ont constitué une force importante derrière certains partis politiques régionaux. Cependant, avec la crise agraire croissante, trois évolutions semblent s’être produites.

Premièrement, le pouvoir des partis régionaux a été érodé. Deuxièmement, la capacité de mobilisation et le leadership de ces couches plus aisées ont, dans une large mesure, cédé la place à ceux des petits et moyens agriculteurs organisés en syndicats souvent dirigés par des forces de gauche, notamment au Pendjab. Troisièmement, l’augmentation de la migration et de la précarité du travail parmi les sections inférieures et affaiblies de la paysannerie a rendu les agriculteurs très conscients des dangers du pouvoir des firmes de l’agro et de la perte des marchés publics et du prix de soutien minimum.

Les chances de succès de ce mouvement sont certainement plus élevées qu’elles ne l’étaient pour les travailleurs du textile, même si la victoire est loin d’être certaine. Une différence majeure est que de nombreux travailleurs du textile ont dû retourner dans leurs villages dans leurs Etats d’origine pour survivre, laissant une part considérablement plus faible pour chercher un soutien financier et une solidarité par le biais de manifestations, de grèves éclair, etc. auprès des travailleurs d’autres secteurs industriels et des services à Bombay et dans le Maharashtra. Dans la lutte actuelle des agriculteurs, les lignes de communication, le réapprovisionnement en matériel et le renforcement numérique qui s’établit entre les secteurs sociaux qui restent dans les zones agricoles et les sites d’occupation sont beaucoup plus proches et plus forts.

Peut-il, par conséquent, réussir seul? Même une réussite ne signifiera pas que l’hégémonie de l’aile droite de l’Hindutva (nationaliste hindou) aura été sérieusement ébranlée. Elle ne modifiera pas non plus suffisamment les rapports de forces généraux entre le Capital et le Travail. Pour cela, nous avons besoin d’une lutte collective beaucoup plus longue et plus large et de l’émergence d’une alternative politique nationale.

Certes, s’il réussit, le mouvement des agriculteurs arrêtera pour un temps considérable les avancées néolibérales des firmes de l’agro dans l’agriculture indienne. Une défaite, en revanche, accélérera cette poussée et consolidera davantage les liens entre le BJP et le capital.

La clé n’est pas seulement la poursuite de l’occupation, ou l’organisation de manifestations périodiques, de marches et d’événements de solidarité, mais une action de grève massive. Cette forme d’action s’attaquerait directement à l’autorité du gouvernement et toucherait les grandes entreprises qui le soutiennent là où cela fait le plus mal, c’est-à-dire à leurs portefeuilles.

Les fédérations syndicales centrales – à l’exception, bien sûr, de la Bharatiya Mazdoor Sangh, contrôlée par le BJP – ont apporté leur soutien à la lutte des agriculteurs et mené des actions de solidarité. Mais ces fédérations sont contrôlées par leurs «maîtres» politiques respectifs, ce qui rend plus difficile de forger une unité de base parmi les travailleurs et travailleuses. En effet, la façon dont plus de quarante syndicats agricoles et autres organismes ont réussi à travailler ensemble devrait être une leçon pour les fédérations syndicales. (Publié sur le site de Frontier, An Independent Weekly, mai 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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L’Inde compte désormais plus d’ouvriers agricoles que d’agriculteurs. Depuis 2017, les mobilisations des agriculteurs ne font que croître

Par la rédaction de Down to Earth

Depuis 2017, les protestations des agriculteurs en Inde ont été multipliées par cinq. De 34 protestations majeures à travers 15 Etats en 2017, le nombre est maintenant passé à 165 protestations à travers 22 Etats et territoires de l’Union, selon le groupe de réflexion Centre for Science and Environment (CSE), basé à New Delhi.

Chaque jour, plus de 28 ouvriers agricoles et cultivateurs se suicident dans le pays. En 2019, il y a eu 5 957 suicides d’agriculteurs, ainsi que 4 324 ouvriers agricoles supplémentaires qui sont morts par suicide. Aujourd’hui, l’Inde compte plus d’ouvriers agricoles que d’agriculteurs dans 52 % des districts du pays. La population des ouvriers agricoles a dépassé celle des agriculteurs et des exploitants. Le Bihar, le Kerala et Puducherry comptent plus d’ouvriers agricoles que d’agriculteurs dans tous leurs districts.

Ces statistiques, publiées par le CSE à l’occasion de la Journée mondiale de l’environnement, montrent une chose: l’Inde est assise sur une énorme bombe à retardement de crise et d’inquiétude agraires, et la montre tourne.

La publication, intitulée State of India’s Environment in Figures 2021, est un recueil annuel de données et de statistiques sur les questions clés de l’environnement et du développement.

Sunita Narain, directrice générale du CSE, a déclaré: «Les chiffres ont un effet dramatique, surtout lorsqu’ils vous donnent une tendance, à savoir si les choses s’améliorent ou se dégradent. C’est encore plus puissant lorsque vous pouvez utiliser la tendance pour comprendre la crise, le défi et l’opportunité.»

«C’est d’autant plus évident quand on voit l’état des registres fonciers et leur entretien dans le pays», a déclaré Richard Mahapatra, rédacteur en chef de Down To Earth. «Notre analyse montre que dans 14 Etats indiens on a assisté à une détérioration de la qualité de leurs registres fonciers.»

Selon Sunita Narain: «A une époque où la qualité des données dont nous disposons est généralement médiocre – elles sont soit manquantes, soit indisponibles publiquement, soit de qualité douteuse – une collection comme celle-ci peut être immensément utile, en particulier pour les journalistes. L’amélioration de la qualité des données n’est possible que si nous les utilisons à des fins politiques».

Elle a cité le cas de la pandémie de Covid-19: «Considérez simplement combien nous avons souffert au cours de l’année écoulée parce que nous ne disposions pas de données suffisantes ou précises sur les tests, ou le nombre de décès, ou les enquêtes sérologiques, ou le séquençage génomique des variants. Dans chaque cas, les données auraient été (et sont) essentielles à l’élaboration des politiques.» Elle ajoute que la collecte de données est importante. Mais il est tout aussi important que des ensembles entiers de données soient partagés et travaillés afin qu’ils puissent être critiqués et, grâce à ce processus, utilisés et améliorés, a-t-elle ajouté. (Article publié sur le site du bimensuel DownToEarth en date du 8 juin 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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